Piston Malhe

Micro vs macrostratégies

Dossier : Les métiers du conseilMagazine N°729 Novembre 2017
Par Jean ESTIN

Il s’ag­it plutôt de straté­gies com­plé­men­taires. Les pre­mières, à court terme, per­me­t­tent de con­cen­tr­er son activ­ité et d’as­sur­er la rentabil­ité. Les sec­on­des, à long terme, per­me­t­tent d’élargir son ter­rain de jeu et de per­me­t­tre des crois­sances à deux chiffres. 

Les « micros­traté­gies » visent à établir des posi­tions fortes et généra­tri­ces de cash flows récur­rents : focal­i­sa­tion de ressources sur des seg­ments bien défi­nis ; gains de parts de marché et mise en œuvre des effets d’échelle ; crois­sance relu­tive grâce au développe­ment des avan­tages con­cur­ren­tiels ; con­cen­tra­tion du marché et étab­lisse­ment d’un clair lead­er­ship dans les seg­ments sélectionnés. 

Elles per­me­t­tent ain­si de croître sans dilu­tion. Mais elles ont des lim­ites. Dans les marchés mûrs, il est dif­fi­cile de con­cen­tr­er les marchés à l’infini. Il faut donc trou­ver régulière­ment des nou­velles sources de croissance. 

REPÈRES

Traditionnellement, la stratégie traite les métiers existants comme des activités bien définies. Cependant, il est illusoire – et dangereux pour la survie et l’indépendance de l’entreprise – de considérer que la segmentation de l’industrie ne changera pas. Les stratégies de leadership par métier ne sont donc pas suffisantes.

SEGMENTATION DYNAMIQUE

Par ailleurs, les seg­men­ta­tions qui sous-ten­dent les straté­gies ne sont pas éter­nelles. Elles changent rapi­de­ment sous l’effet des évo­lu­tions de la demande, des tech­nolo­gies, ou des mod­èles d’activité.

Elles dis­parais­sent aus­si sous l’effet des straté­gies des con­cur­rents qui, pour croître, sor­tent de leurs seg­ments tra­di­tion­nels et con­soli­dent hor­i­zon­tale­ment ou ver­ti­cale­ment des activ­ités jusque-là dis­tinctes et ce faisant les transforment. 

Ain­si, des métiers jusque-là nationaux s’internationalisent (biens de grande con­som­ma­tion, ingré­di­ents ali­men­taires…), les pro­duc­teurs s’intègrent en dis­tri­b­u­tion ou récipro­que­ment (mode, luxe…), les gammes de pro­duits ou de ser­vices offerts s’étendent en nature ou en niveaux de gammes ( com­posants fer­rovi­aires, équipements indus­triels…), des pans entiers d’une chaîne de valeur dis­parais­sent sous l’effet de nou­velles tech­nolo­gies (musique, édi­tion, TV online…), et des métiers jusque-là dis­tincts fusion­nent en trans­for­mant entière­ment des indus­tries (smart­phones, optique…). 

À quoi cela sert-il d’établir des posi­tions fortes dans cer­tains seg­ments si les déf­i­ni­tions de ceux-ci changent rapi­de­ment au cours du temps et si le périmètre d’activité dans lequel on se bat est mul­ti­plié par dix en cinq ans ? 


Mahle, his­torique­ment spé­cial­isé dans les pis­tons, a élar­gi ses activ­ités à des sys­tèmes com­plets. © ERIKSVOBODA / FOTOLIA.COM

CHANGEMENT DE SEGMENTATION DANS L’INDUSTRIE AUTOMOBILE

Dans l’industrie automobile, les leaders spécialisés dans les composants vendant directement aux constructeurs ont été progressivement relégués à un rang 2 ou ont disparu au profit des intégrateurs de modules. En rachetant ces concurrents spécialisés et en ajoutant de la valeur, ceux-ci ont changé la segmentation de l’industrie.
Par exemple, l’équipementier allemand Mahle, qui était historiquement spécialisé dans les pistons pour moteurs, a progressivement élargi son champ d’activité à des systèmes complets par acquisition d’autres fabricants de composants spécialisés : systèmes de motorisation, systèmes de filtration et gestion thermique. Il a ainsi crû à plus de 10 % par an en augmentant son chiffre d’affaires de 4,3 milliards en 2006 à 12,7 milliards d’euros en 2016.

VALEUR VS COMPÉTITIVITÉ

Les « macros­traté­gies » pren­nent le relais des « micros­traté­gies » clas­siques avec une per­spec­tive à plus long terme et sous deux angles dif­férents. En pre­mier lieu, elles s’appuient sur une antic­i­pa­tion de ce que peu­vent devenir la seg­men­ta­tion et la struc­ture con­cur­ren­tielle de l’industrie dans cinq à dix ans ; et de com­ment peut évoluer le ter­rain de jeu pertinent. 

Elles cherchent à opti­miser la valeur – et donc la crois­sance – et pas seule­ment la com­péti­tiv­ité ; parce que dans un envi­ron­nement qui évolue rapi­de­ment, la valeur est une arme stratégique aus­si puis­sante que la com­péti­tiv­ité pour sur­vivre et pour con­cen­tr­er l’industrie.

Une bierre Stella Artois
Le pro­prié­taire de Stel­la Artois, autre­fois petit acteur local, est devenu un des géants mon­di­aux du secteur.
© SIMON BOOTH / SHUTTERSTOCK.COM

Dans nom­bre de métiers, le ter­rain de jeu per­ti­nent peut être en effet mul­ti­plié par dix en cinq ans alors même que la crois­sance du marché dans l’ensemble des activ­ités ne dépasse pas 3 % par an. Les enjeux de crois­sance, d’investissements et d’acquisitions changent de nature. 

Dans ce cas, les entre­pris­es qui finis­sent par con­cen­tr­er tout un secteur ne sont pas néces­saire­ment les pre­mières en taille de chiffre d’affaires, ni celles qui ont des posi­tions com­péti­tives dans quelques seg­ments de ce secteur. Ce sont celles qui crois­sent le plus rapi­de­ment et qui dévelop­pent les plus fortes capitalisations. 

En 2002, Mit­tal avait un chiffre d’affaires et un EBITDA1 cinq fois plus faibles que ceux d’Arcelor mais il crois­sait à 30 % par an. En 2006, son chiffre d’affaires et son EBITDA étaient encore 60 % plus faibles que ceux du leader européen de l’acier. Mais son mul­ti­ple de val­ori­sa­tion était 3 fois plus élevé et sa valeur 1,9 fois plus élevée que celle d’Arcelor compte tenu de sa crois­sance, ce qui lui a per­mis d’acquérir celui-ci. 

De la même manière, le brasseur belge Inter­brew a con­cen­tré le marché de la bière au cours des vingt dernières années en rat­tra­pant et en rachetant ses grands concurrents. 

En 1995, c’était encore un petit acteur local, prin­ci­pale­ment posi­tion­né sur le marché européen avec deux mar­ques majeures, Stel­la Artois et Jupil­er (Pied­boeuf).

Il était qua­tre fois plus petit que le leader mon­di­al Anheuser-Busch qui dom­i­nait le plus grand marché, l’Amérique du Nord. Pen­dant quinze ans, il a effec­tué régulière­ment des acqui­si­tions – de taille crois­sante – lui per­me­t­tant de croître à plus de 20 % par an, alors qu’Anheuser-Busch ne crois­sait qu’à 4 % par an compte tenu de la matu­rité du marché américain. 

En 2008, il rachète Anheuseur-Busch grâce aux moyens financiers que lui pro­cure sa valeur et con­tin­ue sa crois­sance par acqui­si­tions au même rythme. En 2016, il acquiert le numéro deux mon­di­al, SAB­Miller, qui avait crû à 30 % par an entre 2000 et 2007 en se dévelop­pant dans les pays émer­gents mais n’avait pas su pour­suiv­re cette crois­sance au-delà. 

Au final, le petit acteur belge (devenu AB InBev) a con­cen­tré à son prof­it le marché mon­di­al de la bière en menant une stratégie sys­té­ma­tique d’acquisitions, de développe­ment de syn­er­gies, et d’extension de son périmètre géo­graphique face aux grands lead­ers historiques. 

Rien ne pou­vait préjuger vingt ans plus tôt d’un tel résultat. 

TERRAIN DE JEU PERTINENT

Pour une entre­prise, la redéf­i­ni­tion régulière de son ter­rain de jeu per­ti­nent pour les cinq à dix ans qui vien­nent – en ampleur et en struc­ture – est critique. 

Trop petit et elle l’aura trop vite sat­uré sans oppor­tu­nités de crois­sance suff­isantes. Elle aura égale­ment lais­sé de côté des pans d’activité, des géo­gra­phies, et des cibles d’acquisitions cri­tiques pour une con­sol­i­da­tion à long terme de l’industrie.

Trop grand, et ses investisse­ments risquent d’être dilu­tifs (pas de posi­tions con­cur­ren­tielles suff­isantes, et/ou pas de syn­er­gies avec les posi­tions existantes). 

Jusqu’où faut-il redéfinir les lim­ites de son ter­rain de jeu pour con­tin­uer à croître tout en évi­tant la dilu­tion des ressources ? Trois per­spec­tives sont nécessaires. 

La pre­mière est de cadr­er les ambi­tions en déter­mi­nant la crois­sance finan­cière­ment souten­able par l’entreprise à moyen terme et de s’assurer que celle-ci ne se dégrade pas au cours du temps. 

La deux­ième est de déter­min­er les domaines con­nex­es aux métiers actuels où l’entreprise peut réalis­er des syn­er­gies de revenus et de coûts et établir des posi­tions de leadership. 

La troisième est de pren­dre en compte non pas seule­ment les évo­lu­tions des parts de marché des con­cur­rents par seg­ments, mais leur crois­sance d’ensemble et leur dynamique de créa­tion de valeur. Celui qui va le plus vite (tout en restant rentable) développe les moyens de racheter ses concurrents. 

Les serrures Assa Abloy
Assa Abloy, à l’origine posi­tion­né sur les ser­rures mécaniques en Europe, est présent partout dans le monde sur tous les marchés de la fermeture.

EXTENSION DU PÉRIMÈTRE DE JEU DANS LES SOLUTIONS D’OUVERTURE

Assa Abloy, le leader mondial en solutions d’ouverture, a continuellement redéfini son terrain de jeu entre 2000 et 2016, qui est passé de 7 milliards à 50 milliards d’euros sur la période (en valeurs 2016).
À l’origine positionné sur les serrures mécaniques en Europe, il a élargi son périmètre géographique en Amérique du Nord, en Amérique latine et en Asie émergente.
Il s’est également développé sur des nouveaux métiers des fermetures et au-delà : serrures mécaniques, serrures électromécaniques, identification électronique, portes coulissantes, solutions de sécurité… Il a ainsi multiplié son chiffre d’affaires par plus de 5,5 fois (de 1,4 milliard à près de 8 milliards d’euros) et son EBITDA par plus de 7 fois entre 2000 et 2016.

CROISSANCE SOUTENABLE

Dans des métiers évo­lu­tifs où les ter­rains de jeu changent, une entre­prise devrait tou­jours essay­er de croître au niveau max­i­mum per­mis par son taux de crois­sance souten­able (cf. encadré). Si elle ne le fait pas, elle sous-opti­mise sa valeur et devient vul­nérable dans le cadre d’une con­cen­tra­tion de son secteur. 

Si le taux de crois­sance finan­cière­ment souten­able per­met tout juste de con­solid­er les posi­tions dans les métiers exis­tants, il n’y a pas de développe­ment voire de diver­si­fi­ca­tion attrac­t­ifs au-delà de ces métiers. 

Si le taux de crois­sance souten­able per­met de dévelop­per des posi­tions com­péti­tives bien au-delà des métiers actuels, organique­ment ou par acqui­si­tions, il faut inve­stir, en iden­ti­fi­ant les activ­ités les plus proches ou les plus attrac­tives par rap­port aux métiers actuels. 

L’importance et la vitesse de mise en œuvre des syn­er­gies (de coûts ou de revenus) sont cri­tiques. Ce sont elles qui com­pensent ou non les primes d’acquisition payées et per­me­t­tent de main­tenir les rentabil­ités et donc le taux de crois­sance soutenable. 

AMPLEUR ET VITESSE

Le pas­sage de « micros­traté­gies » à des « macros­traté­gies » ne se fait pas dans la continuité. 

UNE CROISSANCE SOUTENABLE PROPRE À CHAQUE ENTREPRISE

La croissance soutenable est celle que l’entreprise peut soutenir financièrement à long terme compte tenu de sa rentabilité, d’un taux d’endettement maximisé (dans les limites du risque acceptable), du taux de distribution des dividendes exigé par les actionnaires et de la structure capitalistique acceptable. Elle est propre à chaque entreprise.
Par exemple, une entreprise, qui a en moyenne un ROCE (retour sur capitaux engagés) de 20 % avant impôt, un endettement aujourd’hui de 25 % des fonds propres, une distribution de dividendes de 20 % des résultats nets, peut croître à 16 % par an sans capitaux extérieurs.
Avec une augmentation raisonnable de son levier financier (par exemple, en portant sa dette à 80 % de ses capitaux propres), elle peut porter sa croissance à plus de 20 % par an.

Ces dernières néces­si­tent l’addition de trois taux de crois­sance pour l’entreprise avec les investisse­ments cor­re­spon­dants : celui des marchés sous-jacents ; celui addi­tion­nel pour éten­dre son ter­rain de jeu ; et celui néces­saire pour gag­n­er des parts de marché dans les métiers actuels et nouveaux. 

Cela explique que des entre­pris­es crois­sent à 15 % par an sur longue péri­ode dans des marchés sous-jacents qui crois­sent à 3 %, par exten­sion régulière de leur périmètre de jeu et par acqui­si­tions. Ces straté­gies sont dif­fi­cile­ment com­pat­i­bles avec une ges­tion clas­sique de l’entreprise.

Les macros­traté­gies s’inscrivent dans une vision dynamique de l’industrie. Chaque acqui­si­tion majeure réussie mod­i­fie la valeur de l’entreprise, son poten­tiel de crois­sance et son périmètre du jeu. Elles ont donc un effet « boule de neige ». 

L’ambition, la capac­ité à gér­er le mou­ve­ment et les change­ments réguliers, à inté­gr­er de nou­velles organ­i­sa­tions, équipes et com­pé­tences, et à aller vite tout en maîtrisant les risques et les résul­tats sont clé. 

À court et moyen terme, ce sont bien les plus com­péti­tifs qui con­cen­trent leur marché dans un seg­ment don­né. Mais à long terme, dans une indus­trie qui change de seg­men­ta­tion et de dimen­sion, ce sont les plus rapi­des et les plus ambitieux qui créent de la valeur et qui con­cen­trent finale­ment un secteur indus­triel entier, avec ses mul­ti­ples segments. 

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1. EBITDA : Earn­ings before Inter­est, Tax­es, Depre­ci­a­tion and Amortization. 

Schéma d'une entreprise ayant une croissance soutenable
La crois­sance souten­able d’une entre­prise tient compte de sa rentabil­ité, d’un taux d’endettement max­imisé, du taux de dis­tri­b­u­tion des div­i­den­des exigé par les action­naires et de la struc­ture cap­i­tal­is­tique accept­able. © CIFOTART / FOTOLIA.COM

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