Croître à long terme

Dossier : Les services aux entreprisesMagazine N°558 Octobre 2000
Par Jean ESTIN

1. Les ” vaches à lait ” ne créent pas de valeur

Les activ­ités où l’en­tre­prise a un fort lead­er­ship, des cash-flows élevés, et des besoins de réin­vestisse­ment faibles ont une valeur élevée, mais qui ne croît plus.

Il est donc théorique­ment indif­férent, d’un point de vue financier, de les con­serv­er ou de les ven­dre à leur ” juste prix “. Cepen­dant, si on les con­serve, le man­age­ment doit y con­sacr­er du temps qui pour­rait être mieux util­isé par ailleurs pour créer de la valeur.

La théorie stratégique veut qu’elles soient utiles au sein d’un groupe diver­si­fié, pour financer la crois­sance d’autres activ­ités, la R&D, les nou­veaux pro­duits, etc. En fait, le développe­ment des marchés financiers et des investis­seurs en fonds pro­pres depuis vingt ans rend cette vision caduque. Une bonne stratégie dans un domaine en crois­sance trou­vera des investis­seurs pour la financer, quels que soient les moyens disponibles en interne.

Il faut ven­dre les ” vach­es à lait ” et focalis­er le temps du man­age­ment sur les activ­ités en forte croissance.

Dans cette optique, le désen­gage­ment par­tiel de Viven­di de l’en­vi­ron­nement (la vache à lait) pour inve­stir lour­de­ment dans les métiers de la com­mu­ni­ca­tion (l’op­tion de crois­sance) est juste finan­cière­ment. L’avenir dira si elle est à long terme un grand mou­ve­ment stratégique créa­teur de valeur.

Tableau 1 — CROISSANCE ET CRÉATION DE VALEUR
DES VINGT PREMIÈRES CAPITALISATIONS MONDIALES 1995–1999
Le tableau ci-dessus mon­tre les taux de crois­sance annuels moyens sur cinq ans de la valeur bour­sière et des résul­tats des vingt pre­mières cap­i­tal­i­sa­tions mon­di­ales. Les groupes qui créent le plus de valeur pour leurs action­naires sont ceux qui crois­sent (et pour lesquels les marchés financiers anticipent que la crois­sance des résul­tats va se poursuivre).
Il faut not­er l’ampleur de ces taux de crois­sance des résul­tats et des val­ori­sa­tions pour des groupes de taille majeure (ce sont les vingt pre­mières cap­i­tal­i­sa­tions mon­di­ales en 1999, com­pris­es entre 70 et 600 mil­liards de dol­lars). Il faut égale­ment not­er que près de la moitié d’entre eux parvi­en­nent à croître de façon sig­ni­fica­tive dans des activ­ités sans crois­sance forte (grande dis­tri­b­u­tion, pétrochimie, assur­ances, indus­trie classique).

2. On ne crée de la valeur à long terme que si on investit

Un grand nom­bre de groupes mènent à l’heure actuelle des pro­grammes d’op­ti­mi­sa­tion des act­ifs, de ratio­nal­i­sa­tion des coûts indus­triels et com­mer­ci­aux, d’ex­ter­nal­i­sa­tion d’élé­ments de la chaîne de valeur… Ces pro­grammes créent de la valeur car les ressources disponibles de l’en­tre­prise sont util­isées de façon plus productive.

Ce sont des ajuste­ments (néces­saires) de la sit­u­a­tion actuelle, des rentabil­i­sa­tions d’ac­t­ifs mal util­isés, une mobil­i­sa­tion de ressources finan­cières pour de meilleurs emplois et, par­fois, la créa­tion d’une nou­velle vache à lait tran­si­toire ou stable.

Mais le fusil est à un coup car on ne peut dés­in­ve­stir à l’in­fi­ni. À long terme, pour croître et créer de la valeur, il faut investir.

Dans un grand nom­bre de grands groupes européens, l’analyse des flux de tré­sorerie mon­tre que les investisse­ments de crois­sance ne représen­tent qu’une part min­ime (typ­ique­ment de moins de 20 %) com­parés aux investisse­ments de main­tien ou de ratio­nal­i­sa­tion. De plus, dans la plu­part des cas, ils sont dilués dans de trop nom­breuses activ­ités, géo­gra­phies ou lignes de produits.

Sta­tis­tique­ment, un grand nom­bre de groupes ne crois­sent pas… parce qu’ils n’in­vestis­sent pas pour croître.

3. En moyenne, les investissements effectués par les entreprises ne créent pas de valeur

La plu­part des investisse­ments et des acqui­si­tions sont effec­tués aujour­d’hui avec des taux de rentabil­ité nets espérés de 15 à 20 % (inclu­ant les syn­er­gies dégagées). Le coût du cap­i­tal pour les groupes engagés dans des indus­tries clas­siques dans les pays indus­tri­al­isés est aux envi­rons de 9 à 11 %. Les objec­tifs de créa­tion de valeur sont donc en moyenne autour de 1,5 à 2 fois le mon­tant des cap­i­taux investis.

La réal­ité sta­tis­tique est, par déf­i­ni­tion, que le coût du cap­i­tal (à risque don­né) n’est rien d’autre que la rentabil­ité moyenne de l’in­dus­trie. Sta­tis­tique­ment, la moyenne des investisse­ments ne crée donc pas de valeur et un grand nom­bre en détru­it. Toutes les entre­pris­es qui espèrent un retour de 15 à 20 % sur leurs investisse­ments font donc le pari de faire mieux que la moyenne de l’industrie.

De quoi est faite la dif­férence entre les straté­gies de crois­sance qui réus­sis­sent et les autres ? Sou­vent d’une meilleure vision de la dynamique des prix, des marges, des attentes des clients, des chaînes de valeur, de com­ment s’y insér­er voire de l’in­flu­encer ; une meilleure vision, c’est-à-dire dif­férente de celle de la moyenne de l’in­dus­trie et des concurrents.

Les investisse­ments ” moyens ” et ” néces­saires ” ne créent pas de valeur. Ils per­me­t­tent sim­ple­ment de sur­vivre au sein de son indus­trie (sys­tèmes d’in­for­ma­tion, équipements indus­triels non exclusifs, redéf­i­ni­tions des proces­sus de ges­tion courante…, e‑commerce !) sauf à créer des bar­rières de taille, de dif­féren­ci­a­tion majeure, ou être menés à bien beau­coup plus rapi­de­ment que les concurrents.

Par exem­ple, les ban­ques ne cessent d’in­ve­stir dans des sys­tèmes d’in­for­ma­tion tou­jours plus coû­teux, plus longs à dévelop­per et plus dif­fi­ciles à main­tenir. Dans le trad­ing, ces sys­tèmes peu­vent amen­er des avan­tages réels face aux con­cur­rents et une crois­sance réelle de la part de marché, voire créer de nou­veaux marchés.

Dans la banque de réseau et d’en­tre­prise par con­tre, force est de con­stater que les parts de marché bougent très peu, que le pro­duit net ban­caire baisse, et que les pertes pour mau­vais risques n’évolu­ent guère, mal­gré les mil­liards investis chaque année dans les sys­tèmes d’information.

La somme des investisse­ments effec­tués avec une rentabil­ité escomp­tée de 15 % à 20 % donne par con­séquent le plus sou­vent une rentabil­ité moyenne de 10 %.

Trois ques­tions peu­vent utile­ment être posées pour recadr­er la stratégie :

  • quel est le mon­tant des investisse­ments réelle­ment con­sacrés à des activ­ités, géo­gra­phies, canaux de dis­tri­b­u­tion, seg­ments de clien­tèles, tech­nolo­gies, pro­duits et ser­vices…, nou­veaux ou en forte croissance ?
  • dans quelle mesure est-il sig­ni­fica­tive­ment dif­férent de celui des con­cur­rents dans cha­cune de ces dimensions ?
  • dans quelle mesure les leviers d’ac­tion util­isés sont-ils sim­i­laires ou dif­férents de ceux des con­cur­rents dans cha­cune de ces dimensions ?


La réal­lo­ca­tion et la focal­i­sa­tion des ressources par domaine et leviers de crois­sance restent une des clés de la crois­sance et de la créa­tion de valeur à long terme.

4. Quelques formules classiques de croissance à long terme

Les straté­gies de crois­sance longue sont sou­vent sim­ples dans leur déf­i­ni­tion voire leur mise en œuvre. Leur dif­fi­culté tient à ce qu’elles requièrent des choix dras­tiques et con­tro­ver­sés et une réal­lo­ca­tion per­ma­nente des ressources. Ce sont par exemple :

Tableau 2 — ÉVOLUTION DU CHIFFRE D’AFFAIRES ET DE LA RENTABILITÉ D’HANSON (1980–1997)​
En 1981, le porte­feuille d’activités de Han­son était com­posé à 68 % de pro­duits indus­triels de base (out­il­lage, tex­tile…), à 25 % de prod​uits ali­men­taires et à 7 % de matéri­aux de construction.
En 1996 (avant l’unbundling du groupe) ces pour­cent­ages étaient respec­tive­ment de 16 %, 32 % et 21%.

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ROE : résul­tat net divisé par cap­i­taux propres.
  • des straté­gies de crois­sance géo­graphique ; l’en­tre­prise réplique sys­té­ma­tique­ment à tra­vers le monde la for­mule com­mer­ciale et stratégique qui a fait ce suc­cès ini­tial dans un pays (Coca Cola, Malboro…) ;
  • des straté­gies de con­cen­tra­tion indus­trielle : l’en­tre­prise con­cen­tre sys­té­ma­tique­ment à son prof­it l’in­dus­trie, d’abord sur une base nationale, puis con­ti­nen­tale, puis mon­di­ale, dans cha­cun ou dans cer­tains de ses grands métiers (Gen­er­al Elec­tric, AIG…). La ques­tion est de déter­min­er la crois­sance induite par de telles straté­gies (crois­sance du marché s’ad­di­tion­nant à la crois­sance provenant des gains de parts de marché : reste-t-il encore beau­coup à con­cen­tr­er de façon réal­iste ?). Elle est égale­ment de déter­min­er si l’en­tre­prise a les moyens de men­er à bien — et mieux que ses con­cur­rents — une telle stratégie ;
  • des straté­gies de lead­er­ship ini­tial et soutenu dans des métiers en crois­sance longue (Intel, Microsoft…) ;
  • des straté­gies de ges­tion active de porte­feuille sur longue durée ; achat d’en­tre­pris­es mal gérées, développe­ment de leur poten­tiel et étab­lisse­ment de lead­er­ship dans leurs métiers, acqui­si­tions com­plé­men­taires, revente à terme au mieux de leur valeur (Han­son…).


L’ex­em­ple du groupe bri­tan­nique Han­son est à cet égard sig­ni­fi­catif (cf. tableau 2). De 1980 à 1998, le chiffre d’af­faires a crû en moyenne de 20 % par an pour une rentabil­ité nette sur fonds pro­pres com­prise entre 20 et 35 % suiv­ant les années.

Un action­naire ayant investi une action dans le groupe en 1980 a reçu 25 fois sa mise sur la péri­ode en val­ori­sa­tion de son action, dis­tri­b­u­tion d’ac­tions gra­tu­ites et div­i­den­des (soit un ren­de­ment moyen com­posé de 19 % par an !).

Cette per­for­mance remar­quable sur une péri­ode aus­si longue a été assurée à par­tir d’ac­tiv­ités mûres et sans crois­sance struc­turelle forte (les matéri­aux de con­struc­tion, des pro­duits indus­triels de base, les pro­duits de grande con­som­ma­tion, le tabac, l’én­ergie, etc.) avec un mix de ces activ­ités ayant fon­da­men­tale­ment changé tout au long de la période.

Les con­stantes de la stratégie appliquée au cours des vingt années ont été :

  • l’ac­qui­si­tion de sociétés mal gérées dans des métiers de base ;
  • la revente immé­di­ate des act­ifs non pro­duc­tifs, et d’une façon générale, l’op­ti­mi­sa­tion des act­ifs engagés et non seule­ment des coûts d’ex­ploita­tion (les act­ifs ont été divisés par 6 dans cer­tains métiers à chiffre d’af­faires iden­tique sur des péri­odes de trois à cinq ans) ;
  • l’étab­lisse­ment de posi­tions de lead­er­ship dans les métiers con­sid­érés à par­tir d’ac­qui­si­tions com­plé­men­taires, de ratio­nal­i­sa­tions indus­trielles sig­ni­fica­tives et d’in­vestisse­ments com­mer­ci­aux importants ;
  • la revente à terme des posi­tions ain­si acquis­es au mieux de leur valeur et, par con­séquent, l’évo­lu­tion sig­ni­fica­tive au cours du temps du porte­feuille de métiers.


Ain­si que l’indi­quait Lord Han­son en 1993, ” our sole objec­tive is to turn assets into cash, not to add to it ; we are not long-term hold­ers of prop­er­ty. ”

La liqué­fac­tion et la réal­lo­ca­tion per­ma­nentes des ressources sont effec­tive­ment les clés de la crois­sance et de la créa­tion de valeur à long terme.

Com­bi­en de groupes européens ont-ils changé dras­tique­ment leur mix de métiers ou leurs leviers d’ac­tion au cours des dix dernières années ?

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