“ BUSINESS MODELS ” DU e-COMMERCE B2B

Les milliards de dollars du e

Dossier : Les services aux entreprisesMagazine N°558 Octobre 2000
Par Gilles BOURON (93)
Par Georges CHÉHADÉ (91)

De la petite start-up Inter­net (dot.com) aux multi­na­tionales géantes, toutes les entre­pris­es sont engagées dans une com­péti­tion effrénée pour sor­tir gag­nantes et prospér­er dans l’ère Inter­net. Per­suadés que seuls quelques par­tic­i­pants y parvien­dront, les investis­seurs val­ori­saient récem­ment les 133 dot.coms les plus impor­tantes de Wall Street à 410 mil­liards de dol­lars. En y ajoutant la valeur des activ­ités e‑business des autres sociétés cotées, le total avoi­sine les mille mil­liards de dol­lars. Spécu­la­tion sauvage ? Investisse­ments démesurés en pro­por­tion du nom­bre restreint d’op­por­tu­nités réelles ?

Non.

Ces val­ori­sa­tions bour­sières traduisent le pronos­tic suivant :

  • des activ­ités nou­velles vont apparaître,
  • seules quelques entre­pris­es sauront véri­ta­ble­ment utilis­er Inter­net et anéan­tiront leurs concurrents,
  • le suc­cès de ces quelques entre­pris­es garan­ti­ra d’énormes div­i­den­des à leurs actionnaires.

Per­son­ne ne peut prédire aujour­d’hui qui seront les gag­nants de cette com­péti­tion, tout comme per­son­ne n’au­rait su prédire en 1948 que McDon­ald’s propagerait la notion de fast-food dans le monde entier. Cepen­dant, comme pour les autres révo­lu­tions indus­trielles, il y aura peu de gag­nants et beau­coup de per­dants. Ain­si, dans l’in­dus­trie auto­mo­bile améri­caine, seules trois com­pag­nies (Gen­er­al Motors, Ford et Daim­ler Chrysler) par­mi les mil­liers de start-ups exis­tant au début du siè­cle ont survécu.

Par con­séquent, à sup­pos­er que les marchés financiers éval­u­ent cor­recte­ment l’im­pact du e‑business dans son ensem­ble, ils suré­val­u­ent aujour­d’hui la plu­part des entre­pris­es, tan­dis qu’ils sous-esti­ment sig­ni­fica­tive­ment la valeur des quelques-unes qui réus­siront à trans­former le monde des affaires.

Mais quelles sont les règles du jeu de cette course effrénée ?

Et qui des géants et des dot.coms sont les mieux placés pour la remporter ?

À quoi sert l’e‑business aujour­d’hui ? Et quels sont les mod­èles d’e-busi­ness qui vont réussir ?

Les règles de la course

Con­traire­ment aux théories de cer­tains gourous en stratégie, prompts à met­tre en avant la néces­sité d’une pen­sée inno­vante et révo­lu­tion­naire, la pre­mière règle à ne pas oubli­er est sans doute qu’il ne suf­fit pas d’une bonne idée pour gag­n­er, et que les fac­teurs de suc­cès économiques des dernières décen­nies sont tou­jours val­ables dans l’ère Internet.

En étu­di­ant les plus grandes réus­sites dans 55 secteurs d’ac­tiv­ité ces trente dernières années, Booz-Allen a iden­ti­fié les quelques fac­teurs de suc­cès qui sont à l’o­rig­ine de 80 % des grandes réussites :

  • ven­dre au détail en masse (par exem­ple, Toys ” R ” Us),
  • court-cir­cuiter une ou plusieurs étapes de la chaîne de valeur (par exem­ple, Dell dans l’assem­blage à façon des ordi­na­teurs et leur vente par Internet),
  • con­cen­tr­er, sim­pli­fi­er et stan­dard­is­er les pro­duits (par exem­ple, McDonald’s),
  • créer une méga-mar­que et la déclin­er en de mul­ti­ples pro­duits (par exem­ple, Disney).

Nul besoin d’avoir l’idée en pre­mier, l’im­por­tant, c’est d’être le pre­mier à la met­tre en œuvre à grande échelle dans un secteur d’activité.

La deux­ième règle à respecter pour qu’une idée s’im­pose, c’est d’as­sur­er une crois­sance forte et rentable, sat­is­faire les attentes du client et dis­pos­er d’a­van­tages con­cur­ren­tiels sig­ni­fi­cat­ifs et durables.

Les entre­pris­es qui ont réus­si dans le passé à com­bin­er ces trois fac­teurs ont rapi­de­ment éten­du leur offre à des clients de plus en plus nom­breux, atteignant une crois­sance annuelle de leurs béné­fices supérieure à 20 % sur plus de dix ans.

À la base de ces suc­cès, un busi­ness mod­el repous­sant les lim­ites de ce qui est com­muné­ment con­sid­éré comme pos­si­ble. Par exem­ple, McDon­ald’s, Midas, Home Depot et South­west Air­lines avaient tous à leur début un avan­tage-coût de 30 à 45 % sur leurs con­cur­rents. Un busi­ness mod­el opère comme un organ­isme com­plexe, intè­grant dif­férents élé­ments (des proces­sus, un mod­èle économique, et une offre com­mer­ciale attrayante pour ses clients) qui ne sont effi­caces qu’une fois combinés.

Le busi­ness mod­el de McDon­ald’s, par exem­ple, est con­sti­tué d’un con­cept (four­ni­ture de repas bon marché), de proces­sus clairs qui per­me­t­tent à n’im­porte quel employé de fournir partout exacte­ment le même Hap­py Meal, de parte­nar­i­ats avec l’in­dus­trie agro-ali­men­taire, et d’un mod­èle économique qui assure le suc­cès com­mun de McDon­ald’s et ses fran­chisés. La com­plex­ité des inter­ac­tions entre ces dif­férents élé­ments con­stitue en soi une pro­tec­tion face aux concurrents.

Le prin­ci­pal avan­tage con­cur­ren­tiel des entre­pris­es qui réalisent de véri­ta­bles per­cées tient donc dans leur busi­ness mod­el, à la fois inno­vant, très supérieur en ter­mes de com­péti­tiv­ité et presque impos­si­ble à répli­quer. On recon­naît donc ces entre­pris­es au fait qu’elles sont prof­ita­bles dès le début de leur activ­ité. Par exem­ple, Dell (main­tenant vendeur d’or­di­na­teurs sur Inter­net) et Schwab (main­tenant courtier sur Inter­net) ont dégagé des béné­fices tout au long de leur his­toire, avant même la trans­po­si­tion de leur busi­ness mod­el sur Internet.

La troisième et dernière règle est enfin de faire les choses dans l’or­dre. En effet, on dis­tingue deux phas­es dis­tinctes pour une entre­prise lancée dans la course pour boule­vers­er les règles du jeu. Tout d’abord, l’en­tre­prise s’emploie à per­fec­tion­ner son busi­ness mod­el — apprenant à attein­dre les meilleurs niveaux de per­for­mance dans l’in­dus­trie, ajus­tant l’of­fre com­mer­ciale et dévelop­pant un mod­èle économique viable. Dans le passé, cette phase durait qua­tre à cinq ans en moyenne. La deux­ième phase con­siste en une crois­sance rapi­de en déploy­ant le busi­ness mod­el selon un ou plusieurs des trois axes suiv­ants : acqui­si­tions, expan­sion géo­graphique, et expan­sion dans de nou­veaux seg­ments de marchés.

En quoi la course du e‑business sera-t-elle différente ?

Elle sera cer­taine­ment plus rapi­de : ain­si, Schwab et Dell ont con­clu la pre­mière phase en deux ans, soit deux fois plus vite que pour une per­cée dans l’é­conomie traditionnelle.

Elle pour­rait ten­ter de com­bin­er les deux phas­es. Amer­i­ca On-line (AOL) et le site d’enchères eBay ont per­fec­tion­né leurs mod­èles tout en ayant une crois­sance extrême­ment rapi­de. Mais nous pen­sons qu’AOL et eBay sont des excep­tions : leurs mod­èles économiques reposent sur des ” effets de réseau “, à savoir que les béné­fices pour un util­isa­teur aug­mentent avec le nom­bre d’u­til­isa­teurs. Pour eBay par exem­ple, plus les vendeurs sont nom­breux, plus on attire d’a­cheteurs, et plus il y a d’a­cheteurs, plus on attire de vendeurs, et plus il y a de vendeurs et d’a­cheteurs, plus l’en­tre­prise fait des béné­fices. Quand les effets de réseaux sont impor­tants, une crois­sance rapi­de doit être un élé­ment essen­tiel du busi­ness mod­el, et les deux étapes sont qua­si simultanées.

Toutes les start-ups s’ap­puient sur l’ef­fet de réseau pour jus­ti­fi­er leur prof­itabil­ité atten­due, pour­tant rares sont celles pour lesquelles cet effet existe réelle­ment. Ces effets se pro­duisent quand le fait de con­necter les gens entre eux crée de la valeur — soit en créant un marché (comme pour eBay), soit en dévelop­pant un réseau (comme les chat rooms d’AOL). Ils ne se pro­duisent pas dans la grande majorité des secteurs d’ac­tiv­ité, là où l’essen­tiel de la crois­sance de la nou­velle économie aura lieu. En effet, il n’y a d’ef­fets de réseau ni dans la vente directe (Dell, Schwab), ni dans la vente au détail (Amazon.com), ni dans la vente en gros, tout au plus des économies d’échelle comme dans l’é­conomie traditionnelle.

Dans tous ces secteurs d’ac­tiv­ité, nous prévoyons par con­séquent que les deux étapes res­teront dis­tinctes. Dell et Schwab par exem­ple ont d’abord per­fec­tion­né leurs proces­sus en exploitant le poten­tiel e‑business avant de les déploy­er à l’échelle mon­di­ale. À l’in­verse, Amazon.com perd des cen­taines de mil­lions de dol­lars pour avoir ten­té de brûler la pre­mière étape, et expéri­mente main­tenant plusieurs busi­ness mod­els en même temps, dans l’e­spoir d’en trou­ver un qui assur­era sa survie.

Les géants…

Selon une étude récem­ment pub­liée par Booz-Allen et l’E­con­o­mist Intel­li­gence Unit, les PDG des très grandes entre­pris­es sont con­va­in­cus que l’e‑business dépasse le strict cadre des tech­nolo­gies de l’in­for­ma­tion : c’est une révo­lu­tion dans le monde des affaires. Les entre­pris­es géantes y voient une oppor­tu­nité con­sid­érable pour réduire leurs coûts, tels Boe­ing et Gen­er­al Elec­tric, qui revendiquent déjà des mil­liards d’économies.

Les places finan­cières ont com­mencé à réalis­er que si le e‑business est nou­veau, les règles économiques, elles, n’ont pas changé, et que l’ex­péri­ence indus­trielle est tou­jours impor­tante. Par­al­lèle­ment, l’opin­ion publique et les investisse­ments ont com­mencé à se détourn­er des dot.coms.

Les géants sor­tiront-ils finale­ment vain­queurs des trans­for­ma­tions en cours ?

Voire. Les trente dernières années n’ont en effet pas été favor­ables aux géants, et ce sont surtout des start-ups qui ont réus­si les per­cées phénomé­nales (McDon­ald’s, Home Depot, South­west, Dell), avec de rares cas de géants arrivant à percer dans des marchés qui n’é­taient pas dans leur domaine de prédilection.

Les géants qui ont le plus de chances de rem­porter la course sont ceux qui étaient déjà dans la deux­ième phase de leur développe­ment avant que la révo­lu­tion e‑business ne com­mence (Cis­co, Dell et Schwab, par exem­ple). Ces entre­pris­es s’ap­puient sur les poten­tial­ités du e‑business pour éten­dre un busi­ness mod­el déjà robuste. Quant aux autres, par­i­ons déjà que celles qui se sont lancées de façon assez frileuse et très tar­di­ve­ment dans l’e-busi­ness n’ar­riveront guère à rentabilis­er leurs investisse­ments. Leurs con­cur­rents plus rapi­des et plus agiles sont en train de définir les règles du jeu aux­quelles les retar­dataires devront s’adapter.

… et les dot.coms

Jeunes, ambitieuses, pleines d’idées, soutenues par de rich­es busi­ness-angels, les dot.coms sont engagées dans une tout autre course : gag­n­er ou mourir. Bien sûr, elles peu­vent franchir la pre­mière phase puis se faire racheter, mais au fur et à mesure que les vain­queurs appa­raîtront claire­ment et cap­tureront l’essen­tiel de la cap­i­tal­i­sa­tion du marché, la ” bulle ” éclat­era et les prix d’ac­qui­si­tion bais­seront forte­ment. Pour tester les chances de survie d’une dot.com, il faut se pos­er les trois ques­tions suivantes :

  • Les proces­sus basés sur l’e‑business pro­duisent-ils des avan­tages sur les coûts équiv­a­lents à ceux atteints par exem­ple par McDon­ald’s dans le passé ?
  • La dot.com saura-t-elle faire les autres inno­va­tions, hors e‑business, néces­saires pour gag­n­er (pro­duits inno­vants, proces­sus plus effi­caces, etc.) ?
  • Son busi­ness mod­el est-il suff­isam­ment com­plexe à répli­quer pour main­tenir un avan­tage com­péti­tif durable par rap­port à des entrants poten­tiels, tout en gar­dant des marges élevées ?


Quelles dot.coms gag­neront ? Par­i­ons sur celles qui déga­gent déjà des prof­its, soit parce qu’elles béné­fi­cient d’ef­fets de réseaux réels, soit parce qu’elles ont déjà franchi la pre­mière étape de leur crois­sance avec suc­cès. Par con­tre, que penser de ces dot.coms qui se lan­cent dans cette course étrange — celles qui comptent sur des effets de réseaux improb­a­bles, ou celles qui espèrent naïve­ment faire des béné­fices une fois réduits leurs coûts mar­ket­ing démesurés ?

L’évolution du e‑business

Une accéléra­tion inouïe a eu lieu ces dernières années. Là où le com­merce élec­tron­ique facil­i­tait des trans­ac­tions déjà con­clues, il est devenu un acti­va­teur de trans­ac­tions : détec­tion des four­nisseurs, expres­sion de leur offre pro­duit, et enfin trans­ac­tion com­plète, voire livrai­son pour tout ce qui ne requiert plus de livraisons physiques (logi­ciels, musique, etc.). Le milieu des années 90 était dom­iné par les réseaux d’échange de don­nées infor­ma­tisées (EDI) fer­més et coû­teux, reliant un acheteur à quelques four­nisseurs. Dès la fin des années 90, Inter­net per­me­t­tait de met­tre en ligne des brochures, et de se lancer dans du com­merce élec­tron­ique basique pour ven­dre à quelques acheteurs.

Mais l’an 2000 mar­que le réel essor du e‑business, avec le boom des échanges par Inter­net entre entre­pris­es (busi­ness-to-busi­ness ou ” B2B ”) comme évo­lu­tion naturelle des con­cepts d’E­DI, grâce aux stan­dards ouverts et évo­lu­tifs d’In­ter­net. Le nom­bre d’ini­tia­tives a explosé, qu’il s’agisse de lance­ments de nou­velles dot.coms, ou de pro­jets d’en­tre­pris­es bien établies.

Aujour­d’hui les pro­jets où Booz-Allen est engagé aux États-Unis et en Europe nous mon­trent que les entre­pris­es met­tent active­ment en œuvre leurs straté­gies Inter­net — même si les mod­èles de B2B et les struc­tures sous-jacentes sont tout juste en train d’émerger :

  • e‑Procurement ” pour gér­er tous les proces­sus d’achat et d’ap­pro­vi­sion­nement d’un acheteur cher­chant à réduire ses coûts admin­is­trat­ifs et à obtenir des rabais sur de gros vol­umes (basé par exem­ple sur les solu­tions d’Ari­ba, SAP-Com­merce One ou Oracle),
  • Ver­ti­cal Mar­ket­place “, ver­sion élec­tron­ique des marchés physiques où le site est un nou­v­el inter­mé­di­aire entre de mul­ti­ples vendeurs et acheteurs (par exem­ple Chip­Cen­ter dans les com­posants élec­tron­iques, ou e‑Chemicals dans les pro­duits chimiques),
  • Mar­ket Mak­er “, site qui apporte une infor­ma­tion dynamique sur les prix, et per­met la vente ou l’achat de toutes sortes de biens, en con­cen­trant des acheteurs et des vendeurs, et en étab­lis­sant un envi­ron­nement plus com­péti­tif (comme FreeMar­kets qui per­met de mon­ter les enchères pour un appel d’offres),
  • ou d’autres mod­èles actuelle­ment en cours de définition…


Les mod­èles fondés sur l’échange atteignent presque leur matu­rité et cherchent à tout prix à s’é­ten­dre vers de nou­veaux ser­vices à valeur ajoutée comme l’in­té­gra­tion de la chaîne d’ap­pro­vi­sion­nement entre entre­pris­es ou la col­lab­o­ra­tion dans le développe­ment des produits…

Conclusion

Au fil de ces évo­lu­tions, dot.coms et géants devront sans cesse explor­er de nou­veaux busi­ness mod­els : par­ticiper à cette course sans fin est bien moins risqué que de refuser de se lancer dans la com­péti­tion. Dans la nou­velle économie, le seul moyen de sor­tir vain­queur est de se lancer dans une suc­ces­sion de cours­es périlleuses mais exal­tantes et d’ac­cepter de se trans­former sans cesse… Quels géants lead­ers de leurs marchés ont adop­té cet état d’e­sprit jusque dans leur cul­ture et dans leur proces­sus de déci­sions ? Quelles dot.coms l’ont fait ? Les répons­es à ces ques­tions per­me­t­tront de déter­min­er les vain­queurs de demain.

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