Cours de mathé­matiques pour les élèves du bachelor de l’École polytechnique en France.

L’excellence mathématique française : ses propriétés et ses fragilités

Dossier : MathématiquesMagazine N°782 Février 2023
Par Pierre-Michel MENGER

La place de la France dans la pro­duc­tion mathé­ma­tique mon­diale est flat­teuse. Mais son sys­tème de pro­duc­tion des élites mathé­ma­tiques a des fra­gi­li­tés inquié­tantes, notam­ment dans la ges­tion des car­rières des mathé­ma­ti­ciens et le manque de com­pé­ti­ti­vi­té des uni­ver­si­tés fran­çaises sur la scène inter­na­tio­nale. 

Comme les États-Unis, la France figure au plus haut dans les clas­se­ments inter­na­tio­naux pour sa recherche mathé­ma­tique de pointe. Pour­tant, tout comme aux États-Unis, les résul­tats sco­laires des élèves fran­çais en mathé­ma­tiques sont médiocres et ils déclinent, selon les scores moyens éta­blis tant par les grandes enquêtes inter­na­tio­nales (PISA, TIMSS) que par les enquêtes natio­nales. Il aura fal­lu attendre le début des années 2000 pour que cette diver­gence soit plei­ne­ment recon­nue en France. 

Si, comme je l’ai fait avec mon équipe, nous ana­ly­sons les carac­té­ris­tiques dis­tinc­tives de la pro­duc­tion des talents mathé­ma­tiques en France, que voyons-nous ? 

Le rôle des grandes écoles

L’élite mathé­ma­tique est qua­si exclu­si­ve­ment issue des classes pré­pa­ra­toires, dont la for­ma­tion sélec­tive et inten­sive se fonde sur un contrat d’effort, et des grandes écoles (écoles nor­males supé­rieures, École poly­tech­nique) dans les­quelles sont admis les meilleurs étu­diants, par la voie des concours. Cette orga­ni­sa­tion fran­çaise de la for­ma­tion sélec­tive supé­rieure, qui a les traits d’une com­pé­ti­tion méri­to­cra­tique, est effi­cace mais sin­gu­lière. Elle est aujourd’hui sou­vent cri­ti­quée pour son défaut d’ouverture sociale et pour sa contri­bu­tion à la dis­sua­sion des voca­tions et des car­rières fémi­nines en mathé­ma­tiques. De fait, les mathé­ma­ti­ciens se recrutent d’abord par­mi les enfants d’enseignants, d’ingénieurs et de scien­ti­fiques. 


L’excellence mathématique française

L’excellence mathé­ma­tique fran­çaise a ali­men­té le tableau des médailles Fields. Depuis qu’elles sont régu­liè­re­ment décer­nées (tous les quatre ans) à par­tir de 1950, treize mathé­ma­ti­ciens fran­çais (dont deux doubles-natio­naux) ont été dis­tin­gués. De même, la sélec­tion très pres­ti­gieuse des ora­teurs des séances plé­nières des congrès inter­na­tio­naux de mathé­ma­tiques, qui se tiennent tous les quatre ans depuis 1893, place la France au deuxième rang, mais loin der­rière les États-Unis. Il est vrai que les États-Unis ont, notam­ment depuis les années 1920, atti­ré en nombre crois­sant des mathé­ma­ti­ciens nés à l’étranger, du fait du nombre et de l’excellence de leurs uni­ver­si­tés de recherche inten­sive et de la den­si­té de leur com­mu­nau­té mathé­ma­ti­cienne. Cette ouver­ture inter­na­tio­nale est visible en France, mais ne repro­duit pas aus­si direc­te­ment la cor­ré­la­tion entre excel­lence et ouver­ture qui fonde l’attractivité états-unienne. Et les talents mathé­ma­tiques fran­çais sont, eux aus­si, désor­mais atti­rés plus aisé­ment vers l’étranger. 


Le gender gap

C’est en réa­li­té sur­tout l’amont des tra­jec­toires condui­sant au recru­te­ment dans les grandes écoles qui est cri­ti­qué, puisqu’il exprime les chances inégales d’une socia­li­sa­tion fami­liale et sco­laire favo­rable. En revanche, la pro­cé­dure des concours marque l’attachement à des règles de juste com­pé­ti­tion. S’agissant du consi­dé­rable gen­der gap mathé­ma­tique, il n’est pas propre à la France, mais le risque est grand qu’il s’accroisse encore, au vu des réformes récentes de l’enseignement au lycée. Celles-ci ont arri­mé les mathé­ma­tiques à un choix de spé­cia­li­sa­tion d’une plus étroite mino­ri­té et les ont écar­tées de la for­ma­tion de base d’une majo­ri­té d’élèves. Les effets ont été immé­diats sur l’élargissement du gen­der gap. 

Une méritocratie ? 

La per­for­mance du sys­tème fran­çais de for­ma­tion des élites mathé­ma­tiques satis­fait deux des trois cri­tères d’une méri­to­cra­tie : l’équité pro­cé­du­rale (le recours aux concours) et l’efficacité (la tra­jec­toire d’excellence). Mais elle manque de satis­faire le cri­tère de l’équité sociale, évo­qué plus haut. Les deux pre­miers cri­tères ont une per­ti­nence peu contes­table dès que le regard est por­té vers la com­pé­ti­tion inter­na­tio­nale, puisque la pro­duc­tion des talents scien­ti­fiques (telle qu’elle est pra­ti­quée dans les plus grandes uni­ver­si­tés mon­diales) est tout aus­si sélec­tive et inten­sive. Le dés­équi­libre entre équi­té sociale et effi­ca­ci­té est visible dans toutes les grandes nations à haute per­for­mance en mathé­ma­tiques, en France, aux États-Unis, au Royaume-Uni, en Suisse, au Japon ou en Chine. 

“ Le déséquilibre entre équité sociale et efficacité est visible dans toutes les grandes nations à haute performance en mathématiques.”

Le rôle de l’environnement familial

La sur­re­pré­sen­ta­tion des ensei­gnants et des scien­ti­fiques par­mi les parents de mathé­ma­ti­ciens nous met sur la voie d’une expli­ca­tion simple de ce dés­équi­libre, la nature par­ti­cu­lière de la socia­li­sa­tion à l’effort en mathé­ma­tiques. Celle-ci doit être pré­coce, être empreinte d’une culture ludique des défis posés par la réso­lu­tion de pro­blèmes et d’énigmes, et être mode­lée par une culture com­por­te­men­tale, celle des dif­fi­cul­tés à sur­mon­ter, moyen­nant téna­ci­té et entraî­ne­ment, comme aux échecs, en musique ou dans le sport. La boucle de pro­gres­sion cumu­la­tive des capa­ci­tés mathé­ma­tiques à tra­vers ces épreuves de socia­li­sa­tion est d’autant plus pro­duc­tive que l’environnement fami­lial est sti­mu­lant et que la com­plé­men­ta­ri­té entre socia­li­sa­tion sco­laire et socia­li­sa­tion fami­liale est grande, pour sou­te­nir la moti­va­tion à l’effort et à la gra­ti­fi­ca­tion dif­fé­rée. 

L’investissement périscolaire 

Le fait d’observer dans la bio­gra­phie des mathé­ma­ti­ciens, et dans la per­for­mance des nations les plus répu­tées, la pra­tique fré­quente des inves­tis­se­ments péri­sco­laires dans les clubs et dans les équipes des mul­tiples com­pé­ti­tions mathé­ma­tiques, qui scandent la socia­li­sa­tion pré­coce évo­quée à l’instant, a une por­tée essen­tielle. Très étu­dié ailleurs, cet inves­tis­se­ment péri­sco­laire dans les mathé­ma­tiques l’est beau­coup trop peu en France. Sa men­tion dans le rap­port Vil­la­ni-Toros­sian de 2018 était bien­ve­nue. Cinq des médaillés Fields fran­çais ont été lau­réats aux Olym­piades de mathé­ma­tiques, sur huit pos­sibles, depuis que la France y par­ti­cipe (à par­tir de 1967). Ces concours ne sont que la pointe d’une pyra­mide de com­pé­ti­tions et d’actions asso­cia­tives, qui sup­posent l’égale impli­ca­tion des élèves, de leurs parents, de leurs pro­fes­seurs et de leurs « entraî­neurs ». La socia­li­sa­tion à l’effort per­sé­vé­rant et non puni­tif est l’un des fac­teurs expli­ca­tifs des dif­fé­rences de tra­jec­toires entre les élèves, mais aus­si des dif­fé­rences de per­for­mance des sys­tèmes édu­ca­tifs des dif­fé­rents pays. 

La carrière en mathématiques 

En France, la car­rière des mathé­ma­ti­ciens et des mathé­ma­ti­ciennes peut prendre trois voies prin­ci­pales : l’enseignement en classe pré­pa­ra­toire, à l’exclusion de la recherche ; la pra­tique de la recherche dans un grand orga­nisme de recherche (CNRS, Inria, tout par­ti­cu­liè­re­ment) ; la pra­tique conjointe de l’ensei­gnement et de la recherche dans les emplois uni­ver­si­taires, qui consti­tuent la majo­ri­té des car­rières. Une doc­trine assez simple pour relier ces rôles fut éta­blie à par­tir des années 1960 par les grandes figures de la com­mu­nau­té mathé­ma­tique fran­çaise qui exer­cèrent des res­pon­sa­bi­li­tés dans l’administration de la recherche et de l’enseignement supé­rieur. Cette doc­trine com­por­tait trois clauses. 

D’abord, les classes pré­pa­ra­toires et les grandes écoles sont un rouage essen­tiel de la for­ma­tion inten­sive de haut niveau, qui a des pro­prié­tés de sélec­ti­vi­té et d’incitation com­pa­rables à celles des grandes uni­ver­si­tés de recherche états-uniennes ou bri­tan­niques. 

Ensuite, l’avantage pro­cu­ré par une car­rière de pure recherche au CNRS devait res­ter tem­po­raire, pour per­mettre aux jeunes mathé­ma­ti­ciens pro­met­teurs d’exprimer leur plein poten­tiel pen­dant leurs années de plus grande créa­ti­vi­té, puisque la matu­ri­té scien­ti­fique est plus pré­coce en mathé­ma­tiques que dans les sciences expé­ri­men­tales. Les jeunes cher­cheurs recru­tés au CNRS étaient inci­tés à rejoindre ensuite l’université pour y for­mer les jeunes talents qu’ils avaient été eux-mêmes. C’est le cas de presque tous les médaillés Fields fran­çais, par exemple. 

La question des emplois universitaires 

Enfin, les emplois uni­ver­si­taires devaient être créés en nombre conti­nû­ment crois­sant pour répondre à la mas­si­fi­ca­tion de l’enseignement supé­rieur, dans les deux périodes clés de forte expan­sion des effec­tifs étu­diants (1958−1976 et 1988–1996). Mais, comme la créa­tion d’emplois de maître de confé­rences a tou­jours été plus de deux fois supé­rieure à celle de pro­fes­seur, une vive pres­sion démo­gra­phique et un accrois­se­ment des charges d’enseignement, défa­vo­rable à la pro­duc­tion de recherche, conju­guaient leurs effets pour peser sur les chances de car­rière ascen­dante. La créa­tion d’un corps de maîtres de confé­rences hors classe, en 1989, a cher­ché à allé­ger cette double pres­sion, en recon­nais­sant l’importance des tâches d’enseignement et de ser­vice, et en intro­dui­sant ain­si un décou­plage ten­dan­ciel des tâches d’enseignement et de recherche. 

Recherche et (puis) enseignement ? 

La doc­trine ain­si éta­blie pou­vait être tenue pour ver­tueuse, parce que la sépa­ra­tion nette entre des acti­vi­tés de recherche et des acti­vi­tés d’enseignement était jugée dys­fonc­tion­nelle. C’est l’écho du pacte hum­bold­tien qui a fon­dé l’université moderne au XIXe siècle : pas d’enseignement supé­rieur de qua­li­té sans contact étroit avec le tra­vail de recherche, tant les deux tâches doivent res­ter com­plé­men­taires. Cette com­plé­men­ta­ri­té est sur­tout évi­dente au niveau doc­to­ral, et en mathé­ma­tiques plus par­ti­cu­liè­re­ment, tant l’enseignement doc­to­ral agit comme un levier de déve­lop­pe­ment des talents pré­coces, dans une science dotée d’une culture très pré­sente de la trans­mis­sion généa­lo­gique. 

Une mobilité plus rare 

Cette doc­trine a‑t-elle eu le suc­cès espé­ré ? Oui, puis non. Mes recherches montrent que, par­mi toutes les dis­ci­plines scien­ti­fiques, les mathé­ma­tiques se sont le plus enga­gées dans cette inci­ta­tion à la mobi­li­té. Mais cette mobi­li­té est désor­mais plus rare, sous l’effet d’au moins quatre évo­lu­tions. D’abord l’institutionnalisation des car­rières de recherche au CNRS s’exprime dans l’augmentation des effec­tifs de cher­cheurs en mathé­ma­tiques et dans le recours aux outils de ges­tion de la démo­gra­phie du corps, qui favo­risent la mobi­li­té ascen­dante interne, comme dans les autres dis­ci­plines scien­ti­fiques du CNRS, en décloi­son­nant l’accès au corps des direc­teurs de recherche, puis la pro­gres­sion de grade. Ensuite la fluc­tua­tion de l’offre de postes de pro­fes­seur d’université en France décou­rage, dans les phases de décrue, les can­di­da­tures des cher­cheurs à la mobi­li­té, sauf pour ceux des can­di­dats les plus brillants qui y aspirent. 

Une augmentation des charges 

Troi­siè­me­ment, la charge des acti­vi­tés d’enseignement et de ser­vice s’est accrue à l’université, sous l’effet de l’accroissement de la popu­la­tion étu­diante et de sa plus forte hété­ro­gé­néi­té, sous l’effet de la réor­ga­ni­sa­tion semes­tria­li­sée des ensei­gne­ments et sous l’effet du remo­de­lage des grandes uni­ver­si­tés, qui aug­mente les com­plexi­tés pro­cé­du­rales, tout en entre­te­nant une situa­tion endé­mique de sous-effec­tifs admi­nis­tra­tifs. Le com­mit­tee work, qui implique les uni­ver­si­taires dans la ges­tion de leurs ensei­gne­ments et dans l’évaluation des finan­ce­ments sur pro­jet, aug­mente. Seul un taux éle­vé d’encadrement dans les uni­ver­si­tés les mieux dotées en ensei­gnants-cher­cheurs leur per­met de pré­ser­ver l’effort indi­vi­duel sou­te­nu de recherche, notam­ment via l’allocation dif­fé­ren­ciée des tâches. 

La compétition internationale 

Enfin les grandes uni­ver­si­tés mon­diales se livrent une com­pé­ti­tion plus fié­vreuse pour atti­rer les talents, en offrant des condi­tions de rému­né­ra­tion et de tra­vail (incluant les solu­tions pro­po­sées aux conjoints et aux enfants des couples mobiles) très supé­rieures à celles qui pré­valent en France, et en offrant l’accès à des viviers eux-mêmes inter­na­tio­naux, com­pé­ti­tifs et sélec­tifs, d’étudiants, de doc­to­rants et de post­doc­to­rants. 

Avoir une gestion des carrières plus flexible ? 

Des pres­sions gran­dis­santes s’exercent ain­si sur la matrice de l’excellence mathé­ma­tique fran­çaise. Il est facile de com­prendre que l’attractivité des car­rières de pure recherche aug­mente si le tra­vail uni­ver­si­taire n’est plus que fic­ti­ve­ment par­ta­gé à moi­tiés égales entre ensei­gne­ment et recherche, comme le pres­crit son sta­tut. Le modèle hum­bold­tien de pleine et féconde com­plé­men­ta­ri­té fonc­tion­nelle entre l’enseignement et la recherche ne paraît actuel­le­ment sou­te­nable que dans les uni­ver­si­tés de recherche inten­sive et dans les grandes écoles.

“Les mathématiques ne sont plus seulement un domaine, elles sont un enjeu.”

Une plus grande flexi­bi­li­té dans la ges­tion des car­rières au long du cycle de vie pro­fes­sion­nelle per­met­trait de réduire le tea­ching-research gap, pour écar­ter le risque d’une ten­sion conflic­tuelle crois­sante entre les uni­ver­si­tés, d’une part, et les grands éta­blis­se­ments de recherche et de for­ma­tion sélec­tive gra­duate, d’autre part. Les mathé­ma­tiques recourent déjà beau­coup aux solu­tions d’allègement de charge pro­cu­rées par l’Institut Uni­ver­si­taire de France et d’implication des cher­cheurs dans cer­taines tâches d’enseignement, et aux semestres de délé­ga­tion au CNRS, mais les besoins s’élèvent désor­mais de plu­sieurs crans.

Le défi posé par la sous-repré­sen­ta­tion des femmes dans les car­rières en mathé­ma­tiques sup­pose, quant à lui, une grande varié­té d’actions pour que soit bri­sée la spi­rale d’une désaf­fec­tion autoen­tre­te­nue. 

Redresser les maths au lycée ! 

Enfin, le redres­se­ment de la situa­tion des mathé­ma­tiques dans l’enseignement pri­maire et secon­daire s’impose dou­ble­ment. D’une part, les rouages du modèle décrit plus haut de l’excellence mathé­ma­tique fran­çaise peuvent se fis­su­rer gra­duel­le­ment et silen­cieu­se­ment depuis la base de l’édifice. D’autre part, une concur­rence inter­na­tio­nale plus vive que jamais s’est sai­sie de la valeur éco­no­mique et socié­tale des for­ma­tions, des com­pé­tences et de l’excellence dans les sciences et les tech­no­lo­gies, et dans le savoir le plus uni­ver­sel­le­ment néces­saire à toutes ces sciences et tech­no­lo­gies, celui des mathé­ma­tiques. Les mathé­ma­tiques ne sont plus seule­ment un domaine, elles sont un enjeu.

L’auteur tient à remer­cier pour leur sou­tien à ses recherches sur les mathé­ma­tiques la Fon­da­tion du Col­lège de France et la Fon­da­tion LVMH.


Références 

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