Traditions et contradictions : Portrait d’une promo

Dossier : L'année 1865Magazine N°707 Septembre 2015
Par Adèle PASS-LANNEAU (13)

Dans les années 1865, l’École est instal­lée sur la mon­tagne Sainte-Geneviève. Elle compte deux divi­sions, la pre­mière étant con­sti­tuée des élèves de sec­onde année, et réciproquement.

La pro­mo­tion 1865 compte 131 élèves (con­tre 513 pour la pro­mo­tion 2014). L’encadrement mil­i­taire est assuré par des cap­i­taines, les pits1, et des sous-officiers, les basoffs.

“ Les élèves étaient destinés en grande majorité à servir dans les armes ”

Alors qu’aujourd’hui les élèves sont regroupés par sec­tion sportive, les X de l’époque étaient rassem­blés en salles de tra­vail, dans lesquelles ils avaient une place attitrée pour les études.

Les mieux classés au con­cours d’entrée rece­vaient à leur arrivée un grade de ser­gent-major, ser­gent-four­ri­er ou ser­gent ; ils deve­naient alors chefs de salle.

Ce sont eux que l’on appelait cro­tales (car « ser­gents à son­nette »), le terme désig­nant aujourd’hui nos délégués de sec­tions sportives. Respon­s­ables du sérieux de leurs cama­rades, ils n’étaient pas pour autant for­cé­ment plus dis­ci­plinés que les autres.

REPÈRES

En plongeant dans les archives de l’École, à l’occasion du séminaire d’histoire des sciences, j’ai pu consulter des ouvrages de cette période, qui nous éclairent sur la promotion 1865. Regarder le passé de son École peut apparaître comme une démarche nombriliste — et elle l’est probablement un peu ; son intérêt historique est peut-être limité, mais elle reste absolument enthousiasmante. Je n’ai pas trouvé plus juste, pour définir l’attrait de ce regard rétrospectif, que cette phrase, présente dans la préface de L’Argot de l’X, publié en 1894 pour le centenaire : “ Le sujet [de l’X] n’est point épuisé pour ceux qui, répudiant, comme nous, toute prétention à la gravité de l’historien, cherchent simplement dans le passé de l’École, ce qui peut distraire et amuser les nouvelles générations d’élèves. ”

Une journée à l’École

Les ordres pour les deux pro­mo­tions étaient don­nés presque quo­ti­di­en­nement par le général com­man­dant l’École, le général Favé. Ces ordres réglaient les horaires de cours, de récréa­tion, annonçaient les per­mis­sions de sor­tie ou don­naient des infor­ma­tions intéres­sant tous les élèves.

“ Parmi les obligations scolaires figurent les visites de manufactures ”

Par­mi les nom­breuses matières étudiées fig­u­raient l’analyse, la physique, la mécanique, la chimie, mais aus­si l’art mil­i­taire et la topographie.

Les élèves, alors des­tinés en grande majorité à servir dans les armes, suiv­aient des cours d’exercice mil­i­taire. Ces cours avaient lieu dans la cour des Aca­cias de l’École ; on se doute donc qu’ils ne ressem­blaient pas aux entraîne­ments suiv­is aujourd’hui par les pre­mières années en for­ma­tion mil­i­taire ini­tiale à La Cour­tine ou en stage dans les unités de la Défense.

En effet, il s’agissait de cours de tir au fusil et au révolver et de mou­ve­ments de pied ferme, que les élèves ne pre­naient guère au sérieux2.

S’ajoutait à ces cours l’enseignement des human­ités : his­toire, lit­téra­ture, alle­mand, dessin. La gym­nas­tique, égale­ment, était obligatoire.

Le lecteur inqui­et de la rigueur du règle­ment des études pour­ra se ras­sur­er : « Lun­di 25 décem­bre [1865], jour de Noël, il n’y aura ni leçons ni interrogations. »

Le Point γ, sur le thème de l’astronomie

UNE HISTOIRE DE FRUITS SECS

Il y avait, dans les années 1800, un examen de sortie à la fin de la deuxième année à l’École. Ceux qui échouaient étaient appelés les fruits secs, en hommage à l’un d’eux qui avait déclaré que, s’il n’était pas diplômé, il reprendrait le commerce de fruits secs de son père. En 1831, il fut décidé que plus personne ne pourrait échouer à cet examen, et pour fêter cela un bal fut organisé au moment des examens de semestre. Ce bal, supprimé en 1848 car il prenait trop de temps aux élèves, fut réintroduit par la suite sous la forme du Point Gamma.

Des saisons et des promos

Un déguisement du Point Gamma, de l'Ecole polytechnique
Un cos­tume du Point γ

Si la vie des poly­tech­ni­ciens était réglée et ryth­mée par les leçons, elle était loin d’être monot­o­ne. Le rythme annuel était, tout bien con­sid­éré, assez proche de celui que l’on con­naît encore.

L’incorporation des jeunes con­scrits pas­sait inévitable­ment par un cir­cuit admin­is­tratif, qui cor­re­spond aujourd’hui au début du mois de for­ma­tion mil­i­taire ini­tiale. Venait ensuite l’année sco­laire. Par­mi les oblig­a­tions sco­laires des élèves fig­u­raient, en 1866–1867, les vis­ites de man­u­fac­tures, ancêtres de nos vis­ites en entreprises.

Les élèves, guidés par leurs pro­fesseurs, vis­i­taient des sites indus­triels tels que « l’usine à gaz de Vau­gi­rard » ou « la raf­finer­ie des sucres Con­stant Say ».

La pro­mo­tion 1865 subit, en févri­er 1866, les « inter­ro­ga­tions générales », qui por­tent désor­mais le nom de pâles.

Le classe­ment des élèves les ame­nait à choisir en juin leur « ser­vice pub­lic ». La pro­mo­tion était alors répar­tie entre les corps de l’État (Mines, Ponts, Tabacs, Poudres et Salpêtres) et les armées, en pri­or­ité l’artillerie.

Faire la fête

L’année compte aus­si son lot d’événements organ­isés par les élèves. En pre­mier lieu, le Point Gam­ma, alors bien éloigné du colos­sal fes­ti­val de musique qu’il est aujourd’hui. Les poly­tech­ni­ciens se dégui­saient sur le thème de l’astronomie et défi­laient en une faran­dole impressionnante.

La pré­pa­ra­tion de leurs cos­tumes les occu­pait pen­dant deux semaines – tout comme aujourd’hui, les élèves de pre­mière année sont impliqués dans l’organisation du Point Gamma.

L’ancêtre du JTX

Les ombres chinoises à l'Ecole polytechnique
Les ombres chinoises

Si l’on demande à des X sur le Plateau quels sont les moments qui, à ce jour, réu­nis­sent le mieux les deux pro­mo­tions, il est cer­tain qu’ils répon­dront : « les proj’ JTX ». Ces pro­jec­tions sont l’occasion pour nous de nous réu­nir en amphithéâtre Poin­caré pour regarder des clips vidéo sou­vent drôles, pro­duc­tions d’élèves, dont le thème est fréquem­ment la vie à l’X en général.

Nos antiques de la 1865, même s’ils n’avaient pas encore inven­té le ciné­ma, n’étaient pas à plain­dre, grâce à la Séance des Ombres. Créée en 1818, cette activ­ité était un spec­ta­cle de trois heures, durant lequel toute l’école était réu­nie en amphi et regar­dait, sur un drap éclairé, un spec­ta­cle en ombres chi­nois­es. Des sil­hou­ettes découpées fig­u­raient les per­son­nal­ités de l’École, aux­quelles on prê­tait des dis­cours caricaturaux.

Les autorités étaient invitées, et l’entracte était ani­mé par des groupes musi­caux de l’École, ce qui devrait rap­pel­er aux plus jeunes X les presta­tions de la fan­fare en début de pro­jec­tion JTX.

Une ceinture de flanelle

D’une année sur l’autre, les pro­grammes des sco­lar­ités des pro­mo­tions restent donc très sem­blables, à moins que survi­enne un acteur inattendu.

C’est le cas en 1865, car Paris est alors frap­pé par une épidémie de choléra. En sep­tem­bre, avant l’arrivée de la pro­mo­tion, le général demande l’application de pré­cau­tions hygiéniques strictes con­tre « l’influence mor­bide qui se fait sen­tir à Paris ». Il est ain­si recom­mandé aux élèves de porter une cein­ture de flanelle et de ne pas boire entre les repas.

Il est surtout décidé que les « réu­nions cor­diales » entre anciens et nou­veaux seront mod­érées ; de fait une tra­di­tion anci­enne, l’absorp­tion, sera sup­primée pour la pro­mo­tion 1865.

Des huîtres et du champagne

Mais qu’est-ce que l’absorp­tion ? C’est un nom qui, pour nous, n’évoque plus rien. C’est dans Notre École poly­tech­nique, de G. Claris, que l’on peut trou­ver la descrip­tion la plus explicite de cette pra­tique, qui fai­sait par­tie du bahutage que con­nais­saient les con­scrits après leur arrivée.

“ L’absorption fut supprimée pour cause de choléra ”

Elle repose sur une série de blagues et de devinettes posées au nou­veau, dont il ne pou­vait trou­ver la réponse, accom­pa­g­nées de quelques vex­a­tions physiques.

Dès 1840, il devint tra­di que l’absorption ait lieu au Café hol­landais autour d’un déje­uner froid com­posé d’huîtres et de cham­pagne. On com­prend mieux, dès lors, le lien entre absorp­tion et hygiène alimentaire.

Privés de sortie

La 2e division de la promotion 1865 de l'Ecole polytechnique
La 2e division

La lec­ture exclu­sive des doc­u­ments offi­ciels (règle­ment des études, cahiers d’ordres) pour­rait don­ner l’impression, dont on ver­ra qu’elle n’est pas très exacte, que les poly­tech­ni­ciens étaient alors par­ti­c­ulière­ment sages. Il est vrai que leur encadrement était strict, tant en ce qui con­cerne la dis­ci­pline mil­i­taire que l’organisation des études.

Inter­dic­tion de fumer, d’introduire de l’alcool dans l’École, mais aus­si de jouer aux cartes ou d’apporter des livres, à moins qu’ils ne soient sérieux et validés par l’encadrement.

Un élève ren­tré ivre après le cou­vre-feu de minu­it éco­pait de quinze jours de prison militaire.

Les rap­pels sur la tenue sont nom­breux, et les élèves en faute se voient punis. En octo­bre 1865, tous les « deux­ième année » ayant les cheveux trop longs sont privés de sor­tie. Les désobéis­sances et les débor­de­ments sont égale­ment sanctionnés.

Un chahut de la pro­mo­tion 1865 fera même dire au général com­man­dant que par ce « fla­grant délit de rébel­lion », les élèves ont « manqu[é] à tous leurs devoirs envers l’École poly­tech­nique, qui fini­ra par suc­comber sous les coups de ses pro­pres enfants ».

Un rêve de funiculaire

Pour la pro­mo­tion 1865, plus d’un élève par jour est puni. Les motifs récur­rents sont le retard, le bruit, la mau­vaise tenue, mais cer­taines puni­tions ont des énon­cés plus savoureux. Beau­coup sont sanc­tion­nés pour être « couchés par terre en étude » ou bien s’installent au sol pen­dant les cours mag­is­traux, sans que le pro­fesseur ne les voie, pour jouer aux cartes.

“ Un élève rentré ivre après minuit écopait de quinze jours de prison ”

On dis­ait alors d’un élève resté au lit qu’il était allé en amphi-pieu. Les poly­tech­ni­ciens étaient créat­ifs, tan­tôt punis pour « avoir dess­iné sur le mur pen­dant le cours de dessin », tan­tôt pour avoir con­stru­it un dis­posi­tif ingénieux pour com­mu­ni­quer avec la salle voi­sine en étude.

Les punis avaient un goût cer­tain pour les jets de pro­jec­tiles à tra­vers les fenêtres, l’un d’eux ayant été con­signé pour s’être servi « d’une lorgnette » après avoir grim­pé en haut d’un bâtiment.

Par­mi les inter­dits, on trou­ve aus­si les topos, papiers cir­cu­lant dans les salles, sur lesquels il fal­lait répon­dre à une ques­tion plus ou moins absurde. L’un d’eux était une péti­tion deman­dant la con­struc­tion d’un funic­u­laire pour grimper sur la mon­tagne Sainte- Geneviève, funic­u­laire dont nous rêvons encore, nous qui devons mon­ter les march­es du RER au plateau de Saclay.

Effronterie

QUELQUES TRAJECTOIRES

Brocard, mathématicien, météorologue, a laissé des travaux remarqués sur la géométrie du triangle.
Denys, ingénieur des Ponts et Chaussées, participe à la construction du barrage de Bouzey, effondré en 1895. Il sera mis en examen avec d’autres X mais acquitté.
Guinot est directeur du génie au ministère de la Guerre en 1890.
Hanusse, hydrographe, a réalisé la triangulation des côtes tunisiennes et contribué à la cartographie des Antilles et des côtes françaises.
Heurteau, ingénieur des Mines parti en Nouvelle-Calédonie, a établi le régime minier du territoire, alors colonie française.
Le Bel, chimiste, est reconnu pour ses travaux, notamment la théorie du carbone asymétrique.
Ribaucour, en parallèle de sa carrière d’ingénieur, livre de nombreux ouvrages en géométrie différentielle et donne son nom à une courbe plane.
Sorel, philosophe prémarxiste, écrit Réflexion sur la violence.
Zeiller, ingénieur des Mines, se spécialise en paléontologie et entre à l’Académie des sciences comme paléobotaniste.

Un topo annonçant la remise des cotes, à l'Ecole polytechnique en 1865
Un topo annonçant la remise des cotes, qui existe toujours.

Force est de con­stater que l’agitation des pro­mo­tions ne date pas d’hier, et que beau­coup d’éléments de tra­di­tions ont per­duré. L’audace et l’ingéniosité de nos antiques sont pal­pa­bles, même si celles-ci se man­i­fes­tent par une cer­taine propen­sion à enfrein­dre le règlement.

Ces agi­ta­tions n’ont pas empêché les élèves de l’époque d’embrasser de bril­lantes car­rières sci­en­tifiques, indus­trielles, mil­i­taires ou poli­tiques. Les témoignages de poly­tech­ni­ciens qui retra­cent leur sco­lar­ité à l’X dans les années 1860 mon­trent que la vie de pro­mo­tion, con­traire­ment aux pro­pos du général, ne sonne pas le glas de l’École, mais con­stitue une part essen­tielle et mémorable de leur scolarité.

Contradictions

L’identité de l’X sem­ble com­plexe, parce qu’elle réu­nit des élé­ments a pri­ori dif­fi­cile­ment con­cil­i­ables : le statut mil­i­taire con­tre l’exigence d’un enseigne­ment sci­en­tifique de haut niveau, le souci de la dis­ci­pline et de l’exemplarité con­tre l’esprit frondeur.

Il est néan­moins intéres­sant de voir que ces con­tra­dic­tions exis­taient déjà en 1865. Nos antiques écrivent : « L’ancien se dis­tingue à l’intérieur par le débrail­lé de sa tenue, le sans-gêne absolu de ses façons3. » On ne peut affirmer plus claire­ment que l’identité poly­tech­ni­ci­enne n’est pas pro­fondé­ment militaire.

L’obéissance n’est pas non plus une valeur car­di­nale : « Opposez à l’autorité le lien solide de la cama­raderie : les génés passent et le Code X reste. » Le lien qui unit les pro­mo­tions est donc unique.

Pour Armand Sil­vestre (1857), la vie de pro­mo­tion per­met de forg­er l’esprit des X à des valeurs essen­tielles. Ces valeurs sem­blent encore aujourd’hui don­ner une représen­ta­tion excel­lente des valeurs de l’École : « l’amour de la jus­tice, le culte du pro­grès, le courage du travail ».

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1. Les ter­mes en italiques appar­ti­en­nent au jar­gon poly­tech­ni­cien de l’époque.
2. Les élèves furent plus assidus aux exer­ci­ces mil­i­taires après 1870 et le début de la guerre franco-prussienne.
3. Les cita­tions suiv­antes provi­en­nent prin­ci­pale­ment de L’Argot de l’X. Il ne m’a pas été pos­si­ble de retrou­ver des doc­u­ments d’élèves de 1865. Seules nous sont par­v­enues les com­pi­la­tions écrites pour le centenaire.

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