Assises des mathématiques

Bilan des assises des mathématiques : adoptons une stratégie nationale

Dossier : MathématiquesMagazine N°782 Février 2023
Par Emmanuel Royer (X94)

Le suc­cès des assis­es des math­é­ma­tiques ne doit pas cacher l’urgence des déci­sions à pren­dre : reval­oris­er le méti­er d’enseignant en math­é­ma­tiques, aug­menter le nom­bre de thès­es et de post­doc­tor­ats et rap­procher les fil­ières uni­ver­si­taires de l’industrie. Événe­ment pub­lic, les assis­es des math­é­ma­tiques se sont déroulées à la Mai­son de l’Unesco sous les aus­pices du min­istère de l’Enseignement supérieur et de la Recherche et du CNRS, l’Institut nation­al des sci­ences math­é­ma­tiques et de leurs inter­ac­tions, insti­tut du CNRS investi des mis­sions nationales d’animation et de coor­di­na­tion dans le domaine des math­é­ma­tiques a mobil­isé la com­mu­nauté de recherche. L’ensemble des travaux a abouti à des propo­si­tions d’actions pour une stratégie nationale.

J’ai béné­fi­cié, pour tir­er des assis­es le bilan qui suit, du tra­vail pré­para­toire mené par sept groupes de tra­vail. Leurs mem­bres sont nom­més sur le site inter­net des assis­es (https://www.assises-des-mathematiques.fr). Je les remer­cie chaleureuse­ment. 

Une recherche de très haut niveau

La France est une nation math­é­ma­tique : Fer­mat, Pas­cal, Ger­main et Galois sont des piliers de l’histoire des math­é­ma­tiques. La médaille Fields a récom­pen­sé 44 per­son­nes dont 13 Français. En novem­bre, le Haut Con­seil de l’évaluation de la recherche et de l’enseignement supérieur (Hcéres) a pub­lié une Syn­thèse nationale et de prospec­tive sur les math­é­ma­tiques qui mon­tre que les col­lab­o­ra­tions français­es avec le reste du monde en math­é­ma­tiques sont deux fois plus nom­breuses que la moyenne des autres pays, traduisant une forte irri­ga­tion par les math­é­ma­tiques français­es. C’est un atout rap­pelé lors des assis­es par Bruno Bon­nell, secré­taire général pour l’investissement : « On cherche tou­jours à trou­ver à quoi peu­vent bien servir les math­é­ma­tiques alors qu’on oublie que, quelques fois, ne servir à rien c’est surtout servir au futur. »

Claire Giry, directrice générale de la recherche et de l’innovation, a remis la médaille des assises des mathématiques à Francis Bach (X94) en reconnaissance de ses travaux de recherche majeurs à l’interface mathématiques-informatique.
Claire Giry, direc­trice générale de la recherche et de l’innovation, a remis la médaille des assis­es des math­é­ma­tiques à Fran­cis Bach (X94) en recon­nais­sance de ses travaux de recherche majeurs à l’interface math­é­ma­tiques-infor­ma­tique. © L’œil de votre événement

Une discipline de recherche qui a su évoluer et s’ouvrir

Lors des assis­es des math­é­ma­tiques, une médaille et trois prix ont été remis. La médaille a été remise à Fran­cis Bach (X94) en recon­nais­sance de ses travaux de recherche majeurs à l’interface math­é­ma­tiques-infor­ma­tique. Le prix Math­é­ma­tiques 2030 a été remis à Hélène Math­is pour un pro­jet de mod­éli­sa­tion et sim­u­la­tion numérique pour la sûreté des réac­teurs nucléaires de petite taille. Le prix Défense, en parte­nar­i­at avec l’Agence de l’innovation pour la défense, a été remis à Jean-Bap­tiste Cail­lau pour un pro­jet sur la pro­duc­tion d’énergie élec­trique à par­tir d’un cerf-volant. Enfin, le prix Dif­fu­sion a été remis à Olga Paris-Romaske­vich, Clé­mence Per­ronnet et Claire Marc pour la réal­i­sa­tion d’un sketch­note « Matheuses : les filles sont l’avenir des maths ». Ces prix sym­bol­isent l’ouverture des math­é­ma­tiques à la société. 

Ouverture aux autres disciplines scientifiques

La par­en­té math­é­ma­tiques-physique est anci­enne et a con­tribué à l’algébrisation des math­é­ma­tiques et à la révo­lu­tion du cal­cul infinitési­mal. Les fron­tières sont dev­enues très floues entre ces deux dis­ci­plines qui jouis­sent d’un entraîne­ment mutuel. Plus récem­ment, l’économie puis la biolo­gie se sont math­é­ma­tisées. Des appli­ca­tions vien­nent par­fois de domaines des math­é­ma­tiques inat­ten­dus : Ali­cia Dick­en­stein est recon­nue pour l’application de la géométrie algébrique à la biolo­gie cel­lu­laire. 

Le prix Diffusion a été remis par Claire Giry (au centre) à Olga Paris-Romaskevich (à droite), Clémence Perronnet (à gauche) et Claire Marc pour la réalisation d’un sketchnote « Matheuses : les filles sont l’avenir des maths ».
Le prix Dif­fu­sion des assis­es des math­é­ma­tiques a été remis par Claire Giry (au cen­tre) à Olga Paris-Romaske­vich (à droite), Clé­mence Per­ronnet (à gauche) et Claire Marc pour la réal­i­sa­tion d’un sketch­note « Matheuses : les filles sont l’avenir des maths ». © L’œil de votre événement

Ouverture au monde de l’entreprise

L’entreprise et le monde académique se côtoient peu ; le con­texte des écoles d’ingénieurs n’aide pas au rap­proche­ment, même s’il per­met une for­ma­tion de bon niveau sci­en­tifique à beau­coup d’ingénieurs. Le besoin de for­ma­tion a été iden­ti­fié pen­dant les entre­tiens pré­para­toires aux assis­es : « On est passé de 16 000 ingé­nieurs à 35 000 par an et il en faudrait aujourd’hui le dou­ble. » Un nom­bre insuff­isant de per­son­nes bien for­mées est un risque pour la sou­veraineté et la com­péti­tiv­ité. Un cadre de grande entre­prise résume : « L’absence des maths, c’est la mort des entre­pris­es français­es, car les autres con­tin­u­ent, eux, à faire des maths. » 

“Les entreprises ont indiqué le besoin de développer les mathématiques.”

La for­ma­tion tout au long de la car­rière des ingénieurs est majeure. La demande existe, selon un cadre d’un groupe européen : « Nous recru­tons des pro­fils dont nous savons qu’ils ne maîtrisent pas toutes nos attentes, mais après avoir été con­va­in­cus qu’ils pour­ront être for­més. Il serait per­ti­nent que l’on puisse dévelop­per la for­ma­tion con­tin­ue sur les sujets théoriques, en sci­ences […], ça peut être un levi­er essen­tiel pour pro­gress­er au sein de struc­tures comme la nôtre. » Au-delà de la for­ma­tion, les entre­pris­es ont indiqué le besoin de dévelop­per les math­é­ma­tiques pour ne pas être en posi­tion de sous-trai­tance, notam­ment pour dévelop­per de nou­veaux out­ils ou ser­vices (mod­éli­sa­tion, grandes mass­es de don­nées…). 

Env­i­ron 15 % des math­é­mati­ciens col­la­borent avec des entre­pris­es. Les rela­tions sont durables, au point de for­mer un « état absorbant », selon Géral­dine Fab­re dans son enquête soci­ologique Vie et méta­mor­phoses dans un monde numérique, le tra­vail math­é­ma­tique à l’épreuve des col­lab­o­ra­tions avec les entre­pris­es. 

Ouverture aux citoyens

Les assis­es ont pointé l’importance d’une cul­ture partagée des math­é­ma­tiques, au ser­vice d’une démoc­ra­tie éclairée et apaisée. Une psy­cho­logue regrette cepen­dant que « seuls quelques lycées parvi­en­nent à main­tenir des enseigne­ments de math­é­ma­tiques où la démon­stra­tion et la capac­ité de réflex­ions pri­ment sur des ques­tions juridiques (« ai-je le droit de faire telle ou telle chose ? »). Je ne cit­erai que trois actions de diffusion.

“Une culture partagée des mathématiques, au service d’une démocratie éclairée et apaisée.”

La Fon­da­tion Blaise-Pas­cal met en rela­tion entre­pris­es et acteurs de la médi­a­tion sci­en­tifique ; l’Institut Hen­ri-Poin­caré ouvri­ra en 2023 un espace d’exposition et d’échanges, inter­face entre le pub­lic et les chercheurs présents dans cet insti­tut inter­na­tionale­ment recon­nu ; MathC2+ organ­ise des stages d’immersion dans les lab­o­ra­toires de recherche per­me­t­tant aux élèves de décou­vrir les math­é­ma­tiques comme une sci­ence vivante. 

Des inquiétudes sur la formation

L’Union math­é­ma­tique inter­na­tionale a, depuis plus de cent ans, l’objectif de pro­mou­voir la coopéra­tion inter­na­tionale dans le domaine des math­é­ma­tiques. Une de ses com­mis­sions est dédiée à l’enseignement. La com­mu­nauté de recherche en math­é­ma­tiques mérit­erait donc d’être plus forte­ment impliquée dans la réforme per­ma­nente en cours, au-delà de quelques cau­tions per­son­nelles. Le groupe de tra­vail « enseigne­ment » des assis­es a relevé que les élèves appré­ci­aient les math­é­ma­tiques. Les choix d’orientation ne se font pas en fonc­tion de « l’amabilité » d’une dis­ci­pline, mais de la per­cep­tion d’une posi­tion dans la société. 

La com­mu­nauté des math­é­ma­tiques doit tra­vailler sur l’image que ren­voient les math­é­ma­tiques. La qual­ité de la for­ma­tion math­é­ma­tique repose sur la qual­ité des enseignants. Depuis plus de dix ans, les postes offerts aux con­cours de recrute­ment ne sont pas tous pourvus. Le manque de con­sid­éra­tion des enseignants, la faib­lesse du salaire rel­a­tive­ment au haut niveau de qual­i­fi­ca­tion req­uis et aux nom­breuses autres oppor­tu­nités offertes ont dégradé une sit­u­a­tion dans un con­texte de moins en moins lis­i­ble, compte tenu de la suc­ces­sion des réformes. 

Des inquiétudes sur la recherche

L’étude du Hcéres a mon­tré que, de 2013 à 2020, les pre­miers pays pub­liant sont la Chine (21,3 % des pub­li­ca­tions), les États-Unis (15,1 %), l’Allemagne (4,5 %) et la France (4,4 %). Les pays émer­gents voient leur part bondir avec une crois­sance de 50 % pour l’Inde, 33 % pour la Chine et 31 % pour l’Iran, pen­dant que la France baisse de 6 %. Le développe­ment des math­é­ma­tiques dans toutes les direc­tions, sans con­cen­tra­tion a pri­ori sur des sujets à la mode, néces­site un investisse­ment en personnel.

La recherche math­é­ma­tique en France, ce sont près de 400 chercheurs au CNRS, 300 au CEA, un peu plus d’une cen­taine tant à l’Inrae qu’à l’Inria. Ce sont surtout près de 4 000 enseignants-chercheurs dans les uni­ver­sités. Cepen­dant, de 2000 à 2021, la chute des effec­tifs en math­é­ma­tiques dans les uni­ver­sités atteint 7,6 %, et même 19,9 % en math­é­ma­tiques fon­da­men­tales. 

Des actions au financement fragile

Les lab­o­ra­toires de math­é­ma­tiques for­ment un mail­lage homogène du ter­ri­toire mét­ro­pol­i­tain. Ain­si, tout étu­di­ant a accès dans son uni­ver­sité à des enseignants qui sont aus­si bâtis­seurs de math­é­ma­tiques. Ce réseau prof­ite d’outils nationaux reposant pour beau­coup sur des finance­ments du pro­gramme d’investissement d’avenir qui sont aujourd’hui sous-dimen­sion­nés et non pérennes. Un tel out­il est l’Agence pour les math­é­ma­tiques, en inter­ac­tion avec l’entreprise et la société (AMIES) qui a per­mis l’ouverture de la com­mu­nauté à l’entreprise. Son sous-finance­ment bride son développement.

Des fon­da­tions ont été créées pour rap­procher la dif­fu­sion et l’entreprise et trou­ver des sources de finance­ments privées (notam­ment le Fonds de dota­tion de l’Institut Hen­ri-Poin­caré (IHP) et la Fon­da­tion Blaise-Pas­cal), avec un suc­cès tout relatif. Quant à la Mai­son des math­é­ma­tiques et de l’informatique, cen­tre de médi­a­tion en math­é­ma­tiques et infor­ma­tiques basé à Lyon, son exis­tence est men­acée par l’extinction prévue de sa source de finance­ment issue du plan d’investissement d’avenir. 

Un doctorat trop peu reconnu comme accélérateur d’innovation

Les doc­teurs en math­é­ma­tiques sont peu présents en entre­prise en France. Un cadre d’une grande entre­prise inter­na­tionale d’origine alle­mande indi­quait : « En Alle­magne, les étu­di­ants en math­é­ma­tiques pures sont recrutés pri­or­i­taire­ment par rap­port à des étu­di­ants d’une autre dis­ci­pline sci­en­tifique qui utilis­erait sim­ple­ment des math­é­ma­tiques. » Un doc­teur détient certes des com­pé­tences tech­niques, la capac­ité à appren­dre en autonomie et à syn­thé­tis­er une impor­tante quan­tité d’informations.

Au-delà, avoir soutenu un doc­tor­at, c’est avoir réus­si, en un temps prédéfi­ni : à apporter une réponse à une ques­tion, soit que per­son­ne ne s’était posée, soit à laque­lle per­son­ne n’avait su répon­dre (donc à innover) ; à découper un prob­lème en prob­lèmes inter­mé­di­aires ; à échang­er avec les per­son­nes ayant déjà réfléchi à ces prob­lèmes inter­mé­di­aires. Tout cela en jonglant avec les con­traintes horaires liées à l’enseignement et à son organ­i­sa­tion ain­si qu’à la vie de son lab­o­ra­toire. Un cadre du numérique résume : « Un bon pro­fil ayant fait une thèse aura sou­vent une pro­gres­sion plus rapi­de dans l’entreprise. » 

La remar­que d’un autre cadre du numérique : « Il y a deux mon­des, le monde des ingénieurs des grandes écoles et le monde des uni­ver­si­taires. Aujourd’hui, les chercheurs doivent servir de pont entre les deux mon­des, ce pont n’est aujourd’hui qu’une petite passerelle » invite à recruter plus de doc­teurs en entre­prise. Il y a une triple respon­s­abil­ité : l’entreprise doit ne pas crain­dre un tel recrute­ment ; les doc­teurs ne doivent pas crain­dre d’aller tra­vailler en entre­prise ; et enfin les encad­rants de doc­tor­at doivent créer l’appétence à l’aventure extra-académique. 

Quelques propositions

Antoine Petit, prési­dent-directeur général du CNRS, ouvrait les assis­es par le con­stat sévère suiv­ant : « La sit­u­a­tion est très préoc­cu­pante. Si nous ne faisons rien elle devien­dra cat­a­strophique. […] La recherche s’inscrit dans le temps long. Les con­séquences de mau­vais­es déci­sions et de non-déci­sions égale­ment. Si nous atten­dons pour con­stater que nous ne sen­si­bil­isons plus assez d’élèves, que nous ne for­mons plus assez d’étudiants, que nous sommes inca­pables de répon­dre aux besoins de l’industrie, que nous n’avons plus assez de chercheurs et de chercheuses, il sera trop tard et redress­er la barre deman­dera un temps que notre pays n’aura pas. » Avant qu’il ne soit trop tard, nous pro­posons l’élaboration d’une stratégie nationale des math­é­ma­tiques dont voici quelques propo­si­tions. 

Pour aug­menter l’attractivité du méti­er d’enseignant, nous pro­posons la mise en œuvre d’un prére­crute­ment dès la licence. Celui-ci doit être con­sid­éré comme une for­ma­tion et non comme une façon économique de pal­li­er le manque actuel d’enseignants. 

“La communauté mathématique, prête à s’ouvrir encore davantage, ne peut pas le faire si ses forces continuent à diminuer.”

Nous pro­posons que soient financées 100 thès­es sup­plé­men­taires par an. En par­al­lèle, la moitié au moins de tous les doc­tor­ants en math­é­ma­tiques devront recevoir une for­ma­tion « label­lisée indus­trie » spé­ci­fique aux math­é­ma­tiques. Elle pour­rait con­duire à l’acquisition d’une expéri­ence de traite­ment des don­nées, être con­sti­tuée de courts pro­jets en groupes com­posés d’ingénieurs en postes dans les entre­pris­es et de doc­tor­ants. L’objectif est d’attirer tous les pro­fils de math­é­mati­ciens dans les entre­pris­es. Le dis­posi­tif ne peut donc pas se lim­iter à l’augmentation du nom­bre de bours­es Cifre, qui n’attirent que des étu­di­ants déjà intéressés par le tra­vail en entre­prise sur des sujets spé­ci­fiques. 

Pour repo­si­tion­ner la France comme terre d’accueil des math­é­mati­ciens, nous pro­posons la créa­tion de 150 con­trats post­doc­tor­aux annuels d’une durée de trois ans, avec une mis­sion légère mais non nulle d’enseignement. À ces con­trats pour­raient s’ajouter 50 con­trats cofi­nancés par l’industrie d’une durée d’un an qui offriraient un sas de pas­sage du monde académique vers l’industrie. Les col­lab­o­ra­tions avec l’entreprise exis­tent, elles sont bridées par les faibles moyens de l’agence (AMIES) en inter­ac­tion avec l’entreprise et la société. Nous pro­posons de mul­ti­pli­er par 10 les moyens de l’agence, en pas­sant son bud­get à 7 M€ par an. 

La com­mu­nauté math­é­ma­tique, prête à s’ouvrir encore davan­tage, ne peut pas le faire si ses forces con­tin­u­ent à dimin­uer. Le décrochage des dernières années se chiffre à 500 postes. Les math­é­ma­tiques sont un atout, pour la démoc­ra­tie, pour l’innovation, pour le futur, pour la grandeur de l’esprit humain. Le temps est venu de ne plus dés­in­ve­stir. 

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