Peur d'un démon

Réinventer sans cesse son capital intellectuel

Dossier : Les métiers du conseilMagazine N°729 Novembre 2017
Par Laurent CHOAIN

Dès 1953, McK­in­sey embaucha ses pre­miers diplômés sans expéri­ence préal­able. Il croy­ait plus dans le poten­tiel que dans la com­pé­tence. C’est le par­ti de la créa­tiv­ité qui a tri­om­phé. Le pro­fil type recher­ché est celui des super-per­for­mants angois­sés par la peur de l’échec. 

Créer de la valeur en recru­tant des tal­ents épous­tou­flants, puis dévelop­per, met­tre en œuvre et réimag­in­er en per­ma­nence un cap­i­tal intel­lectuel créatif. » 

Voilà com­ment, en 2005, le vib­ri­on­nant Tom Peters définis­sait les vraies PSF, les firmes de ser­vices pro­fes­sion­nels (l’audit, le con­seil…) qui, selon lui, devaient à l’avenir, dans un monde d’entreprises plus ouvertes et agiles, devenir les mod­èles ultimes d’organisation et de man­age­ment « libérés ». 

REPÈRES

Tom Peters, à ne pas confondre avec le Peter du fameux principe, est un auteur renommé en matière de management des entreprises, surtout au travers de son ouvrage fondateur : Le Prix de l’excellence (1983).
Richard Florida s’est quant à lui rendu célèbre en créant le concept de « classe créative » dans son best-seller The Rise of the Creative Class (2002).

AU COMMENCEMENT FUT LA CRÉATIVITÉ

Quelques années plus tôt, Richard Flori­da avait lui-même com­mencé à décrire une caté­gorie inédite, la classe créative. 

“ McKinsey croyait plus dans le potentiel que dans la compétence ”

Selon cet urban­iste décalé, les villes les plus avancées savent dévelop­per de la valeur en atti­rant dans des quartiers pop­u­laires une classe de créat­ifs pro­fes­sion­nels, des archi­tectes, des design­ers, des artistes, des auteurs, qui à leur tour attirent des pro­fes­sion­nels créat­ifs – par exem­ple des con­sul­tants – qui eux-mêmes attirent des com­merces, des restau­rants branchés, font mon­ter l’immobilier, créent une économie de ser­vices de haut niveau, bref « gen­tri­fient » ou « boboïsent » ces quartiers. 

Eh bien, les firmes de ser­vices pro­fes­sion­nels sont un con­cen­tré de classe créative. 

UN PARI STRATÉGIQUE DE MCKINSEY

S’il faut trou­ver deux raisons pour lesquelles le con­seil reste le meilleur moyen de com­mencer une car­rière, il suf­fit de relire Peters et Flori­da. Mais reprenons de manière structurée : 

LE PARI DE LA CRÉATIVITÉ

Dix ans plus tard, en 1963, McKinsey recrutait 80 % de brillants diplômés sans expérience dans un cénacle très sélectif d’institutions réputées.
La firme avait pris le contre-pied de toute une profession et ne serait en cela jamais rattrapée, bien que copiée par tous : McKinsey croyait plus dans le potentiel que dans la compétence.

com­ment en est-on venu à ce qu’une activ­ité à la valeur ajoutée assez décriée et pour le moins dis­cutable occupe le meilleur seg­ment d’emploi des jeunes diplômés depuis des décen­nies et offre des niveaux élevés de salaire, de sta­bil­ité d’emploi et d’employabilité supérieure, dans des jobs à charge essen­tielle­ment mentale ? 

Tout part d’un pari stratégique assez improb­a­ble. En 1953, sous l’œil répro­ba­teur de son patron mythique, non pas son fon­da­teur mais celui qui fit de « la firme » le parangon d’une pro­fes­sion jusqu’alors iné­gale­ment respec­tée, Mar­vin Bow­er, McK­in­sey embaucha ses deux pre­miers jeunes diplômés de Har­vard sans expéri­ence préalable. 

Donc, pre­mière rai­son pour laque­lle McK­in­sey, et plus générale­ment les firmes de ser­vices pro­fes­sion­nels, restent des employeurs de choix à l’heure des start-up et du numérique : ce sont des organ­i­sa­tions qui don­nent plus vite, sinon dès le pre­mier jour, leur chance aux poten­tiels, tout autant si ce n’est de manière plus sys­té­ma­tique encore que les start-up. 

À LA RECHERCHE DES « SUPER-PERFORMANTS ANGOISSÉS »

Deux­ième­ment, ce sont des organ­i­sa­tions qui accélèrent et per­fec­tion­nent le développe­ment per­son­nel. Mais là, il faut pren­dre le temps d’expliquer un phénomène complexe. 

POLY-TECHNIQUE

Prenez le nom même de Polytechnique : il reflète à lui seul cette idée de l’optionalité, la multiplicité des techniques utilisables, mais poussées à la perfection, l’omniscience, ou pas loin, la capacité à exercer dans différents champs, donc changer s’il le faut, et aussi bien sûr la capacité à diriger des champs complexes et larges.

Les meilleures sociétés de con­seil se bat­tent pour des pro­fils très par­ti­c­uliers : des per­son­nal­ités qui, intrin­sèque­ment, ont un désir élevé de statut et de réus­site sociale, dou­blé d’une peur bleue de l’échec, et surtout d’être « démasquées ». 

En anglais, des inse­cure over­achiev­ers, des super- per­for­mants angois­sés. Des meilleurs de la classe qui vont tra­vailler des heures car­rées, non parce qu’on les oblige, mais parce qu’ils sont mus par une force intérieure, un peu la même que celle qui nous fait nous met­tre à courir comme des dératés dans une ruelle som­bre avec le sen­ti­ment que quelqu’un nous pour­suit, un quelqu’un qui n’est que dans nos têtes. 

Pour ces super-per­for­mants angois­sés, les choses se com­pliquent à l’entrée dans la vie pro­fes­sion­nelle. Si vous les inter­ro­gez sur leur par­cours sco­laire, vous com­prenez très vite qu’ils ont été ani­més par un principe très fort, mais sou­vent tacite : garder le plus longtemps le plus d’options ouvertes. 

LA LUTTE CONTRE LES DÉMONS

Le monde du conseil permet de se confronter plus vite à des démons complexes, à se retrouver dans des situations inconfortables professionnellement et psychologiquement, mais aussi à les surmonter, à tester son capital intellectuel de manière plus vaste, plus irritante, avec beaucoup moins de certitudes, mais dans un environnement suffisamment varié pour permettre le test et l’erreur.

L’angoisse naît ain­si de deux principes con­tra­dic­toires : devoir choisir, mais aus­si rester face à une gamme large d’options et, tel l’âne de Buri­dan hési­tant entre sa faim et sa soif, mourir de ne savoir qu’assouvir d’abord.

La promesse des firmes de ser­vices pro­fes­sion­nels est ain­si dou­ble : vous allez con­tin­uer à appren­dre et ain­si, non seule­ment ne pas vous enfer­mer mais en out­re accroître votre gamme des pos­si­bles. Car fon­da­men­tale­ment, la preuve de la qual­ité d’employeur de ces sociétés de con­seil, c’est para­doxale­ment quand on les quitte qu’elle se démontre. 

Mais en main­tenant une option­al­ité forte, on joue sub­tile­ment sur le main­tien d’une angoisse, on crée le mon­stre virtuel qui court der­rière vous dans la ruelle sombre. 

SURMONTER SON INSÉCURITÉ

Alors en quoi jouer sur des déviances de per­son­nal­ités aide-t-il à accélér­er son développe­ment personnel ? 


Les inse­cure over­achiev­ers sont mus par une force intérieure, un peu la même que celle qui nous fait nous met­tre à courir dans une ruelle som­bre avec le sen­ti­ment que quelqu’un nous pour­suit, un quelqu’un qui n’est que dans nos têtes. © INNOVATED CAPTURES / FOTOLIA.COM

En ne cachant pas ces mécan­ismes et en apprenant à les sur­mon­ter, et c’est là que réside la véri­ta­ble supéri­or­ité des firmes de con­seil les plus évoluées sur leurs con­frères plus basiques et les autres types d’organisation.

Notre jeune super-per­for­mant reçoit bien plus de feed­back direct que dans les autres organ­i­sa­tions, avec une con­fronta­tion plus rapi­de aux pop­u­la­tions de dirigeants, de ce fait moins idol­âtrées, et dont les mécan­ismes de fonc­tion­nement décor­tiqués appa­rais­sent moins « magiques ». 

Et les très grandes sociétés de con­seil, ou du moins les plus for­ma­tri­ces, ont com­pris que le prob­lème n’est pas de ne pas recruter des inse­cure over­achiev­ers, mais au con­traire d’être capa­bles de les attir­er et ensuite les aider à tran­scen­der pro­gres­sive­ment cette car­ac­téris­tique, à la dompter. 

Et pour le coup, il y a peu d’organisations capa­bles de faire ça intel­ligem­ment, ce qui laisse beau­coup d’angoissés incon­scients et inca­pables de renou­vel­er, de réin­ven­ter et de réori­en­ter leur incroy­able cap­i­tal intellectuel.

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