Maurice Allais, mon maître

Dossier : Hommage à Maurice AllaisMagazine N°661 Janvier 2011
Par Claude RIVELINE (56)

L’en­seigne­ment de Mau­rice Allais, essen­tielle­ment théorique, a per­mis à ses élèves d’ex­plor­er des champs très divers et de lui trou­ver des appli­ca­tions très con­crètes. Ce tra­vail a été essen­tielle­ment mené par des ingénieurs et surtout des poly­tech­ni­ciens qui ont su utilis­er l’ap­pareil math­é­ma­tique que ce père spir­ituel leur a légué.

L’apologue de la mine et de la forêt

Vocation

J’ai assisté en octo­bre 1959 à mon pre­mier cours d’é­conomie à l’É­cole des mines de Paris, où j’avais été admis à ma sor­tie de l’X, et ce pre­mier con­tact avec le pro­fesseur Allais, sa présence flam­boy­ante, son élo­quence, son tal­ent de per­sua­sion et son intel­li­gence m’ont ébloui au point qu’à l’is­sue de cette ren­con­tre ma car­rière était décidée : je tra­vaillerai comme cet homme-là.

Un des enseigne­ments de Mau­rice Allais, que tous ses élèves ont retenu, mon­tre quel pou­vait être le charme de son verbe. Les habi­tants d’un vil­lage dis­po­saient de deux ressources pour se chauf­fer : une forêt, dont les arbres s’éch­e­lon­naient au flanc d’une mon­tagne voi­sine, et une mine souter­raine de char­bon, dont les travaux s’ap­pro­fondis­saient au rythme de l’ex­trac­tion. Se posait en per­ma­nence la ques­tion : jusqu’où faut-il mon­ter pour couper le bois, jusqu’où faut-il descen­dre pour extraire la houille ? La réponse est d’une par­faite rigueur sci­en­tifique, au mépris de ceux qui croient que toutes les ques­tions économiques procè­dent néces­saire­ment de con­sid­éra­tions poli­tiques et sociales.

En effet, il est facile de démon­tr­er que le max­i­mum de calo­ries pro­duites par la main-d’œu­vre disponible sera obtenu lorsque le coût d’une calo­rie fournie par le dernier arbre abat­tu est égal à celui de la calo­rie fournie par la dernière tonne de char­bon. Pour obtenir ce résul­tat, il faut et il suf­fit que le prix de ces deux com­bustibles reflète les coûts de la dernière calo­rie pro­duite et que les con­som­ma­teurs puis­sent choisir libre­ment. Dans ces con­di­tions, la forêt et la mine fer­ont des béné­fices, mais la ques­tion de savoir quoi faire de ces béné­fices et quels sec­ours doivent être dis­pen­sés aux néces­si­teux est com­plète­ment indépen­dante de celle de l’ef­fi­cac­ité max­i­male. Que le vil­lage soit une vil­la romaine, un monastère, un kolkhoze ou une bour­gade du Far-West, la loi de l’ef­fi­cac­ité max­i­male s’ap­plique de la même manière.

On imag­ine sans peine l’ef­fet qu’une démon­stra­tion aus­si per­cu­tante pou­vait pro­duire sur l’e­sprit d’un jeune X épris de rigueur et soucieux de servir l’in­térêt général, sans se com­pro­met­tre plus que néces­saire dans les querelles partisanes.

Une autorité écoutée et redoutée

Il inspi­rait plus de vénéra­tion que d’amitié

La majestueuse assur­ance avec laque­lle Mau­rice Allais dis­pen­sait un tel enseigne­ment trou­vait sa con­fir­ma­tion dans l’es­time que lui témoignaient ses col­lègues écon­o­mistes, estime dont la man­i­fes­ta­tion la plus tan­gi­ble était son sémi­naire heb­do­madaire à l’É­cole des mines.

Tous les jeud­is soirs, le plus grand amphi de l’É­cole se rem­plis­sait bien avant le début de la séance, où l’on entendait les plus grands noms de la dis­ci­pline venus du monde entier à l’in­vi­ta­tion du Maître, et les débats que ces ren­con­tres sus­ci­taient se pro­longeaient tard dans la nuit sur le trot­toir du boule­vard Saint-Michel. Mau­rice Allais, dont je suis devenu le jeune col­lègue aux Mines, m’a tou­jours témoigné beau­coup d’af­fec­tion, mais il inspi­rait plus de vénéra­tion que d’ami­tié, par l’ef­fet de son immense orgueil, encore que dépourvu de toute vanité.

Un pamphlétaire froid et passionné

Une confiance sereine

Allais avait une telle con­fi­ance dans son juge­ment que ni les hom­mages ni les cri­tiques ne pou­vaient l’at­tein­dre. Lorsqu’il reçut le prix Nobel en 1988, sa réac­tion n’a pas été de la fausse mod­estie, mais plutôt quelque chose comme : ce n’est pas trop tôt.

Sa doc­trine pre­mière, alliance d’une foi sans partage dans le libéral­isme économique, qui lui inspi­ra une con­damna­tion prophé­tique du com­mu­nisme, assor­tie d’une fibre sociale affir­mée (il était d’o­rig­ine très mod­este), évolua au fil des années, et lui inspi­ra de nom­breux ouvrages et ses fameuses chroniques en page 2 du Figaro. Mais il ne s’est jamais engagé dans des com­bats pro­pre­ment poli­tiques, con­va­in­cu que tous les par­tis souf­frent de graves lacunes théoriques en sci­ence économique, qui les poussent à prôn­er des choix incom­pat­i­bles avec les lois de la pro­duc­tion et du marché, comme si la volon­té des peu­ples pou­vait vain­cre la loi de la pesanteur.

Ce qui ne l’a pas empêché de descen­dre courageuse­ment dans l’arène quand il pen­sait que la sci­ence, la morale ou la jus­tice étaient bafouées. En cela il incar­nait à la per­fec­tion l’idéal poly­tech­ni­cien, qu’il revendi­quait avec un légitime panache de major, de même qu’il s’est tou­jours présen­té comme “pro­fesseur à l’É­cole des mines “.

Une abondante postérité

Trois noms suf­fi­raient à l’im­mor­talis­er : Debreu, Boi­teux et Lesourne

Je ne me hasarderai pas à énumér­er tous ceux qui, comme moi, ont été puis­sam­ment inspirés par le mag­nétisme intel­lectuel du pro­fesseur Allais. Pour­tant, ce n’est pas la dis­ci­pline économique qui m’a retenu, mais la recherche en ges­tion, plus proche de la vie quo­ti­di­enne des organ­i­sa­tions, et pas seule­ment des entre­pris­es indus­trielles, com­mer­ciales et finan­cières. D’ailleurs, je me suis bien éloigné des dogmes théoriques de ma jeunesse, en par­ti­c­uli­er de la mine et de la forêt, apo­logue qui ne fonc­tionne que parce que les deux pro­duc­tions en cause sont l’une et l’autre à ren­de­ments décrois­sants, ce qui est excep­tion­nel dans la vie réelle.

Mais je n’ai jamais cessé, à l’ex­em­ple de ce maître incom­pa­ra­ble, de rechercher ce qu’il y a de con­stant et d’as­suré dans l’ap­par­ente con­fu­sion de la vie des sociétés, et de pré­par­er mes élèves à rester lucides et effi­caces quand les poli­tiques s’én­er­vent dangereusement.

Des disciples de renom

Inlassable curiosité

Jusqu’au dernier souf­fle de sa longue vie (il nous a quit­tés à près de cent ans) il a con­tin­ué à fer­railler pour ses idées, qui se sont éten­dues au domaine de l’as­tro­physique, dis­ci­pline pour laque­lle il mit en oeu­vre d’am­bitieux travaux expéri­men­taux qui auraient dû lui val­oir, dis­ait-il, un sec­ond prix Nobel.

Je dois men­tion­ner d’abord trois noms, qui à eux seuls suf­fi­raient à immor­talis­er l’en­seigne­ment de Mau­rice Allais : Robert Debreu (1921–2004), Mar­cel Boi­teux (né en 1922) et Jacques Lesourne (né en 1928). Robert Debreu et Mar­cel Boi­teux sont deux nor­maliens math­é­mati­ciens de la même pro­mo­tion de la rue d’Ulm, séduits par Mau­rice Allais au point de con­sacr­er toute leur car­rière à la dis­ci­pline économique, mais dans des voies opposées : Debreu a bâti, aux USA, une oeu­vre con­sid­érable en économie théorique, qui lui a valu le prix Nobel en 1983, et Mar­cel Boi­teux a fait toute sa car­rière au sein d’EDF, où il s’est illus­tré par de bril­lantes inno­va­tions, en par­ti­c­uli­er sa célèbre tar­i­fi­ca­tion de l’élec­tric­ité au coût mar­gin­al, con­nue sous le nom de Tarif vert.

Jacques Lesourne (48) fut major de sa pro­mo­tion. Son ouvrage le plus con­nu, Tech­nique économique et ges­tion indus­trielle (Dun­od 1958), fut une sorte de bible pour les ingénieurs fascinés par la recherche opéra­tionnelle et le cal­cul économique. Cet ouvrage est pré­facé par Mau­rice Allais en des ter­mes épiques, annonçant une ère nou­velle où l’ingénieur écon­o­miste sera doré­na­vant un aux­il­i­aire indis­pens­able auprès du pou­voir dans l’en­tre­prise. Ce pronos­tic n’a pas été tout à fait con­fir­mé, mais Jacques Lesourne a fondé et dirigé la SEMA (Société d’é­tudes et de math­é­ma­tiques appliquées) de 1958 à 1975, qui fut en son temps la plus impor­tante société de con­seil et de prospec­tive économique d’Europe.

Fils spirituels

Bien d’autres écon­o­mistes sont les enfants spir­ituels de Mau­rice Allais. Dans une liste sans doute bien trop courte, je cit­erai Philippe d’Irib­arne (55) qui s’est illus­tré par ses études sur les cul­tures nationales, de Lionel Stoléru (56) ancien min­istre et auteur de plusieurs ouvrages impor­tants sur le développe­ment, Michel Berry (63), ani­ma­teur de l’École de Paris du Man­age­ment, Thier­ry de Mont­br­i­al (63), expert recon­nu en rela­tions inter­na­tionales, Chris­t­ian Stof­faës (66), spé­cial­isé dans les ques­tions européennes et les ques­tions d’én­ergie, Jean- Pierre Dupuy (60), auteur de bril­lantes passerelles entre économie et philoso­phie, Pierre-Noël Giraud (67), auteur d’ou­vrages qui font autorité en matière d’iné­gal­ités et de finances, Vivien Levy-Gar­boua (67), spé­cial­iste de la mon­naie et de la banque.

Une voie ouverte

À par­tir du même mes­sage d’Al­lais, essen­tielle­ment théorique, de nom­breux écon­o­mistes ont exploré des voies divers­es et sou­vent très appliquées. Les uni­ver­si­taires, qui n’ont pas ignoré l’ap­port d’Al­lais, ont peu investi dans les mêmes domaines, soit qu’ils aient reculé devant l’ap­pareil math­é­ma­tique qu’il a générale­ment mobil­isé, soit qu’ils aient plus dif­fi­cile­ment accès aux ter­rains d’ap­pli­ca­tion en cause.

Cela ne dimin­ue en rien leurs apports et leurs mérites, mais cela illus­tre l’im­por­tance des ingénieurs, et plus par­ti­c­ulière­ment des poly­tech­ni­ciens, dans le monde de la recherche économique, où Mau­rice Allais, avec un incom­pa­ra­ble génie, a ouvert la voie.

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