Les travaux de démolition effectués lors du percement de la rue Réaumur vers 1860.

Napoléon III et Georges Pompidou, une même ambition pour la France

Dossier : L'année 1865Magazine N°707 Septembre 2015
Par Bernard ESAMBERT (54)

Sous Napoléon III la paysan­ner­ie con­nut un « petit âge d’or » comme sous la prési­dence du général de Gaulle et l’administration de Georges Pompidou.

Ini­tié très jeune au saint-simonisme Napoléon III souhaitait amélior­er les con­di­tions sociales de la classe ouvrière. Georges Pom­pi­dou, lui, souhaitait un dia­logue per­ma­nent et con­struc­tif entre les forces sociales.

“ L’État est un stratège et un animateur qui ne saurait se substituer aux entreprises ”

Le règne de Napoléon III coïn­cide avec un essor économique sans précé­dent et l’empereur sut en prof­iter pour laiss­er une France plus puis­sante qu’il ne l’avait trouvée.

Grâce à une for­mi­da­ble capac­ité d’analyse des grands mou­ve­ments de la société et un volon­tarisme sans faille adossés à un per­ma­nent prag­ma­tisme, Georges Pom­pi­dou lais­sa égale­ment à la France une place priv­ilégiée en Europe et dans le monde.

Les deux hommes surent porter la France à la hau­teur de leurs ambitions.

REPÈRES

Comparaison n’est pas raison et « l’histoire ne se répète pas, elle rime », écrivait Mark Twain. Les personnages historiques du passé ont mieux à faire que de jouer à être nos précurseurs.
N’assiste-t-on pas, après les quolibets hugoliens auxquels Napoléon aurait échappé, s’il avait su inventer une Constitution du type de la Ve République en 1852, à une réinterprétation du rôle économique et social de l’empereur et, du côté pompidolien, à une prise de conscience du rôle novateur qu’il a joué pendant sa courte et dynamique chevauchée ?

L’influence de Saint Simon

Les principes économiques et soci­aux du bona­partisme et du gaul­lo-pom­pi­dolisme ne leur sont pas pro­pres mais emprun­tés au catholi­cisme libéral et social de Saint- Simon. Mais Napoléon III va plus loin : « Aujourd’hui, c’est par le per­fec­tion­nement de l’industrie, par les con­quêtes du com­merce, qu’il faut lut­ter avec le monde entier. »

Et Pom­pi­dou évoque la com­péti­tion économique mon­di­ale à plusieurs repris­es pour jalon­ner le chemin à suiv­re. Pour les deux hommes, l’État est un stratège et un ani­ma­teur qui ne saurait se sub­stituer aux entreprises.

Il faut, indi­quera l’empereur, « éviter cette ten­dance funeste qui entraîne l’État à exé­cuter lui-même ce que les par­ti­c­uliers peu­vent faire aus­si bien et mieux que lui ».

Ouverture internationale

Impos­si­ble de s’assoupir der­rière des bar­rières douanières alors que la com­péti­tion économique devient la loi commune.

RENFORCER LE MONDE BANCAIRE

Côté bancaire on doit à l’empereur la création du Crédit foncier, du Comptoir d’escompte, du CIC, du Crédit lyonnais et de la Société générale, ces nouvelles structures ayant pour objectif d’orienter l’épargne vers des valeurs industrielles. Sous Georges Pompidou et Michel Debré, la BNP complète le nouvel édifice bancaire. En 1867, la loi sur les sociétés anonymes permet une mobilisation accrue du monde des entrepreneurs.

Napoléon III sup­prime, con­tre l’avis de ses entre­pre­neurs, de nom­breux obsta­cles au com­merce inter­na­tion­al, et Georges Pom­pi­dou par­ticipe à l’abaissement des bar­rières douanières au sein de l’Europe, et entre l’Europe et le reste du monde, en par­ti­c­uli­er à l’occasion du Nixon Round.

Les deux hommes lan­cent des pro­grammes ambitieux d’infrastructures, notam­ment fer­rovi­aires pour Napoléon III, de façon à uni­fi­er économique­ment la France, dans les hautes tech­nolo­gies pour Pom­pi­dou pour amen­er la France à épouser son temps.

Améliorer le sort des ouvriers

Sur le plan social, l’amélioration du sort des ouvri­ers est chez Napoléon III une véri­ta­ble obses­sion, traduite dans son ouvrage L’extinction du paupérisme. « Son dada c’est le peu­ple », selon Philippe Seguin.

Les pro­grès accom­plis dans le domaine des droits soci­aux sont indis­cuta­bles : droit de grève, droit de réu­nion, lib­erté syn­di­cale de fait, abo­li­tion des dis­po­si­tions anti-ouvrières dont nul ne s’était vrai­ment soucié jusqu’alors.

“ L’esquisse d’une protection sociale se dessine, ou du moins sa nécessité est-elle reconnue ”

L’esquisse d’une pro­tec­tion sociale se des­sine, ou du moins sa néces­sité est-elle recon­nue. À quoi il faut ajouter la sup­pres­sion du tra­vail les dimanch­es et jours fériés.

Karl Marx, embar­rassé, ne put nier l’originalité de l’action, même si son com­men­taire détourne la pen­sée impériale :

« Pressé par les exi­gences con­tra­dic­toires de sa sit­u­a­tion, et con­traint, d’autre part, tel un pres­tidig­i­ta­teur de tenir par quelques tours sur­prenants les yeux du pub­lic con­stam­ment fixés sur lui comme sur le “suc­cé­dané” de Napoléon, et par con­séquent, de faire tous les jours un coup d’État minia­ture, Bona­parte met toute l’économie de la société bour­geoise sens dessus dessous, tout ce qui avait paru intan­gi­ble à la révo­lu­tion de 1848, rend les uns résignés à la révo­lu­tion et les autres désireux d’en faire une et créer l’anarchie au nom même de l’ordre. »

Développer l’enseignement

Du côté de l’enseignement, grâce à Vic­tor Duruy, les écoles se mul­ti­plient, tout par­ti­c­ulière­ment les écoles de filles que chaque com­mune est désor­mais tenue de créer.

SUR LES TRACES DE NAPOLÉON III

Dans le domaine social et dans celui de l’enseignement, Georges Pompidou n’est pas demeuré en reste ; sur le plan social, il a poussé patrons et syndicats à s’entendre au travers de négociations périodiques qu’il a initiées en lançant une première rencontre en 1967. Pour faire sortir les ouvriers d’un cadre rétrograde, il a imposé la mensualisation de leurs traitements.
Dans l’enseignement, c’est sous sa présidence que furent créés les premiers diplômes universitaires professionnalisants, les DTU et les BTS.

Un enseigne­ment sec­ondaire des­tiné à fournir des ingénieurs et con­tremaîtres à l’appareil économique en plein développe­ment est créé, le nom­bre des fac­ultés s’accroît, l’enseignement de l’agronomie se développe, des lab­o­ra­toires de recherche sont dotés d’un matériel moderne.

Napoléon III, qui avait con­stru­it des lab­o­ra­toires minia­tures dans ses rési­dences, avait com­pris bien avant d’autres que la recherche sci­en­tifique était l’un des prin­ci­paux moteurs du développe­ment industriel.

Libertés publiques

Du côté des lib­ertés publiques, la doxa napoléoni­enne ne pou­vait être aus­si libérale qu’un siè­cle plus tard. Les mesures restric­tives dont il porte la respon­s­abil­ité n’empêchèrent pas la petite presse de pulluler.

En témoigne l’apostrophe de Rochefort dans La Lanterne : « La France con­tient, dit l’almanach impér­i­al, 36 mil­lions de sujets sans compter les sujets de mécontentement. »

Et Rochefort pour­suiv­ait : « Je suis pro­fondé­ment Bona­partiste, on me per­me­t­tra bien cepen­dant de choisir mon héros dans la dynas­tie […] je préfère Napoléon II – qui n’a jamais régné. […] Il représente pour moi l’idéal du souverain ! »

Le poids des volontés

La ligne de tous les domaines d’action de l’empereur illus­tre son rôle per­son­nel et le poids de sa volon­té. L’homme est com­plexe, comme Pom­pi­dou ; tous deux ont beau­coup lu, beau­coup observé, un cer­tain idéal­isme human­i­taire les imprègne. Ce sont tous deux des rénovateurs.

Les deux hommes ont reçu l’onction du suf­frage uni­versel. Ils parta­gent la même exi­gence de pro­grès social, de tra­vail pour tous. Sur l’association du cap­i­tal et du tra­vail cer­tains penseront, courte­ment, que l’empereur est plus proche du général de Gaulle que de Pompidou.

Rien n’est moins vrai si l’on songe à l’actionnariat des salariés qu’introduisit le sec­ond prési­dent de la Ve République, chez Renault notam­ment, et la lég­is­la­tion sur l’intéressement qui l’accompagna.

Les travaux de démo­li­tion effec­tués lors du perce­ment de la rue Réau­mur vers 1860. Gravure de Charles Maurand.
© ROGER VIOLLET

Travaux de construction de la voie rapide sur berges Georges-Pompidou, 1964.
Travaux de con­struc­tion de la voie rapi­de sur berges Georges-Pom­pi­dou, rive droite de la Seine, novem­bre 1964. © ROGER VIOLLET

Des précurseurs

En réal­ité, les deux hommes étaient en avance sur leur temps, par­fois en acteurs effi­caces, par­fois en témoins impuissants.

Comme le remar­que Philippe Séguin dans son ouvrage Louis Napoléon le Grand : « Enrichissez-vous ! » avait dit Guizot. « Investis­sez ! » lui répon­dent Louis Napoléon et plus tard Georges Pompidou.

Pré­moni­toire, Napoléon III pro­pose en 1863 aux autres sou­verains un con­grès per­ma­nent pour régler les lit­iges entre États. Toc­queville lui avait souf­flé cette idée mais il n’empêche que l’empereur n’eût prob­a­ble­ment pas renié la Société des nations, puis plus tard l’Organisation des Nations unies.

“ La balance commerciale du pays est constamment créditrice ”

Comme Pom­pi­dou, l’empereur mul­ti­pli­ait les gestes en faveur des écrivains et des artistes. Wag­n­er lui dut la pos­si­bil­ité de mon­ter son Tannhäuser à l’Opéra de Paris.

Son alliance et sa prox­im­ité avec la Grande-Bre­tagne furent, elles aus­si, un point com­mun avec Georges Pom­pi­dou qui fit entr­er notre grand voisin dans l’Europe en 1972. Cer­taines raisons furent cer­taine­ment com­munes à ces deux tropismes.

Faciliter la vie des parisiens

Il faut dire un mot de Paris et de Georges Hauss­mann à qui est revenu le soin de met­tre en œuvre la spec­tac­u­laire ambi­tion de Louis Napoléon sur la capitale.

Plus tard, Georges Pom­pi­dou y ajoute ses pro­pres amé­nage­ments, et pas seule­ment la voie sur berges et le cen­tre qui porte son nom, mais le RER qui per­met à tous les Fran­ciliens de venir tra­vailler plus aisé­ment au cen­tre de Paris.

Une croissance forte et équilibrée

Le bilan des poli­tiques napoléoni­ennes est spec­tac­u­laire. La pro­duc­tion indus­trielle ne cesse de croître sur un rythme extrême­ment soutenu supérieur à cinq pour cent.

LE GOÛT DE L’ÉCRITURE

Autre point commun : les deux hommes adoraient écrire, rédiger eux-mêmes leur discours ou même parfois des avant-projets de décret. Et quand Viel-Castel n’avait pas tort d’écrire de l’empereur qu’il causait plus avec lui-même qu’avec ceux qui l’entouraient et qu’il entendait plus les voix intérieures de sa pensée que les voix de ceux qui voulaient le conseiller, on peut légitimement penser qu’avec un siècle d’avance il fait également le portrait de Georges Pompidou.
Quand Napoléon III écrivait à son père : « Permettez-moi de me rendre digne de mon nom », il aurait aussi pu dire comme son lointain successeur : « Permettez- moi de me rendre digne de mes responsabilités. »

De sept mille, le nom­bre des machines à vapeur passe à vingt-cinq mille en fin de régime ; la pro­duc­tion de fonte a plus que dou­blé, celle des fers et aciers triplé.

La bal­ance com­mer­ciale du pays est con­stam­ment créditrice, notre com­merce extérieur nous place bien­tôt au deux­ième rang mon­di­al, en aug­men­tant plus vite que celui de l’Angleterre.

L’expansion de l’agriculture n’est pas moins remar­quable, grâce à la révo­lu­tion des trans­ports et à l’application du traité de libre-échange, à la mul­ti­pli­ca­tion des écoles d’agronomie et de chimie qui con­tribuent à dif­fuser les inno­va­tions tech­niques, à la con­struc­tion d’un réseau de routes et de chemins vic­in­aux irriguant l’ensemble du territoire.

Un bilan à nuancer

Mais ce mou­ve­ment ne s’inscrit-il pas dans un mou­ve­ment général qui est celui de la Révo­lu­tion indus­trielle, et faut-il en porter tout le crédit à Napoléon III, aus­si intéressé fût-il par les ques­tions économiques ? À l’époque, aucun pays n’allait à l’encontre de ce mou­ve­ment con­sid­éré comme une source d’enrichissement national.

D’aucuns con­tes­teront cer­taines don­nées du bilan. Cette époque ne coïn­cide-t-elle pas égale­ment avec la grande prospérité vic­to­ri­enne en Grande- Bre­tagne, avec une pro­duc­tion de fonte représen­tant un peu plus de la moitié de la pro­duc­tion mon­di­ale tan­dis que le pays fab­rique les trois quarts des navires de la planète, le quart du com­merce inter­na­tion­al pas­sant par des ports britanniques ?

Selon cer­taines sources, la crois­sance du Sec­ond Empire n’est que de 1,9 % par an, c’est-à-dire au niveau de celle de la Grande-Bre­tagne, dont la part de la pro­duc­tion indus­trielle dans le monde s’élève à trente-deux pour cent en 1870 con­tre dix pour cent en France.

Quant au PIB par tête, il est de trois mille trois cents dol­lars en 1870 en Grande-Bre­tagne con­tre mille neuf cents en France et deux mille six cents en Bel­gique et aux Pays-Bas.

Une classe qui travaille

DOUBLEMENT DU PIB

Au total, le Second Empire connut une période de croissance soutenue : de 1850 à 1870, le PIB passe de onze milliards à vingt-deux, soit une croissance annuelle de quatre pour cent ; le réseau ferroviaire est passé de quatre mille kilomètres à la fin de la monarchie de Juillet à vingt mille à la fin de l’Empire.

Point com­mun à cette époque, les « bour­geois con­quérants » parta­gent l’idéal de l’entrepreneur protes­tant décrit par Weber. Beau­coup sont issus d’un milieu pop­u­laire, comme le baron Empain, Éti­enne Solvay, Berli­et, les frères Schnei­der ; Thomas Cook, Thomas Clin­ton et Samuel Cunard en Grande-Bre­tagne ; Carl Bosch et Got­tlieb Daim­ler en Allemagne.

La bour­geoisie « est une classe qui tra­vaille », selon Jau­rès, elle défriche l’industrie, la banque, le com­merce et les pro­fes­sions libérales. Quant aux pro­grès soci­aux, la pri­mauté de la France en matière de droit de grève est cer­taine tan­dis que la Grande-Bre­tagne lui mon­tr­era le chemin sur le tra­vail des enfants et les lib­ertés syndicales.

C’est sous Bis­mar­ck que d’autres réformes sociales seront mis­es en place en Europe s’agissant de l’assurance mal­adie, de l’assurance acci­dent, de l’assurance vieil­lesse, financées et gérées en com­mun par les employés et les employeurs.

Toutes ces réformes ont été dans une cer­taine mesure imag­inées avec par­fois des débuts de mise en œuvre par Napoléon III qui n’aura pas pu ou pas su les men­er à bon port.

Les années Pompidou

Quant à Georges Pom­pi­dou, il surfe égale­ment sur une péri­ode économique très dynamique, celle des « trente glo­rieuses », mais pen­dant les dix années où il exerce pleine­ment le pou­voir économique, auprès du général de Gaulle de 1964 à 1969, puis à la tête de l’État de 1969 à 1974, date de sa dis­pari­tion, il ajoute un sup­plé­ment de crois­sance de un pour cent à notre pays par rap­port aux nations européennes et à notre red­outé voisin d’outre- Rhin, grâce à un volon­tarisme sans faille en faveur de l’industrie qui n’exclut pas le pragmatisme.

“ Les dix dernières années des trente glorieuses auront été “les dix prestigieuses” ”

Georges Pom­pi­dou n’a pas lais­sé de tes­ta­ment, mais une France prospère appor­tant à ses citoyens le plein emploi et les revenus suff­isants pour leur per­me­t­tre de s’intégrer dans la société de con­som­ma­tion et de flirter avec une cer­taine idée du bonheur.

Mais, par les témoins de sa puis­sance économique retrou­vée, de son indus­trie qui débar­quait partout dans le monde, la France aura sous son impul­sion pro­longé le ray­on­nement et le pres­tige que lui avait con­férés le général de Gaulle.

Pour notre pays et dans une large mesure égale­ment pour l’Europe, les dix dernières années des trente glo­rieuses auront été « les dix prestigieuses ».

Rendre justice à l’œuvre accomplie

Faut-il réha­biliter les deux arti­sans d’une forme de prospérité économique qui peut paraître inso­lente aujourd’hui ?

Pour Georges Pom­pi­dou, c’est l’oubli qui risque d’être le vain­queur d’une telle con­fronta­tion économique, le bien injuste oubli corol­laire d’une époque heureuse, con­tre lequel his­to­riens, écon­o­mistes, témoins et citoyens auront la tâche de lutter.

Pour Louis Napoléon, Émile Zola et George Sand, ses tardifs et timides thu­riféraires, effaceront-ils le Napoléon III des Châ­ti­ments ? Il lui fau­dra le con­cours de nom­breux his­to­riens et sans doute de quelques autres grandes plumes, en songeant que le temps peut tou­jours venir d’une réhabilitation.

Zhou Enlai, le pre­mier min­istre de Mao, ne dis­ait-il pas, quand on lui demandait son sen­ti­ment sur la Révo­lu­tion française, qu’il était encore un peu tôt pour se prononcer ?

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