Le globe terrestre coiffé par un bicorne

Des polytechniciens soldats sur tous les continents

Dossier : L'année 1865Magazine N°707 Septembre 2015
Par Christian MARBACH (56)

Les X sont, depuis le Pre­mier Empire, poussés à embrass­er des car­rières militaires.

Sous le Sec­ond Empire, ils sont aus­si ori­en­tés vers les tâch­es d’exploration de ter­res incon­nues ou d’administration de ter­ri­toires : un Faid­herbe, « gou­verneur » du Séné­gal, y cumule tous les pou­voirs et y assume toutes les responsabilités.

REPÈRES

Sous le Second Empire, c’est toujours l’armée qui reçoit la majorité des polytechniciens à leur sortie d’École. Les « armes savantes » recrutent : artillerie, génie, pour les troupes combattantes comme pour les fabricants de matériels et d’armements.
Les X sont aussi, souvent, attirés par d’autres vocations militaires : infanterie, marine, et du reste les circonstances du combat conduisent artilleurs, sapeurs ou marins à devenir des fantassins « ordinaires », notamment dans les campagnes coloniales.

Une omniprésence française

La poli­tique mon­di­al­iste de l’Empire amène la France à être présente, avec ses sol­dats, sur tous les con­ti­nents. Sans porter un juge­ment his­torique ou moral sur le bien-fondé ou le résul­tat de toutes ces actions, il est intéres­sant de plac­er quelques dra­peaux français sur la carte du monde de l’époque, comme devait le faire, alors âgé de neuf ans, le jeune Prince impérial.

“ Poussés vers les tâches d’exploration de terres inconnues ou d’administration de territoires ”

En Europe, la France est tou­jours con­cernée par les con­flits poli­tiques ital­iens. En Afrique du Nord, la péri­ode est rel­a­tive­ment calme sur le plan mil­i­taire, mais la réflex­ion poli­tique bat son plein à pro­pos du con­cept de « roy­aume arabe ».

Au Séné­gal, Faid­herbe (1838) ter­mine en 1865 son long séjour : il y a con­nu le vrai suc­cès selon les critères de l’époque.

En « Indo­chine », la France est déjà instal­lée autour de Saigon con­quise par Rigault de Genouil­ly (1825), mais c’est Doudard de Lagrée (1842) qui fera de 1863 à 1867 la une des jour­naux par son action au Cam­bodge et son expédi­tion aux sources du Mékong.

Au Mex­ique, la France s’est vite engluée dans une expédi­tion calami­teuse ; cepen­dant, par son action de « descrip­tion » géo­graphique et cul­turelle du pays, Doutre­laine (1839) y apporte la seule note positive.

Faidherbe (1838) : Du Fouta-Djalon À Bapaume

Louis Faid­herbe n’était pas à l’aise au lycée, il ne le sera pas à l’École, où ses classe­ments sont moyens. Il ne le sera pas plus à l’école d’artillerie et du génie à Metz, ni du reste dans la vie de garnison.

Mais Faid­herbe finit par obtenir une muta­tion en Algérie : la sol­de y sera meilleure, il pour­ra aider sa mère, dev­enue veuve quand il avait huit ans. Les juge­ments de ses supérieurs devi­en­nent bien meilleurs. Faid­herbe observe Bugeaud et Bosquet (1829), il est blessé, il combat.

Par le hasard des affec­ta­tions, il se trou­ve en Guade­loupe en 1848 au moment de l’abolition de l’esclavage. Il y sou­tient Schoelch­er, Péri­non (1832) et les abo­li­tion­nistes : on peut tout à la fois être abo­li­tion­niste puis par­tir au Séné­gal pour gér­er une colonie.

Ce para­doxe doit être nuancé : Faid­herbe lut­tera au Séné­gal et dans les con­trées qui le joux­tent con­tre d’autres esclavagistes, et ce com­bat fait par­tie des fac­teurs qui lui parais­sent jus­ti­fi­er toute son action en Afrique.

Général FAIDHERBE au Sénégal
Faid­herbe (1838) con­quiert la Casamance et le Cay­or, dirige l’expédition du Fouta-Djalon
et du Bas-Niger, il paci­fie toutes ces régions de leurs guer­res intestines. CLAUDE GONDARD (65)

Les années heureuses au Sénégal

En 1852, Faid­herbe est affec­té au Séné­gal où il est très libre de ses ini­tia­tives. Il va y rester douze ans, ses années les plus heureuses, et il faudrait des pages pour détailler ce qu’il y réalisa.

Son méti­er de gou­vern­er le comble : il décou­vre tous les aspects d’un pays qui le fascine, il l’agrandit au prix de cam­pagnes mil­i­taires bien menées con­tre des adver­saires de valeur. Il con­quiert la Casamance et le Cay­or, dirige l’expédition du Fou­ta- Djalon et du Bas-Niger, il paci­fie toutes ces régions de leurs guer­res intestines.

Il les développe, atten­tif notam­ment à la ville de Saint- Louis. Il pré­pare des dic­tio­n­naires pour traduire les langues locales, il crée des écoles, se préoc­cupe de la san­té publique.

Un homme de son temps

“ Au Sénégal, Faidherbe crée des écoles et se préoccupe de la santé publique ”

En « colonisant », Faid­herbe ne se pose pas de ques­tion : c’est un homme de son temps. En com­bat­tant Omar el-Hadj, qui tente de dévelop­per sa con­cep­tion per­son­nelle de l’Islam et son pro­pre empire, il emploiera par­fois les méth­odes de son enne­mi : repré­sailles, vil­lages brûlés en cas de trahison.

En facil­i­tant le com­merce par l’implantation de fortins et des infra­struc­tures, il aide les négo­ciants et la main­mise française sur le territoire.

Sauver Paris

Rap­pelé en France en 1870, trop tard, il com­prend dès son arrivée que le mot d’ordre n’est plus « À Berlin ! », mais « Sauvons Paris ». Lui qui, sans ent­hou­si­asme par­ti­san, avait été loy­al avec le pou­voir impér­i­al, l’est tout de suite, avec bien plus de coeur, envers la République et il se met sans hésiter au ser­vice de Gam­bet­ta qui lui con­fie l’armée du Nord.

Il la rassem­ble avec l’aide de Farre (1835), la dis­ci­pline un peu alors que la ten­dance des troupes les pous­sait vers une auto­ges­tion con­duisant à bien des dérives, il la mène au front (enfin), repousse les Prussiens, alterne petites vic­toires (dont Bapaume) et petites défaites pen­dant un hiv­er affreux : « ce Faid­herbe est un chien­dent », diront de lui les généraux prussiens qui ne sauront jamais com­ment exploiter au mieux leur avan­tage en nom­bre, en canons, en logis­tique et en nourriture.

Aspiré par la politique

Après la défaite et l’armistice, Faid­herbe se fait aspir­er par la poli­tique. C’est un poli­tique peu politi­cien. Et pour­tant, ses électeurs l’aiment, il devient député, puis séna­teur. Répub­li­cain. Et tout de suite anti­boulangiste, s’opposant dans une let­tre ouverte au général factieux.

Faid­herbe, grand chance­li­er de la Légion d’honneur, meurt en 1889, l’année du cen­te­naire de la Révo­lu­tion. Évidem­ment, il a droit à des funérailles nationales, à Paris puis à Lille : le jeune poly­tech­ni­cien insignifi­ant et par­fois dis­sipé était devenu une icône.

Lamoricière (1824), de Constantine à Ancône

Né d’une vieille famille bre­tonne, Christophe Juchault de La Mori­cière sort qua­trième de l’X. Il rêve de suc­cès ou même de gloire. Alors, pas d’hésitation : il choisit la car­rière militaire.

Quand il meurt, en 1865, ses obsèques sont l’occasion de célébr­er une per­son­nal­ité excep­tion­nelle. Même les Français qui lui reprochaient ses con­vic­tions et ses pris­es de posi­tion doivent con­venir qu’il était un sol­dat peu ordi­naire, à la fois loy­al et libre, tou­jours courageux et même téméraire, tout à la fois chef inspiré et com­pagnon proche de ses hommes.

En par­ler à pro­pos de 1865 con­duit inévitable­ment à revis­iter les deux lieux de ses engage­ments suc­ces­sifs, l’Algérie et l’Italie.

Lamoricière (1824), un soldat peu ordinaire.
Lam­or­i­cière (1824), un sol­dat peu ordi­naire. CLAUDE GONDARD (65)

En Algérie

Le vrai champ de bataille de Lam­or­i­cière, c’est l’Algérie. Ses qual­ités de sol­dat, l’assaut mené con­tre Con­stan­tine dont il sor­tit mirac­uleuse­ment vivant, la chance qui lui per­mit plusieurs fois d’être présent au bon endroit et de ramass­er la mise au bon moment en l’absence de Cavaignac, le cama­rade et le concurrent.

Le nom de Lam­or­i­cière est asso­cié à la prise de la smala d’Abd el-Kad­er et à sa red­di­tion. Il est donc tou­jours cité au pre­mier rang des « bâtis­seurs de l’Algérie française » aux côtés de Bugeaud, pour ses actions mil­i­taires comme pour le sou­tien saint-simonien qu’il a apporté aux géo­graphes, amé­nageurs, con­struc­teurs, administrateurs.

Mais il se trou­ve que le Sec­ond Empire cor­re­spond à une péri­ode pleine d’interrogations sur la coloni­sa­tion, sinon son bien-fondé, mais cer­taine­ment la manière de la con­duire face aux pop­u­la­tions locales.

Pour un his­to­rien comme Ben­jamin Sto­ra, excel­lent spé­cial­iste de « l’Algérie colo­niale », Napoléon III s’efforça pen­dant une dizaine d’années de mod­i­fi­er le cours des événe­ments, de stop­per ou au moins ralen­tir l’arrivée des colons, de blo­quer les con­fis­ca­tions de ter­res, et de pro­pos­er à cer­taines élites algéri­ennes la mise en place d’un « roy­aume arabe ».

Il n’est pas illogique de citer Lam­or­i­cière à pro­pos de cette vaine recherche d’un équili­bre gag­nant-gag­nant, et notam­ment par le truche­ment d’Abdelkader.

Quand Lam­or­i­cière reçoit sa red­di­tion en 1847, il lui fait en effet la promesse solen­nelle, con­fir­mée par le duc d’Aumale, de pou­voir se ren­dre libre­ment au Moyen- Ori­ent. Mais ni la monar­chie finis­sante ni la Sec­onde République s’installant dif­fi­cile­ment n’honorent cet engage­ment, et il faut atten­dre Napoléon III pour que cette promesse soit tenue aus­sitôt, à l’été 1852.

En Italie

Lam­or­i­cière n’a pas com­bat­tu avec les troupes français­es lorsque la France a apporté son appui décisif au Pié­mont ; refu­sant toute allégeance au prince-prési­dent, il est empris­on­né comme Cavaignac au moment du coup d’État de 1852 puis s’exile en Belgique.

On sait que l’appui de Napoléon III per­mit une pre­mière étape de l’unité ital­i­enne, avec comme con­séquence col­latérale le trans­fert à la France de Nice et de la Savoie par une habile trans­ac­tion légitimée par le référen­dum. La cam­pagne d’Italie fut pour les Français vic­to­rieuse mais coû­teuse en victimes.

La poli­tique française en Ital­ie est d’abord con­sid­érée comme habile ; mais, pour avoir affaib­li l’Autriche, elle favorise la dom­i­na­tion plus facile de la Prusse en Europe cen­trale : Sad­owa n’est pas loin (juil­let 1866). Et très vite la déci­sion française de s’opposer au roi d’Italie à pro­pos des États du pape met la France en porte-à-faux jusqu’en 1870 par rap­port à ses alliés italiens.

Si Lam­or­i­cière ne par­ticipe pas aux batailles vic­to­rieuses en allié du Pié­mont, encore pro­scrit, il est mêlé à la guerre entre les Pié­mon­tais et les troupes du pape. La rai­son : il se sent libre, en 1860, d’apporter le con­cours de son épée au sou­verain pontife.

Curieux par­cours en vérité. Sans emploi ni mis­sion, Lam­or­i­cière devient alors un mer­ce­naire « au ser­vice de Dieu » et répond à l’appel du pape qui cherche à s’opposer aux troupes de Garibal­di et aux Pié­mon­tais. Lam­or­i­cière recrute et forme des batail­lons de « zouaves pontificaux ».

Lam­or­i­cière et ses zouaves savent se bat­tre, mais, beau­coup moins nom­breux que les Pié­mon­tais ils sont défaits. Pour une fois vain­cu, Lam­or­i­cière se con­stitue pris­on­nier à Ancône. Ren­voyé en France, il se retire pour de bon sur ses terres.

Le grand céno­taphe érigé dans la cathé­drale de Nantes avec l’appui du pape en l’honneur de Lam­or­i­cière est cohérent avec l’image qu’il avait à sa mort dans une grande par­tie de l’opinion française.

Ce « mon­u­ment his­torique » à la struc­ture com­plexe mêle les sym­bol­es mil­i­taires et religieux et réécrit en latin la vie de ce poly­tech­ni­cien hors normes.

Doudard de Lagrée (1842) : Aux sources du Mékong

C’est en 1868 que meurt, à Tong Tchuen, Ernest-Marc-Louis Doudard de Lagrée (1842). Il dirigeait alors une expédi­tion des­tinée à recon­naître la région des sources du Mékong. Doudard était remon­té de Saigon et Phnom Penh jusqu’au Laos, puis dans les mon­tagnes du Yunnan.

Mais, affaib­li par les march­es inces­santes, le cli­mat, la mal­adie, Doudard ne va pas plus loin. Son sec­ond, Fran­cis Gar­nier, ramène l’expédition à Saigon par voie flu­viale (le Yang-Tsé) puis mar­itime (la mer de Chine).

Explorer le Mékong

Doudard de Lagrée, sor­ti de l’X dans la marine, a eu l’occasion de par­ticiper à plusieurs cam­pagnes et notam­ment à la guerre de Crimée.

“ Un rôle essentiel pour installer la présence française au Cambodge ”

En 1862, Doudard part vers l’Asie et joue un rôle essen­tiel pour installer la présence française dans le Cam­bodge. Le sou­verain du Cam­bodge échange en quelque sorte la tutelle par le Siam con­tre un pro­tec­torat par la France, mal­gré les réti­cences anglaises.

Doudard est tout de suite pas­sion­né par le pays qu’il décou­vre, ses habi­tants, ses paysages, sa gloire passée dont témoignent les ruines d’Angkor tout juste redé­cou­vertes en 1859 par le nat­u­ral­iste français Hen­ri Mouhot.

La France met sur pied une expédi­tion pour l’exploration du Mékong. Les objec­tifs sont var­iés : car­tographiques, géo­graphiques, archéologiques, com­mer­ci­aux, politiques.

La rela­tion don­nera lieu à un livre de grand for­mat, dans lequel les divers mem­bres de l’expédition appor­tent leur con­tri­bu­tion sur le relief, la faune et la flo­re, les eth­nies, la sit­u­a­tion poli­tique, les chances qu’a la France d’élargir sa zone d’influence.

La tombe de Mouhot

Doudard de Lagrée (1842), passionné par l’Asie.
Doudard de Lagrée (1842), pas­sion­né par l’Asie. CLAUDE GONDARD

Avant de remon­ter le Mékong, Doudard et ses com­pagnons tien­nent à vis­iter les ruines d’Angkor. Elles sont vrai­ment mag­nifiques, par leur sit­u­a­tion dans la végé­ta­tion comme pour la qual­ité artis­tique des sculp­tures. Doudard en prend lui-même des estam­pages. Il demande au pho­tographe qui l’accompagne de mul­ti­pli­er les clichés.

La let­tre de mis­sion pré­ci­sait : « S’il vous est pos­si­ble de recon­naître le lieu où a été enseveli Mon­sieur Mouhot, vous ren­drez hom­mage à la mémoire de ce voyageur courageux en lui éle­vant un mon­u­ment, dans la mesure de vos moyens et avec l’assentiment des autorités du pays. »

Pen­dant trois ans, Mouhot, nat­u­ral­iste et eth­no­logue, avait par­cou­ru d’innombrables kilo­mètres pour faire mieux con­naître la pénin­sule et Angkor, mais le palud­isme avait eu rai­son de lui. Quand la mis­sion Doudard-Gar­nier arrive à Luang Pra­bat, où Mouhot a lais­sé un excel­lent sou­venir, elle dresse un mon­u­ment sur le lieu de sa sépul­ture initiale.

Les têtes coupées de Lin Ngan

Quand Doudard se sent, à Tong Tchuen, inca­pable de repar­tir, il demande à Fran­cis Gar­nier d’explorer l’ouest de la région avec la majorité des mem­bres de l’expédition. Vite, ils sen­tent une ambiance bien plus hos­tile. La vue de qua­torze têtes coupées et exposées qu’on leur dit être des Européens leur fait com­pren­dre qu’il est plus sage de revenir vers Doudard. Mais ils appren­nent son décès juste avant de rejoin­dre son campement.

Gar­nier décide de brûler tous les papiers de son com­pagnon, comme celui-ci l’avait souhaité. Il fait aus­si exhumer le cer­cueil et le ramène à Saigon pour don­ner une sépul­ture « en terre française » à un homme « tombé au champ d’honneur le plus envi­able, celui de la sci­ence et de la civilisation ».

Doudard est enter­ré à Saigon, puis ses restes ramenés en France en 1983 sur un escor­teur qui porte son nom. L’urne funéraire est ensuite déposée dans la vieille église de sa com­mune natale, Saint- Vin­cent-de-Mer­cuze, près de Grenoble.

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