Voyage à l’intérieur d’un business plan

Dossier : Les services aux entreprisesMagazine N°568 Octobre 2001
Par Laurent JULIA (88)

Pour­tant, il y a peu encore, les ana­lystes avaient brillé par leur créa­ti­vi­té dans l’art de valo­ri­ser les pro­jets ; on a même vu des entre­prises (cotées sur les mar­chés) valo­ri­sées par un mul­tiple de leurs dépenses, faute de béné­fices ou même de chiffre d’af­faires quan­ti­fiable à court terme.

Mal­heu­reu­se­ment, contrai­re­ment à un bien immo­bi­lier, la valeur d’une entre­prise dépend en théo­rie plus direc­te­ment des flux de liqui­di­té qu’elle génère que de ceux qu’elle absorbe !

Plus récem­ment, le monde des télé­coms a subi une chute des valeurs bour­sières, com­bi­née à l’ex­plo­sion des taux des obli­ga­tions du sec­teur (deve­nues entre-temps des » junk bonds »).

On connaît enfin les déboires de l’UMTS, l’en­thou­siasme des opé­ra­teurs qui sont res­tés can­di­dats, ain­si que de ceux qui ont déci­dé de sor­tir de la course. On connaît aus­si celui des pos­tu­lants au dégrou­page de la boucle locale, qui se pres­saient ardem­ment à l’au­tomne der­nier pour enva­hir les cen­traux de France Télé­com : ils étaient près de trente, ils sont main­te­nant trois ou quatre.

Tout cela amène assez natu­rel­le­ment à se poser la ques­tion de l’u­ti­li­té des busi­ness plans : le jeu consiste-t-il à faire pas­ser des ves­sies pour des lan­ternes dans le but de ber­ner les finan­ciers ? Peut-on au bout du compte pré­ve­nir les énormes des­truc­tions de valeur que l’on a connues (même si beau­coup des opé­ra­tions de fusion-acqui­si­tion se sont faites avec l’argent » vir­tuel » d’ac­tions survalorisées) ?

S’il faut indis­cu­ta­ble­ment asseoir tout pro­jet d’in­ves­tis­se­ment sur un plan finan­cier qui le jus­ti­fie, on va voir qu’au détour des tableurs se cachent bon nombre de chausse-trappes, qui per­mettent de géné­rer, sur le papier, une valeur que l’on a ensuite du mal à trou­ver dans le concret.

Quels sont donc les » trucs » pour améliorer un business plan, ou si l’on a à juger d’un projet, les erreurs dans lesquelles on peut tomber sans y prendre garde ?

Pre­mière » erreur » : appro­cher les mar­chés de façon trop glo­bale, ou bien sur­es­ti­mer le mar­ché en pre­nant comme réfé­rence les pays les plus en pointe.

Atten­tion en effet à ne pas extra­po­ler d’un pays à l’autre les taux de péné­tra­tion du pro­duit, ou bien d’un sous-jacent (exemple : l’In­ter­net rapide qui est une ver­sion » haut de gamme » de l’In­ter­net bas débit) sans sou­ci du com­por­te­ment réel de cer­tains mar­chés ou bien de cer­tains seg­ments de clientèle.

On constate sou­vent que la crois­sance de nou­veaux mar­chés (comme le télé­phone mobile ou l’In­ter­net) ou bien de pro­duits qui se sub­sti­tuent à des anciens en appor­tant une meilleure uti­li­té au client (exemple : les lec­teurs de CD à la place des auto­ra­dios cas­sette) obéit très sou­vent à une fonc­tion dite » logis­tique » (ou sig­moïde), ayant une forme de courbe en S (voir gra­phique ci-contre).

Uti­li­ser le modèle tel quel et en conclure direc­te­ment que l’on peut pré­voir auto­ma­ti­que­ment l’é­qui­pe­ment Inter­net des foyers en Europe sur la base des chiffres pas­sés des États-Unis est, on va le voir, un rac­cour­ci un peu brutal.

En effet, quand on com­pare les taux d’é­qui­pe­ment des ménages en PC, on constate un taux d’en­vi­ron 50 % pour les USA contre 20 % pour les pays d’Eu­rope en moyenne.

La consé­quence en est que la crois­sance d’In­ter­net en Europe est méca­ni­que­ment (tant que l’on n’au­ra pas trou­vé de sys­tème pour rem­pla­cer le PC de manière valable) bri­dée par celle du mar­ché des PC (voir graphique).

Celle-ci est com­pa­ra­ti­ve­ment plus lente, du fait de l’in­ves­tis­se­ment à consen­tir par les ménages, sans com­pa­rai­son avec l’a­bon­ne­ment à Internet.

Se méfier donc des entrées en matière qui com­mencent par » dans cinq ans tout le monde aura Inter­net, et donc mon pro­jet adresse tous les seg­ments de la population ! »

Deuxième » erreur » : sur un nou­veau concept, sup­po­ser hâti­ve­ment que l’on aura une part de mar­ché de lea­der (entre 30 et 50 % sui­vant les cas).

La ques­tion à se poser est celle de l’a­van­tage concur­ren­tiel dont on dis­pose vrai­ment, face aux autres pré­ten­dants. Ces avan­tages peuvent, par exemple, repo­ser sur :

  • une base de clien­tèle exis­tante, à laquelle on peut vendre de nou­veaux pro­duits ou services,
  • une marque recon­nue, qui peut être le sup­port d’un déve­lop­pe­ment dans de nou­veaux ter­ri­toires (exemple : Cater­pillar dans les vête­ments et les chaussures).


Projection d’équipement Internet des ménagesCes avan­tages sont prin­ci­pa­le­ment liés à la vitesse avec laquelle on va s’emparer des parts de mar­ché qui, dans la phase de ralen­tis­se­ment du mar­ché, ten­dront à se figer de manière iné­luc­table (du fait des coûts de plus en plus impor­tants pour s’emparer des clients des autres).

Dans le cas de nom­breuses entre­prises de la nou­velle éco­no­mie, l’a­van­tage concur­ren­tiel tenait jus­te­ment à la rapi­di­té d’ac­tion pour déployer le concept sous sa forme opé­ra­tion­nelle (d’où les horaires infer­naux et le défi de la moti­va­tion du personnel).

Le dan­ger de tout miser sur cette approche est cer­tai­ne­ment celui d’être en avance par rap­port au marché.

Dans le domaine de l’AD­SL1, par exemple, on constate que le démar­rage ne se fait pas au rythme ini­tia­le­ment anti­ci­pé. Une stra­té­gie consis­tant alors à » pré­emp­ter » le mar­ché en uti­li­sant les infra­struc­tures louées à France Télé­com pour offrir le ser­vice aux clients ne peut réus­sir que si le mar­ché de l’AD­SL décolle vrai­ment dès aujourd’­hui. Or, compte tenu des tarifs pra­ti­qués pour le grand public, on n’en est pour l’ins­tant pas encore là.

Troi­sième » erreur » : sup­po­ser que les niveaux de marge aux­quels le nou­veau concept/produit/technologie donne accès se main­tien­dront dans le temps.

Le fait même que des marges impor­tantes puissent être géné­rées grâce à une nou­velle tech­no­lo­gie implique qu’une forme de concur­rence va s’y déve­lop­per, ame­nant une com­pé­ti­tion sur les prix, et donc inva­ria­ble­ment une baisse des marges. Celles-ci vont tendre alors vers un niveau ren­dant le retour sur inves­tis­se­ment com­pa­rable à celui d’autres domaines à niveau de risque comparable.

Une fois encore, l’exemple du dégrou­page de la boucle locale, dans le domaine cette fois-ci des liai­sons louées pour les entre­prises, per­met d’illus­trer le phénomène.

Sor­tant d’une situa­tion de qua­si-mono­pole de France Télé­com sur les liai­sons de don­nées, les prix actuels per­mettent d’ex­traire des marges éle­vées, voi­sines de 60 à 70 %.

Baser un busi­ness plan sur une éro­sion lente des prix et un main­tien de fortes marges serait dans ce cas une grave erreur. En effet, l’on constate déjà une baisse des prix de l’ordre de 30 % par an, alors même que les réseaux ne sont pas encore en place.

C’est fina­le­ment autour du niveau des coûts mar­gi­naux du 3e ou 4e concur­rent le moins bien pla­cé en termes de coûts que s’é­ta­bli­ra le prix d’é­qui­libre une fois ache­vé le régime tran­si­toire de forte baisse des prix.

Deux impli­ca­tions à cela :

  • pour espé­rer sur­vivre sur ce type de mar­ché il faut dis­po­ser d’a­van­tages struc­tu­rels au niveau des coûts (dans le cas de l’AD­SL : un réseau de fibre optique à bonne capillarité),
  • on ne peut pas espé­rer de ces pro­duits des retours sur inves­tis­se­ment très impor­tants si les concur­rents en pré­sence pos­sèdent à peu près tous les mêmes avan­tages compétitifs.


Qua­trième » erreur » : sup­po­ser que les clients obte­nus pour­ront consom­mer natu­rel­le­ment d’autres pro­duits et d’autres ser­vices, qui com­pen­se­ront la baisse des prix (déjà évo­quée) et main­tien­dront ain­si le reve­nu moyen par client à peu près constant (voire crois­sant pour les ver­sions les plus euphoriques).

On tombe ici dans un tra­vers, semble-t-il très répan­du, et qui tient sans doute à l’u­ti­li­sa­tion abu­sive des valeurs dites » terminales « .

Le prin­cipe de cal­cul des valo­ri­sa­tions de plan d’af­faires inclut en effet le plus sou­vent une somme à l’in­fi­ni des cash-flows réa­li­sés (affec­tés d’un coef­fi­cient d’ac­tua­li­sa­tion qui cor­rige le déca­lage dans le temps), dite » valeur ter­mi­nale « . Celle-ci est sou­vent basée sur les résul­tats obte­nus à la fin de la période.

Dans le domaine des télé­coms par exemple (ADSL, BLR2 ou UMTS), les plans sont faits sur des durées assez consi­dé­rables (quinze ans cou­ram­ment), et anti­cipent géné­ra­le­ment une baisse des prix sur le ser­vice de base.

Pour assu­rer une ren­ta­bi­li­té décente des inves­tis­se­ments, une variable d’a­jus­te­ment com­mode peut être l’hy­po­thèse de vente de » ser­vices à valeur ajou­tée « , bien nom­més puis­qu’ils pointent jus­te­ment du doigt le fait que le » tuyau » télé­com n’ap­porte pas grand-chose en soi au client final.

Il s’a­git alors de véhi­cu­ler des infor­ma­tions, images, textes, qui pré­sentent une valeur pour le client, et qui vont l’in­ci­ter à consom­mer de plus en plus de bande pas­sante, com­pen­sant ain­si la baisse iné­luc­table du prix du Mbit/s liée à la com­pé­ti­tion entre les acteurs et aux pro­grès de la technologie.

C’est là que com­mencent les dif­fi­cul­tés, car pour un client entre­prise, la valeur du ser­vice est sou­vent direc­te­ment liée aux éco­no­mies qu’il génère pour lui (plus sou­vent que les oppor­tu­ni­tés de chiffre d’af­faires supplémentaire).

Qu’in­ven­ter alors qui per­mette de trans­fé­rer un poste de dépense vers un autre ?

La télé­con­fé­rence, par exemple, pour rem­pla­cer les voyages. Ou bien le trans­fert de don­nées sur des ser­veurs d’ar­chi­vage dis­tants, chez des pres­ta­taires qui assurent la sau­ve­garde des don­nées cru­ciales de l’en­tre­prise. Mais quel sera le mar­ché réel de ces appli­ca­tions dans dix ou quinze ans ?

Est-ce d’ailleurs vrai­ment le métier de l’en­tre­prise de télé­coms ou bien doit-elle nouer des asso­cia­tions avec des pres­ta­taires de services ?

Et dans ce cas, com­ment se par­ta­ger la marge réalisée ?

Cet exemple illustre toute la dif­fi­cul­té de l’exer­cice, et le » flou artis­tique » dans lequel on peut rapi­de­ment tom­ber. Au plus haut de la vague, on a pu voir ain­si des busi­ness plans dont l’in­té­gra­li­té de la valeur repo­sait sur la valeur ter­mi­nale, c’est-à-dire qui détrui­saient de la valeur à un hori­zon déjà loin­tain (quinze ans), et n’en créaient qu’à un hori­zon asymptotique.

Au-delà de ce catalogue des » péchés capitaux » de la finance de projet, une » check list » pour construire un business plan de façon saine

1) Com­prendre la nature du besoin des clients et véri­fier dans des condi­tions réelles de consom­ma­tion que l’on apporte un » plus » visible/valorisé par le client par rap­port aux offres exis­tantes. C’est-à-dire étu­dier le mar­ché et bien com­prendre le com­por­te­ment du client final, ce qui passe par des enquêtes de terrain.

2) Com­prendre les règles du jeu en place sur le mar­ché, en le fai­sant de façon dif­fé­ren­ciée (par seg­ments de clients et de pro­duits) pour relier les élé­ments de l’offre (fonc­tions, image, prix) avec les per­for­mances com­mer­ciales accessibles.

La dif­fi­cul­té est de pla­cer les bonnes coupes qui per­mettent de défi­nir une matrice clients x pro­duits aus­si » dia­go­na­li­sée » que possible.

3) Pré­voir ses coûts de façon réa­liste en s’ap­puyant à la fois sur des construc­tions bud­gé­taires mais aus­si en se calant sur les coûts effec­tifs de struc­tures com­pa­rables existantes.

La dif­fi­cul­té est pour un nou­vel entrant d’a­na­ly­ser les règles de for­ma­tion des coûts qui s’ap­pliquent dans un busi­ness que l’on ne pra­tique pas.

4) Com­prendre quelle est la source de l’a­van­tage concur­ren­tiel pérenne dans le busi­ness que l’on déve­loppe. C’est-à-dire com­prendre les règles de for­ma­tion des coûts des acteurs en place, connaître et com­pa­rer les avan­tages des concur­rents en pré­sence, ana­ly­ser les pro­ces­sus d’ac­qui­si­tion de clients, notam­ment sous l’angle des coûts par nou­veau client et de la rapi­di­té d’action.

5) Véri­fier que le pro­jet est stable par rap­port à des dérives impré­vues de l’en­vi­ron­ne­ment. Notam­ment étu­dier les pro­jets de régle­men­ta­tions et la pro­ba­bi­li­té de déci­sions gou­ver­ne­men­tales pou­vant influer sur la com­pé­ti­ti­vi­té d’une tech­no­lo­gie par rap­port à une autre.

6) Enfin se poser la ques­tion de la valeur patri­mo­niale du busi­ness déve­lop­pé : a‑t-il une valeur pour d’autres acteurs et pour quelles raisons ?

En effet, si la valeur indi­recte qu’un autre acteur tire d’un busi­ness est très impor­tante (par exemple sous forme de base de clien­tèle addi­tion­nelle pour son métier de base) la concur­rence sur les prix peut être encore plus âpre.

En termes de conclu­sion, pour évi­ter les écueils d’une acqui­si­tion trop cher payée ou d’une diver­si­fi­ca­tion ratée :

  • il faut au préa­lable avoir une vision stra­té­gique détaillée de ce que l’on veut faire,
  • il faut prendre le temps néces­saire, ou bien enga­ger les res­sources externes, pour faire cette ana­lyse de façon rigoureuse.


Voi­là qui jus­ti­fie ample­ment, me semble-t-il, le métier du consul­tant en stratégie. 

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1. Asy­me­tric digi­tal sub­scri­ber line, c’est-à-dire ligne d’a­bon­né numé­rique à débit éle­vé, par exemple : 512 kbits/s (dans le sens abon­né vers réseau de télécommunication).
2. Boucle locale radio.

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