Quelle prise en compte d’Internet pour l’analyste-stratège ?

Dossier : Les services aux entreprisesMagazine N°558 Octobre 2000Par Jean LATIZEAU (72)

Cela peut-il être d’ordre stratégique ?

Com­men­çons par nous entendre sur le terme de stra­té­gie, si cou­ram­ment mis à toutes les sauces.

Chez Mars & Co où, depuis vingt ans, nous nous consa­crons exclu­si­ve­ment à l’as­sis­tance en ce domaine des direc­tions géné­rales d’une sélec­tion de grands groupes mul­ti­na­tio­naux, nous consi­dé­rons qu’est stra­té­gique ce qui condi­tionne de façon majeure (et rédhi­bi­toire, voire létale en cas d’er­reur d’o­rien­ta­tion) l’a­ve­nir d’en­ti­tés éco­no­miques cohé­rentes (on emploie par­fois le terme de busi­ness unit). Par exemple, l’ac­ti­vi­té plâtre d’un groupe de maté­riaux de construc­tions ; la clien­tèle entre­prise d’un groupe d’as­su­rances, le pôle com­mu­ni­ca­tion d’un groupe de ser­vices, etc.).

Cette pré­oc­cu­pa­tion trouve toute sa plé­ni­tude dans le cas d’ac­ti­vi­tés du sec­teur concur­ren­tiel et de groupes pri­vés ne béné­fi­ciant d’au­cun type de sou­tien ou pro­tec­tion spécifiques.

L’a­na­lyse stra­té­gique, au sens plein du terme, va donc viser à faire un diag­nos­tic extrê­me­ment pré­cis – sorte de check-up éco­no­mi­co-finan­cier – des busi­ness units prises avec l’in­té­gra­li­té de leur chaîne de valeur ajou­tée (des achats à la vente finale, en pas­sant par toutes les étapes de pro­duc­tion, logis­tique, mar­ke­ting, admi­nis­tra­tion, etc.) dans le but de :

  • faire le bilan des forces et fai­blesses à chaque stade, et le bilan d’ensemble ;
  • déter­mi­ner les fac­teurs struc­tu­rels qui expliquent les niveaux atteints sur les inva­riants de l’é­qua­tion éco­no­mique (les coûts uni­taires, les volumes, le pre­mium de prix). Ces fac­teurs struc­tu­rels peuvent être de nature très diverse selon les cas : taille d’u­sines dans des indus­tries lourdes, choix tech­no­lo­giques, inten­si­té de la R&D et/ou des dépenses publi­ci­taires (exemple de la grande consom­ma­tion), choix d’or­ga­ni­sa­tions et de pro­ces­sus (ser­vices à valeur ajou­tée faible ou modé­rée), sélec­ti­vi­té du recru­te­ment (…dans un cabi­net de conseil) ;
  • éva­luer le mon­tant des efforts (en argent, en res­source humaine et en temps pas­sé) qu’il fau­drait en prin­cipe consa­crer pour tout mettre à niveau, et en pra­tique faire les arbi­trages qu’im­plique la rare­té de ces ressources.


On voit clai­re­ment qu’on n’est jamais très loin des notions de comptes d’ex­ploi­ta­tion et de comptes de bilan… à ceci près qu’il ne faut pas uni­que­ment cher­cher à opti­mi­ser les fameux fac­teurs struc­tu­rels par rap­port à la situa­tion pré­sente, mais aus­si rela­ti­ve­ment à la concur­rence et avec un sou­ci de pro­jec­tion dans l’a­ve­nir (une ana­lyse insuf­fi­sante des ten­dances de mar­ché pou­vant réduire à néant des efforts de » mise à niveau « , tel un tapis qu’on tire sous vos pieds).

Et Internet ?

Le para­graphe pré­cé­dent nous éclaire immé­dia­te­ment sur la consi­dé­ra­tion plus ou moins stra­té­gique avec laquelle il fau­dra dans les direc­tions géné­rales envi­sa­ger ce phé­no­mène : Inter­net sera stra­té­gique ou plu­tôt pré­sen­te­ra une chance/un risque de l’être (nuance impor­tante), s’il peut avoir un impact net sur la com­pé­ti­ti­vi­té. Et cela dans une optique moyen/long terme, struc­tu­relle : nous ne pla­çons donc pas dans ce cadre la recherche d’ef­fets d’annonce.

Par consé­quent, il fau­dra à nou­veau se poser quelques ques­tions très ordi­naires, qu’on ne se posait déjà sans doute pas assez sys­té­ma­ti­que­ment avant Internet :

  • quel peut être l’im­pact sur mes coûts ?
  • quel peut être l’im­pact sur la qua­li­té de service ?
  • puis-je ain­si vendre plus à mes clients ?
  • vais-je pou­voir conqué­rir de nou­veaux marchés ?


S’é­tant ain­si abs­trait du » média­ti­que­ment cor­rect » qui a ces der­niers mois – nous l’a­vons consta­té dans des grands groupes pres­ti­gieux – conduit cer­tains cadres à confondre dyna­misme et incan­ta­tion, on subo­dore vite que si impact il y a, celui-ci n’au­ra aucune rai­son d’être ni uni­ver­sel ni auto­ma­tique. Pour vrai­ment vali­der la nature stra­té­gique de l’en­jeu, il fau­dra exa­mi­ner, quan­ti­fier, pro­ba­bi­li­ser les effets éco­no­miques escomp­tables et les risques associés.

Mal­gré toutes ces pré­cau­tions que nous recom­man­dons à nos clients, il faut recon­naître au phé­no­mène Inter­net une spé­ci­fi­ci­té que les » gim­micks » évo­qués en intro­duc­tion ne pré­sen­taient pas : c’é­tait pour la plu­part de simples concepts mana­gé­riaux, alors qu’In­ter­net consti­tue une avan­cée tech­no­lo­gique majeure qui rend pos­sible une évo­lu­tion sen­sible des com­por­te­ments des clients, des entre­pre­neurs et des investisseurs.

Cela étant dit, pour trai­ter avec la luci­di­té néces­saire les ques­tions basiques ci-des­sus, il faut éga­le­ment qua­li­fier soi­gneu­se­ment la nature de cette tech­no­lo­gie nou­velle : que per­met-elle de faire, avec quelles contraintes, quelles limites, com­ment ces der­nières peuvent-elles évo­luer à l’a­ve­nir, quelles par­ties de la chaîne de valeur sont concer­nées à coup sûr et est-ce avec une ampleur sus­cep­tible de bous­cu­ler les busi­ness models actuels… ?

Pre­nons ain­si l’exemple des » places de mar­ché ver­ti­cales « , ces mises en com­mun on-line par des indus­triels du même sec­teur (que dans l’an­cienne éco­no­mie on appe­lait du terme sans doute main­te­nant obso­lète de » concur­rents… ») de pro­cé­dure d’a­chats de leurs matières premières.

Pour­quoi, puisque cela concerne en géné­ral un nombre assez limi­té d’en­tre­prises et leurs four­nis­seurs, cela ne s’est-il pas déve­lop­pé depuis des années déjà avec l’É­DI (Échange de don­nées infor­ma­ti­sées) ? Est-ce l’é­qua­tion éco­no­mique qui a vrai­ment chan­gé grâce à Inter­net, ou l’i­dée qu’on s’en fait ? Mani­fes­te­ment, cer­tains busi­ness plans ont dû être faits un peu vite :

  • Chem­dex (place de mar­ché concer­nant les pro­duits de labo­ra­toire) dépen­sait à fin 1999 en frais de fonc­tion­ne­ment et de pro­mo­tion l’é­qui­valent de deux fois son chiffre d’af­faires, plus de trois ans après son démar­rage, pour une part de mar­ché prise aux canaux habi­tuels d’ap­pro­vi­sion­ne­ment dans ce sec­teur de moins de 1 %. Nous avons cal­cu­lé que cette part de mar­ché devrait atteindre 40 % (!) pour obte­nir un résul­tat opé­ra­tion­nel cor­rect (tou­jours très insuf­fi­sant pour épon­ger les pertes qui auront précédé…) ;
     
  • … et les mar­chés finan­ciers ont cau­tion­né cette légè­re­té : les trois places de mar­ché cotées aux États-Unis ont vu leur capi­ta­li­sa­tion bour­sière agré­gée explo­ser jus­qu’à 25 mil­liards de $… avant de subir une cor­rec­tion de – 85 % entre février et mars 2000.

L’a­na­lyse suc­cincte que l’on peut faire de cet exemple, c’est que de telles places de mar­ché ne changent qu’une assez faible par­tie de la chaîne de valeur ajou­tée des appro­vi­sion­ne­ments : essen­tiel­le­ment l’ad­mi­nis­tra­tion et la ratio­na­li­sa­tion des achats, mais pas la logis­tique ni a for­tio­ri les coûts de concep­tion et de fabri­ca­tion des pro­duits. Dans ces condi­tions, c’est en quelque sorte » un inter­mé­diaire de plus » dont la logique éco­no­mique véri­table, si elle existe, consiste à rem­pla­cer les ser­vices achats et les forces de vente des gros­sistes » tra­di­tion­nels » (que rien n’empêche par ailleurs de mettre leurs cata­logues on-line) par ses propres coûts de sys­tème et de promotion.

Pour autant, les pro­grès envi­sa­geables grâce à Inter­net existent d’ores et déjà… et par consé­quent, ils sont par­fois prio­ri­taires stra­té­gi­que­ment lorsque le risque de décro­che­ment par rap­port à la concur­rence sera trop grand, ou inver­se­ment que l’op­por­tu­ni­té de creu­ser un avan­tage concur­ren­tiel est significatif.

Nous allons en esquis­ser les grandes lignes générales.

Les axes de progrès les plus tangibles

En fonc­tion des logiques stra­té­giques expo­sées au para­graphe pré­cé­dent, ces axes de pro­grès pour­ront être détec­tés en met­tant en pers­pec­tive les spé­ci­fi­ci­tés de la chaîne de valeur ajou­tée de chaque busi­ness unit, leurs contextes de mar­ché (clien­tèles, concur­rence) et les fonc­tion­na­li­tés per­mises par Inter­net (sans oublier les intranets).

Sur ce der­nier point, on peut résu­mer en disant que le Web est un for­mi­dable agent de flui­di­fi­ca­tion et d’ac­cé­lé­ra­tion de l’information.

Cela pré­sente toutes sortes de poten­tia­li­tés d’une part à l’in­té­rieur des entre­prises, d’autre part entre les entre­prises et leurs clients.

En interne, les gains de pré­ci­sion et de temps peuvent être très impor­tants dans tous les maillons de l’or­ga­ni­sa­tion mais tirer un réel avan­tage com­pé­ti­tif de ces amé­lio­ra­tions de prin­cipe ne sera pas de tout repos, en par­ti­cu­lier pour des struc­tures exis­tantes : en pre­mier lieu, il fau­dra pour créer un écart total sen­sible cumu­ler des petits écarts dis­per­sés dans tous les ser­vices (faire un grand fleuve de petits ruis­seaux), d’autre part à moins d’une forte crois­sance déjà ins­tal­lée du volume d’ac­ti­vi­té, la concen­tra­tion de ces gains de temps finit bien par se tra­duire en sureffectifs.

Entre les entre­prises et leurs clients, actuels ou poten­tiels, les pro­grès peuvent aus­si être très sen­sibles : amé­lio­ra­tion de la vitrine de l’en­tre­prise, aug­men­ta­tion des oppor­tu­ni­tés de mar­ke­ting direct, et enfin dans cer­tains cas trans­fert au client de cer­taines tâches admi­nis­tra­tives (la com­mande on-line tient lieu de sai­sie en interne, ce qui consti­tue autant de gain de temps dans les back-offices, et l’on est rame­né au pro­blème pré­cé­dent de concrétisation).

Dans tous les cas, les pro­grès n’ont une chance d’être déci­sifs qu’au prix d’une dis­ci­pline de fer quant à la ges­tion des effec­tifs, des pro­cé­dures (nou­velles), de la qua­li­té et de la réac­ti­vi­té. Un des effets du Web sera que la clien­tèle va deve­nir de plus en plus exi­geante : des impré­ci­sions, des len­teurs qui pou­vaient jus­qu’à pré­sent être tolé­rées quand les clients étaient en rap­port épis­to­laire ou télé­pho­nique avec leurs four­nis­seurs ne le seront plus quand le mode de com­mu­ni­ca­tion habi­tuel sera un e‑mail au web­mas­ter.

À cet égard, le frein psy­cho­lo­gique à chan­ger de four­nis­seur va s’a­me­nui­ser, et la taille des entre­prises sera sou­vent une bar­rière concur­ren­tielle moins déter­mi­nante qu’au­pa­ra­vant : on pour­ra être petit, visible et effi­cace à condi­tion d’être rapide et irré­pro­chable. Cela peut vite tour­ner à la catas­trophe car en matière de clien­tèle, il est aus­si très cou­rant de décou­vrir (quand on fait soi­gneu­se­ment le cal­cul et l’i­den­ti­fi­ca­tion…) que 20 % des clients repré­sentent 80 % de la ren­ta­bi­li­té, ce qui risque de don­ner lieu à des attaques ultra-ciblées via le Web de ces seg­ments de clients.

Cela est tout par­ti­cu­liè­re­ment pro­bable dans les acti­vi­tés B to C où comme de juste ce sont les caté­go­ries de par­ti­cu­liers au poten­tiel de consom­ma­tion le plus éle­vé qui seront les plus équi­pées en PC et en WAP, et les plus enclines cultu­rel­le­ment à en faire un usage impor­tant pour de réelles transactions.

Les grandes entre­prises doivent donc cher­cher à cumu­ler tous ces avan­tages, en pro­cé­dant de façon rigou­reuse (cf. sché­ma ci-dessus).

Pour résumer et conclure, une citation…

» Il y a trois phases. Dans la pre­mière, pour les entre­prises de toute taille, il fal­lait faire quelque chose sur Inter­net. Mais typi­que­ment, c’é­tait des sites sim­ple­ment à lire.

La deuxième phase, ces deux der­nières années, ce fut une véri­table hys­té­rie pour réa­li­ser coûte que coûte des tran­sac­tions via Inter­net. Il fal­lait pou­voir dire que la part du chiffre d’af­faires sur Inter­net est déjà de 50 %, et croît à x %, et cela allait jus­qu’à sépa­rer cette par­tie-là de l’ac­ti­vi­té pour la valo­ri­ser direc­te­ment en Bourse. Ain­si, ce que les gens véné­raient, c’é­tait la valeur brute des ventes, au détri­ment bien sou­vent de ce que pou­vait être le modèle de ren­ta­bi­li­té sur le long terme.

Je dirais que nous entrons main­te­nant dans la troi­sième phase que nous pou­vons appe­ler la phase ration­nelle (qui devait bien arri­ver un jour, même s’il sub­siste des ves­tiges impo­sants de la phase pré­cé­dente…) et où les gens inter­rogent « com­ment cela est-il en rap­port avec la pro­fi­ta­bi­li­té ? ». C’est là que les socié­tés tra­di­tion­nelles peuvent s’emparer de la ques­tion et se deman­der « Com­ment pou­vons-nous exa­mi­ner nos acti­vi­tés, et les trai­ter dif­fé­rem­ment ? Com­ment cela peut-il affec­ter nos prin­ci­pales dépenses, et en par­ti­cu­lier notre per­son­nel dans les bureaux avec à l’es­prit le but de réa­li­ser de grands pro­grès pour tout ce qui vise à construire vrai­ment la pro­fi­ta­bi­li­té : une excel­lente concep­tion des pro­duits, un excellent ser­vice aux clients, l’ef­fi­ca­ci­té dans toutes les tâches, l’ef­fi­ca­ci­té dans une réponse rapide aux condi­tions de mar­ché. » Cette phase prend enfin en compte les réa­li­tés éco­no­miques de l’entreprise. »

Bill Gates,
Micro­soft CEO Summit,
May 24, 2000

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