Carl Rogers, psychologue américain (1902-1987)

Oublier son expertise pour mieux servir le client

Dossier : Les métiers du conseilMagazine N°729 Novembre 2017
Par Laurent QUIVOGNE (X84)

Une entre­prise fait appel à un consul­tant pour une res­source qui manque, soit en quan­ti­té – un impor­tant pro­jet ponc­tuel – soit en qua­li­té – une pro­blé­ma­tique poin­tue en dehors du champ de com­pé­tence de l’organisation. Mais plus que d’une exper­tise, le client a besoin de trou­ver en lui-même les solu­tions dont il a besoin, ce qui demande au consul­tant d’oser sin­gu­la­ri­ser son conseil.

Le bouffon du roi
Nous ne sommes pas loin de per­son­nages de l’histoire, comme le conseiller d’un roi, ou son bouf­fon. © ARCHIVIST / FOTOLIA.COM

Le client a plus besoin d’être confor­té dans les déci­sions qu’il sou­haite prendre que de rece­voir une offre de ser­vice nou­velle à la laquelle il res­te­ra étran­ger. Il faut donc une approche cen­trée sur la per­sonne et le consul­tant n’est pas loin de jouer le rôle du fou du roi.

Diri­geant et consul­tant peuvent avoir du mal à être sur la même lon­gueur d’onde.

Le consul­tant part de ce qu’il sait (ou croit savoir), quand le diri­geant part de la déci­sion à prendre, comme dans un laby­rinthe où le pre­mier par­ti­rait du départ et le second de l’arrivée. Entre les deux se trouve le laby­rinthe, c’est-à-dire toute la com­plexi­té du monde.

“ Pour rejoindre le dirigeant, le consultant doit renoncer à tout ce qui fait sa légitimité ”

Par­fois l’écart peut être com­blé par un che­mi­ne­ment intel­lec­tuel et l’expertise peut alors éclai­rer de façon cer­taine la déci­sion. Mais ce n’est pas là une vraie déci­sion de diri­geant qui, par nature, tranche dans le vif de l’incertitude.

Pour­tant, il y a bien sou­vent un besoin et par­fois même une demande de la part du client, vis-à-vis du consul­tant avec qui il a noué une rela­tion de confiance sur la base des mis­sions réus­sies. Charge à ce der­nier de répondre à cette demande, mais sur un mode radi­ca­le­ment dif­fé­rent de celui qu’il a cou­tume d’adopter.

REPÈRES

Le consultant est la personne qui sait ou qui sait faire, c’est-à-dire qui possède une expertise, qui sait comment agir en fonction des circonstances avec une dose limitée d’incertitude.
À l’opposé, le dirigeant est constamment confronté à de l’incertitude, doit prendre des décisions dans un contexte très incertain, certains allant jusqu’à affirmer qu’une décision certaine n’est pas du ressort du dirigeant.

TOUT CE QUE JE SAIS C’EST QUE JE NE SAIS RIEN

Pour rejoindre le diri­geant, le consul­tant doit renon­cer à son exper­tise, peu ou prou à tout ce qui fait sa légi­ti­mi­té. S’il ne le fait pas, il y a le risque, sou­vent dénon­cé, qu’il soit un empê­cheur de faire, celui pour qui tout est impossible.

En effet, ne dis­po­sant pas assez d’éléments pour conclure de façon cer­taine – situa­tion typique d’une déci­sion de diri­geant – le consul­tant ne peut que déli­mi­ter une solu­tion pos­sible en disant les contraintes de son métier ; voire, s’il est de nature pru­dente – et en géné­ral, tout expert l’est, pour ne pas se mettre lui-même en défaut – il peut, de façon conser­va­trice, être davan­tage néga­tif que ce que la situa­tion n’impose.

Oubliée donc l’expertise qui ne ser­vi­ra pas ou pas direc­te­ment. Mais alors, si je ne sais rien, si je dois renon­cer aux béné­fices de mon expé­rience, si je ne peux plus m’appuyer sur mes connais­sances, que puis-je apporter ?

SE FOCALISER SUR LE CLIENT

La for­ma­tion d’ingénieur, dis­pen­sée dans des écoles telles que l’École poly­tech­nique, nous donne des qua­li­tés dans la réso­lu­tion de pro­blèmes. Ce qui peut nous conduire à voir la vie pro­fes­sion­nelle comme une col­lec­tion de pro­blèmes à résoudre. Ou bien, à nous foca­li­ser sur les pro­blèmes visibles.

Or, ce par­ti pris peut se révé­ler inopé­rant parce qu’un pro­blème inso­luble du fait de l’insuffisance d’information est… inso­luble et toute intel­li­gence, si brillante soit-elle, ne peut que tour­ner en boucle en pure perte.

Il existe d’autres façons d’opérer, en se foca­li­sant, non sur le ou les pro­blèmes, mais sur le client, au choix l’organisation ou le diri­geant, avec la ferme confiance qu’il ou elle va trou­ver le moyen de s’ajuster de façon per­ti­nente à la situation.

En psy­cho­lo­gie, cette approche cen­trée sur la per­sonne a été théo­ri­sée et prô­née par Carl Rogers, psy­cho­logue amé­ri­cain (1902−1987).

L’APPROCHE CENTRÉE SUR LA PERSONNE

Le pro­pos est ici de consi­dé­rer que, bien qu’émanant du champ de la psy­cho­lo­gie, cette approche peut être envi­sa­gée dans d’autres types d’accompagnement. D’ailleurs, elle a été mise en pra­tique, par exemple, dans les domaines de l’éducation, de la média­tion ou de la santé.

L’essence de cette approche, selon les mots mêmes de son concep­teur, ne consiste pas tant en une façon d’agir qu’en une manière d’être. Le pra­ti­cien porte son atten­tion sur la rela­tion et apporte son sou­tien à son client pour que ce der­nier résolve lui-même ses difficultés.

Il ne pré­tend pas déte­nir pour lui une quel­conque solu­tion, ni même une quel­conque métho­do­lo­gie mais oeuvre avec la confiance que le client va trou­ver le che­min adéquat.

C’est en soi une expé­rience sou­vent nou­velle que d’avoir un inter­lo­cu­teur qui mani­feste une confiance pleine et entière dans vos propres capa­ci­tés. L’écoute, l’empathie et une pré­sence sont ici les clés de la réus­site. Empa­thie, tou­te­fois, ne signi­fie pas com­plai­sance mais plu­tôt authenticité.

S’EXPOSER À DÉPLAIRE À SON CLIENT

L’authenticité sup­pose, pour le pra­ti­cien, d’être prêt à ris­quer la mis­sion à tout moment.

Discussion avec empathie non pas complaisance mais plutôt authenticité
Empa­thie ne signi­fie pas com­plai­sance mais plu­tôt authenticité.
© GOODLUZ / FOTOLIA.COM

L’image du miroir s’impose sou­vent pour décrire cette façon d’être : ne pas cacher à celui qui se mire ses sin­gu­la­ri­tés dont il n’est pas fier, sans cher­cher pour­tant à les sou­li­gner inuti­le­ment. Authen­ti­ci­té n’est pas vio­lence et abus de la situa­tion. C’est tout de même s’exposer à déplaire à son client et accep­ter par avance que celui-ci vous congédie.

Le fait même de prendre ce risque est source de liber­té, à la fois pour le consul­tant et pour le client. Cha­cun avec des moyens dif­fé­rents, et sans jamais pré­tendre savoir à la place de leur sou­ve­rain, est face au monarque une voix écou­tée parce qu’égale.

De même, il joue constam­ment sur le fil du rasoir, ris­quant à chaque ins­tant de déplaire et de dépas­ser les limites de l’acceptable par le per­son­nage de pou­voir, for­cé­ment sus­cep­tible et sou­cieux de son autorité.

Ain­si en va-t-il du consul­tant sans exper­tise qui se place en situa­tion de pari­té avec son client, ce der­nier fût-il diri­geant de grande enver­gure, et qui ne peut jouer son rôle qu’en ris­quant à chaque ins­tant de le perdre.

OUBLIER SON EXPERTISE

Cette pos­ture est plus natu­relle dans cer­taines mis­sions ou spé­cia­li­tés, telles que le coa­ching ou le conseil de direc­tion. Elle peut néan­moins concer­ner tout consul­tant, y com­pris les plus experts, parce que toute mis­sion sup­pose une rela­tion de confiance et que cette confiance appelle un dia­logue par­fois d’une autre nature que pure­ment technique.

“Prendre le risque de déplaire est source de liberté”

Dès lors, à moins d’accepter de déce­voir, faut-il faire face à des inter­ro­ga­tions aux­quelles notre savoir-faire et notre expé­rience ne nous per­mettent pas de répondre.

Mais il est une autre rai­son encore pour laquelle tout consul­tant, et même tout pres­ta­taire, doit envi­sa­ger d’oublier par­fois son exper­tise. Un impor­tant don­neur d’ordre dans le domaine du conseil me confiait récem­ment : « Les consul­tants disent tous la même chose et se pré­valent de com­pé­tences pas très dif­fé­rentes de celles des per­sonnes qu’ils ren­contrent chez nous. Ce qui m’intéresse, c’est qu’ils aient autre chose à dire. »

Votre exper­tise, si pous­sée soit-elle, ne vous dis­tingue pas de vos concur­rents, ni par­fois même de vos clients. C’est bien en l’oubliant un ins­tant et en vous appuyant sur qui vous êtes vrai­ment – ce qui ne peut se vendre ou s’expliquer, mais seule­ment se don­ner à voir dans la rela­tion – que vous pour­rez réel­le­ment mettre en lumière votre sin­gu­la­ri­té et don­ner à vos inter­lo­cu­teurs des rai­sons de faire appel à vous.

A‑T-ON BESOIN D’UN CONSULTANT ?

Livre Propos de Barenton, confiseur de DetoeufEnfant, j’entendais souvent cette paraphrase du célèbre propos de Barenton dans le livre d’Auguste Detoeuf, « un dirigeant a trois manières de couler sa boîte : le jeu, les femmes et… embaucher un polytechnicien. Les deux premières sont plus agréables, mais la dernière est plus sûre. » Cela ne m’a pas empêché de faire l’X et ma famille d’en être fière.
Plus tard, j’ai entendu qu’un consultant est « quelqu’un qui prend ta montre pour te donner l’heure ». Cette remarque n’est pas dépourvue de réalité, mais elle ne m’a pas non plus empêché de devenir consultant.
Il y a bien entendu toutes sortes de consultants : experts d’un domaine, conseillers en stratégie ou de direction, coaches, etc. Pléthore de profils pour une réalité commune : ils ont des ressources qui n’appartiennent pas à l’entreprise. Il semble donc a priori logique, par conséquent, que l’entreprise ne fasse appel à eux que lorsqu’elle ne peut pas faire autrement. Parce qu’elle rencontre un surcroît d’activité dans un chantier particulier et qu’elle a besoin de têtes supplémentaires ; parce qu’elle fait face à une problématique inédite qui requiert une expertise ou des compétences qu’elle n’a pas ; ou encore parce qu’elle rencontre un problème plus ou moins grave qu’elle ne sait pas résoudre seule.
De ce fait, le consultant ressemble à un médecin qu’on va voir, plutôt à contrecœur, quand quelque chose ne va pas. Ne dit-on pas « consulter » un médecin ? Un consultant donc, pour pallier une faiblesse, voire une maladie. « La santé, c’est la vie dans le silence des organes », disait le docteur Leriche en 1936. La santé des entreprises, c’est la vie dans le silence des organisations, pourrait-on transposer.
Qui dit silence, dit entre-soi et non palabres avec des étrangers à qui il faut tout expliquer, tout raconter, à qui il faut se dévoiler – et donner sa montre – pour qu’ils finissent par nous dire ce que nous savions déjà, du moins la plupart du temps.

Un million de dollars pour un coup de marteau

À moins que ça ne soit pas le médicament que, finalement, nous allions chercher chez lui. Ce qu’illustre une anecdote connue, celle de l’homme qui réclame un million de dollars pour réparer un grand paquebot dont les moteurs refusaient de démarrer. À court de solution et pressé par le temps, l’armateur accepte. L’homme donne alors un simple coup de marteau et le paquebot démarre. « Quoi ! s’exclame l’armateur, un million pour un simple coup de marteau ! Non, dit l’homme, un dollar pour le coup de marteau, 999 999 pour savoir à quel endroit il fallait le donner. »
Pauvre armateur, et pauvres de nous qui croyons qu’il ne faut s’occuper de nos organes ou de nos organisations que lorsqu’ils sont malades. Alors que ce que le médecin – ou un consultant digne de ce nom – peut nous apporter, ce ne sont pas des remèdes, c’est un regard extérieur ; qu’il soit celui d’un expert en santé, d’un expert en moteurs de paquebots ou celui d’un enfant qui s’exclame : « Le roi est nu ! » « Consulter », c’est d’abord accepter de trouver des appuis extérieurs, accepter de se soumettre au risque de la confrontation, le meilleur moyen de progresser et de prévenir maladies et pathologies.
Même si cela nécessite de se mettre à nu, comme le dit la fin de l’histoire : « Et une fois qu’il a pris votre montre, le consultant ne vous la rend que contre votre chemise ! »

Illus­tra­tion en cou­ver­ture : Carl Rogers, psy­cho­logue amé­ri­cain (1902−1987), théo­ri­cien de l’approche cen­trée sur la personne.

3 Commentaires

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Alex­Moatrépondre
19 novembre 2017 à 22 h 24 min

Baren­ton confi­ture
à pro­pos de votre enca­dré : n’êtes-vous pas fati­gué de citer Baren­ton alias Detoeuf ? Ce livre d’a­pho­rismes (c’est tou­jours les mêmes qui sont cités) a‑t-il encore quelque chose à nous apporter ?

A.Moat (X78)

19860081répondre
30 novembre 2017 à 12 h 44 min
– En réponse à: AlexMoat

Citer Baren­ton

Mon Cher Cama­rade A.Moat,

Per­mets moi de « voler au secours » de Laurent – qui n’en a d’ailleurs aucu­ne­ment besoin – en inter­ve­nant : il me semble au contraire que Detoeuf, per­son­nage atta­chant et vision­naire, a écrit avec Baren­ton un des meilleurs livres de mana­ge­ment qui fût. C’est dans ce cadre que j’en avais fait une pré­sen­ta­tion syn­thé­tique . Certes, le bou­quin est un peu « brouillon ». Certes, il y a un peu de déchet. Mais je per­siste à pen­ser que chaque diri­geant d’en­tre­prise devrait l’a­voir lu et relu. 

Amitiés

Laurent Qui­vognerépondre
18 décembre 2017 à 17 h 35 min

Baren­ton toujours…

Cher Cama­rade A. Moat Pour déchar­ger les épaules de notre cama­rade Serge du devoir de me sau­ver, j’a­jou­te­rai qu’il eut fal­lu s’a­dres­ser à ma famille qui citait Detoeuf, laquelle par­tie de la famille est main­te­nant à l’a­bri de tout commentaire. 

Je ne fais que rap­por­ter un sou­ve­nir d’en­fance. Je m’é­tonne donc que tu relèves cette cita­tion indi­recte sur laquelle je ne m’ap­puie aucu­ne­ment mais que je trou­vais sim­ple­ment plaisante. 

Cette « plai­san­te­rie » n’est mani­fes­te­ment pas de ton goût, je le regrette. Amicalement

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