Les sciences mathématiques sur le fronton de l’École polytechnique.

Les X aux premiers rangs de la science

Dossier : L'année 1865Magazine N°707 Septembre 2015
Par Frédéric BRECHENMACHER

Au XIXe siè­cle, les savoirs sci­en­tifiques étaient sub­di­visés par l’Académie en deux class­es dis­tinctes. La pre­mière, la « classe des sci­ences math­é­ma­tiques », regroupe les sec­tions de géométrie, mécanique, astronomie, géo­gra­phie- nav­i­ga­tion et physique générale.

“ 80 % des académiciens sont d’anciens élèves de l’X ”

La dom­i­na­tion des poly­tech­ni­ciens y est écras­ante : 80 % de ces académi­ciens sont d’anciens élèves de l’X.

En sus de deux officiers de marine, mem­bres de la sec­tion de nav­i­ga­tion au titre d’explorations sci­en­tifiques, les rares non-poly­tech­ni­ciens se trou­vent dans la sec­tion de physique générale et se révè­lent tous trois être des dis­ci­ples de savants poly­tech­ni­ciens : un médecin élève de Biot (1794) et Gay- Lus­sac (1797), un nor­malien élève d’Arago (1803) ain­si qu’Alexandre Bec­quer­el, for­mé par son père Antoine (1806).

REPÈRES

Un aperçu du paysage scientifique français en 1865 nous est donné par l’« état de l’Académie » qui, chaque année, ouvre les Comptes rendus de l’Académie des sciences de Paris. Certes, au cours du XIXe siècle, l’Académie a progressivement perdu le monopole qu’elle avait pu exercer sous l’Ancien Régime mais, en 1865, elle joue néanmoins toujours un rôle central.

Un seul X dans la “ classe des sciences physiques

CUMULARDS

Les académiciens pratiquent volontiers le cumul. Prenons l’exemple de Joseph Bertrand (1839), l’un des savants les plus influents de l’époque, auquel l’empereur commande en 1867 un rapport sur les progrès les plus récents de l’analyse mathématique. Ce dernier est non seulement membre de l’Académie, dont il deviendra en 1874 secrétaire perpétuel pour les sciences mathématiques, mais aussi professeur à l’X, à l’ENS et au Collège de France.

La sec­onde classe de l’Académie, celle des « sci­ences physiques », regroupe les sec­tions de chimie, minéralo­gie, botanique, économie rurale, anatomie-zoolo­gie et médecine-chirurgie. La plu­part de ces domaines ne sont que peu, ou pas du tout, enseignés à l’École poly­tech­nique ; il n’est donc pas sur­prenant de ne trou­ver qu’un seul poly­tech­ni­cien (en chimie) par­mi les 34 mem­bres de cette classe, pour la plu­part for­més dans les fac­ultés de médecine, les phar­ma­cies ou au Muséum d’histoire naturelle.

La classe des sci­ences physiques n’est cepen­dant pas com­plète­ment indépen­dante de l’X : plusieurs académi­ciens y sont d’anciens élèves de Gay-Lus­sac et trois d’entre eux enseignent à l’École polytechnique.

Récipro­que­ment, les chaires de physique générale du Muséum et de la fac­ulté de médecine de Paris sont tra­di­tion­nelle­ment attribuées à des polytechniciens.

Un paysage polarisé

En résumé, le paysage sci­en­tifique français est, en 1865, polar­isé entre le monde poly­tech­ni­cien des sci­ences math­é­ma­tiques et celui, non poly­tech­ni­cien, des sci­ences physiques.

Les poly­tech­ni­ciens-académi­ciens occu­pent par ailleurs les prin­ci­pales insti­tu­tions des sci­ences math­é­ma­tiques : le bureau des Lon­gi­tudes, l’Observatoire de Paris, ain­si qu’une grande par­tie des chaires de l’École poly­tech­nique, de la fac­ulté des sci­ences de Paris, du Col­lège de France, de l’École nor­male supérieure, de l’École des mines et du Con­ser­va­toire des arts et métiers.

Ils diri­gent égale­ment les prin­ci­paux péri­odiques pub­liant des recherch­es en sci­ences mathématiques.

A con­trario, d’autres lieux de sci­ences sont peu investis par les poly­tech­ni­ciens, comme le Muséum, la fac­ulté de médecine, la man­u­fac­ture des Gobelins.

Les sci­ences math­é­ma­tiques sur le fron­ton de l’École poly­tech­nique. CLAUDE GONDARD (65)

Un petit monde

Ces lieux for­ment le petit monde de la sci­ence académique française en 1865. Un monde con­cen­tré dans le Quarti­er latin, mais qui con­traint tout de même les savants à quelques excur­sions dans des arrondisse­ments lim­itro­phes pour rejoin­dre l’Institut ou l’Observatoire. Les places y sont rares.

Ce petit monde voit se nouer des alliances famil­iales qui favorisent en retour sa repro­duc­tion. Ain­si en est-il de la dynas­tie de Joseph Bertrand. Son oncle par alliance, le physi­cien Jean-Marie Duhamel (1814), cumule lui aus­si ses fonc­tions d’académicien avec un pro­fes­so­rat à l’X, à la fac­ulté des sci­ences et à l’ENS.

Sa sœur est l’épouse de Charles Her­mite (1842), un autre académi­cien qui devien­dra en 1869 pro­fesseur à l’École poly­tech­nique et à la fac­ulté des sci­ences en rem­place­ment de Duhamel.

Ingénieurs et savants

D’autres acteurs par­ticipent cepen­dant à élargir les hori­zons du monde de la sci­ence académique.

“ Un monde concentré dans le Quartier latin ”

Dans les années 1860, de très nom­breux poly­tech­ni­ciens mènent en effet une activ­ité sci­en­tifique de pre­mier plan en par­al­lèle de leurs fonc­tions d’ingénieurs des dif­férents corps de l’État ou d’officiers de l’artillerie ou du génie.

Il serait dif­fi­cile de don­ner, en quelques lignes, un panora­ma général de leurs con­tri­bu­tions ; nous pro­posons plutôt d’examiner de plus près le con­cept de « sci­ences math­é­ma­tiques » en suiv­ant quelques tra­jec­toires de poly­tech­ni­ciens qui débu­tent leurs activ­ités sci­en­tifiques aux alen­tours de 1865.

La théories de l’ordre

Nous allons tout d’abord suiv­re les traces de l’un des poly­tech­ni­ciens les plus tal­entueux de sa généra­tion, Camille Jor­dan (1855) qui, à l’âge de 17 ans, est reçu pre­mier à l’École poly­tech­nique. En rai­son de ses mai­gres tal­ents en dessin, Jor­dan sort finale­ment sec­ond de l’École.

“ Les X mènent leurs activités scientifiques en parallèle de carrières d’ingénieurs ou d’officiers ”

Il intè­gre le corps des Mines et pré­pare une car­rière académique en sou­tenant en 1861 deux thès­es à la fac­ulté des sci­ences de Paris.

En rai­son de ses fonc­tions d’ingénieur des Mines, ce n’est qu’à par­tir de 1865 que Jor­dan com­mence réelle­ment à pub­li­er les travaux qui lui vau­dront d’être célébré comme l’un des prin­ci­paux fon­da­teurs de la théorie des groupes et de la théorie de Galois.

Il s’agit de s’intéresser davan­tage à l’« ordre » et à la « sit­u­a­tion » des choses qu’à leurs pro­por­tions ou mesures. Par exem­ple, les racines de cer­taines équa­tions algébriques, les équa­tions cyclo­tomiques peu­vent être ordon­nées selon un poly­gone réguli­er dont les symétries révè­lent des pro­priétés fon­da­men­tales de l’équation considérée.

L’ordre de par­cours des som­mets d’un tel poly­gone peut par ailleurs s’interpréter sous l’angle de la mécanique des corps solides (rota­tion, trans­la­tion, mou­ve­ment héli­coï­dal) comme du point de vue de la théorie des nom­bres (notion de corps fini). Cette approche peut être général­isée aux polyè­dres étudiés en cristal­lo­gra­phie et en optique ou encore aux sys­tèmes de molécules de la chimie.

Plus encore, elle per­met des analo­gies avec les symétries des sur­faces asso­ciées aux équa­tions dif­féren­tielles. En dévelop­pant une telle approche trans­ver­sale aux dif­férentes branch­es des sci­ences math­é­ma­tiques, Jor­dan va peu à peu iden­ti­fi­er le car­ac­tère fon­da­men­tal du con­cept de groupe auquel il con­sacr­era en 1870 son célèbre Traité des sub­sti­tu­tions et des équa­tions algébriques.

Un aspirant mathématicien dans les années 1860

Portrait de Camille Jordan en 1855,
Camille Jor­dan en 1855, par son oncle, le pein­tre sym­bol­iste Puvis de Chavannes.

Com­ment un jeune aspi­rant math­é­mati­cien comme Jor­dan choisit-il ses sujets de recherche ? Les travaux de jeunesse de Jor­dan abor­dent des domaines très var­iés : équa­tions algébriques, équili­bre des corps flot­tants, polyè­dres, cristal­lo­gra­phie, sur­faces algébriques, fonc­tions ellip­tiques, etc.

Toutes ces recherch­es sont en réal­ité menées pour con­courir aux prob­lèmes régulière­ment mis à prix par l’Académie. Mis en place au XVIIIe siè­cle, le sys­tème des prix avait ini­tiale­ment une fonc­tion de plan­i­fi­ca­tion de la recherche sci­en­tifique. Dans les années 1860, ce sys­tème par­ticipe à ori­en­ter les travaux des jeunes chercheurs et à sélec­tion­ner les rares élus qui pour­ront pour­suiv­re une car­rière académique.

Échaudé à plusieurs repris­es par le Grand Prix des sci­ences math­é­ma­tiques, Jor­dan a pour­suivi une stratégie alter­na­tive : en pub­liant une grande mono­gra­phie sur la théorie des sub­sti­tu­tions, il s’est finale­ment vu attribuer en 1870 le prix Pon­celet qui récom­pense un savant pour l’ensemble de son œuvre.

Il peut dès lors com­mencer à con­courir pour une place à l’Académie. Favori de Bertrand, Jor­dan est en butte à l’hostilité d’Hermite et ne sera élu à l’Académie que dix ans plus tard. Il pour­ra dès lors envis­ager de met­tre fin à ses fonc­tions d’ingénieur.

Autres trajectoires

Plusieurs autres poly­tech­ni­ciens débu­tent leurs activ­ités sci­en­tifiques aux alen­tours de 1865. Rares sont ceux qui, comme Émile Math­ieu (1854), optent pour une car­rière d’enseignant dès leur sor­tie de l’École. Après avoir con­cou­ru en vain pour le Grand Prix, ce dernier vise le prix Pon­celet en pub­liant un impor­tant traité de physique mathématique.

“ Le monopole de l’X s’effrite lentement à partir des années 1890 ”

Il ne sera pour­tant jamais lau­réat de l’Académie et ver­ra, avec une cer­taine aigreur, sa car­rière con­finée à un poste en lycée à Nan­cy. Con­traire­ment à Math­ieu, la plu­part des poly­tech­ni­ciens mènent leurs activ­ités sci­en­tifiques en par­al­lèle de car­rières d’ingénieurs ou d’officiers.

Rares sont ceux qui, comme Jor­dan, parvi­en­nent à obtenir des posi­tions académiques leur per­me­t­tant de quit­ter leurs corps d’origine. Beau­coup ne sont rat­tachés au monde académique que par les fonc­tions de répéti­teurs ou exam­i­na­teurs qu’ils exer­cent à temps par­tiel à l’École polytechnique.

Tel est le cas d’Edmond Laguerre (1853). Offici­er d’artillerie depuis 1854, ce dernier com­mence à pub­li­er ses recherch­es math­é­ma­tiques à par­tir de 1865. Lau­réat du prix Pon­celet en 1876 et élu à l’Académie en 1885, il fait néan­moins toute sa car­rière dans l’armée.

La fin d’un monde

Si Jor­dan est un bon témoin du monde poly­tech­ni­cien des sci­ences math­é­ma­tiques, l’orientation très abstraite de ses travaux annonce aus­si que la fin de ce monde est proche. Au tour­nant des XIXe et XXe siè­cles, la dynamique de spé­cial­i­sa­tion des sci­ences frag­ilise l’idéal d’universalité que l’École poly­tech­nique a hérité du siè­cle des Lumières.

À mesure que le monde des sci­ences math­é­ma­tiques se frag­mente en dis­ci­plines autonomes, la fig­ure de l’enseignant-chercheur, spé­cial­iste d’une dis­ci­pline, sup­plante celle de l’ingénieur-savant généraliste.

Dans ce nou­veau con­texte, on imag­in­erait dif­fi­cile­ment trou­ver dans les rangs de l’Académie des officiers supérieurs à l’image des généraux Pon­celet (1807) et Piobert (1813) ou du maréchal de France Vail­lant (1807), tous mem­bres de l’Académie en 1865.

Le Verrier (1831)
Le Ver­ri­er (1831) a réfor­mé la for­ma­tion poly­tech­ni­ci­enne pour la ren­dre moins théorique. CLAUDE GONDARD (65)

Une remise en question

Si cette évo­lu­tion a eu lieu sur plusieurs décen­nies, elle a néan­moins été ressen­tie de manière très bru­tale en France.

La défaite de 1870 face à la Prusse a en effet été perçue comme la preuve d’un déclasse­ment sci­en­tifique. En réponse, la Troisième République a bran­di haut l’étendard de la sci­ence comme fac­teur de progrès.

Avec l’expansion des fac­ultés des sci­ences, les grandes réformes de l’enseignement ont remis en cause les liens priv­ilégiés qu’entretenait jusqu’alors l’École poly­tech­nique avec les sci­ences les plus théoriques.

La défaite de 1870 a égale­ment eu pour con­séquence d’accentuer le car­ac­tère mil­i­taire de l’X dont les effec­tifs ont été dou­blés pour ali­menter les armes savantes.

Dans ce con­texte, cer­tains élèves bril­lants, désireux de men­er une car­rière académique, ont com­mencé à préfér­er l’École nor­male supérieure à l’X, comme Gas­ton Dar­boux en 1861 ou Émile Picard en 1874. Ces derniers seront plus tard élus à l’Académie où, même dans la sec­tion de géométrie, la plus math­é­ma­tique de toutes les sci­ences math­é­ma­tiques, le mono­pole de l’X s’effrite lente­ment à par­tir des années 1890.

Déclin ou changement de nature ?

Pour cette rai­son, cette péri­ode a sou­vent été décrite comme une péri­ode de déclin du rôle joué par l’École poly­tech­nique dans les dynamiques des savoirs scientifiques.

Des recherch­es récentes amè­nent cepen­dant à nuancer ce juge­ment en pointant cer­tains biais rétro­spec­tifs des travaux d’histoire des sci­ences du dernier tiers du XXe siè­cle. Ces derniers ont en effet sou­vent trop forte­ment mis l’accent sur cer­taines caté­gories d’acteurs, comme la fig­ure du pro­fesseur d’université qui émerge à la fin du XIXe siècle.

Or, la péri­ode 1870–1950 ne voit pas seule­ment les sci­ences se spé­cialis­er, mais aus­si le développe­ment de la recherche indus­trielle qui amène un véri­ta­ble change­ment de nature de la sci­ence, sou­vent résumé par le terme de « technoscience ».

Tan­dis que, dans les années 1860, les savants arpen­taient en quelques min­utes le petit monde de la sci­ence du Quarti­er latin, ce monde change d’échelle et de nou­veaux lieux de sci­ences appa­rais­sent : Expo­si­tions uni­verselles, ate­liers indus­triels, lab­o­ra­toires des entre­pris­es, champs de bataille, etc.

De nom­breux poly­tech­ni­ciens ont été les acteurs de ces évo­lu­tions, qu’ils aient occupé des fonc­tions d’officiers, d’ingénieurs ou de savants.

THÉORIE VS UTILITÉ

Si la tension entre « théorie » et « utilité » est consubstantielle de l’identité de l’École polytechnique depuis sa création, de fortes pressions se sont exercées tout au long du XIXe siècle pour que la formation polytechnicienne fasse plus de place aux applications.
En 1850, le rapport Le Verrier (1831) avait conduit à une réforme visant à rendre la formation polytechnicienne moins théorique et plus adaptée aux enjeux industriels et aux besoins des écoles d’application.

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