Croquis de polytechniciens par C. Gondard (65)

Qui sont les polytechniciens de 1865

Dossier : L'année 1865Magazine N°707 Septembre 2015
Par Christian MARBACH (56)

Le pou­voir, qui joue la carte de la tra­di­tion bona­partiste, con­sid­ère l’École comme un héritage à soigner.

En 1862, Coffinières de Nordeck, qui dirige l’École, com­mande des tableaux des pères fon­da­teurs : Mon­ge, Laplace, etc., pour la salle du Con­seil. Il n’oublie pas de met­tre dans la liste Napoléon Ier – et son neveu. C’est plus que de la flagorner­ie : une affir­ma­tion de la con­ti­nu­ité, une appropriation.

“ D’innombrables polytechniciens ont déjà affirmé valeur et utilité ”

Le respect des fon­da­teurs peut s’interpréter comme un respect des fon­da­men­taux : le type de sélec­tion, d’enseignement et de débouchés.

Dans le même domaine artis­tique, le sou­tien apporté par Napoléon III au pein­tre Lan­glois (1806) affirme la même chose, comme bien des réminis­cences, par exem­ple le pro­jet de Descrip­tion du Mex­ique qui se voulait repro­duire le chef‑d’œuvre sur l’Égypte.

Pourquoi pren­dre soin de l’X ? C’est qu’en 1865 d’innombrables poly­tech­ni­ciens ont déjà affir­mé valeur et util­ité sur le long terme.

REPÈRES

En 1865, l’École a 70 ans. Elle a survécu aux alternances politiques de tous genres. Malgré l’esprit frondeur des élèves, prompts à montrer leur mauvaise humeur aux empereurs et aux rois, aux princes et aux généraux qui dirigent l’École, malgré leurs participations aux émeutes de Paris et aux conjurations de type « carbonari », elle est toujours là. Elle a le soutien de la population de Paris. Elle a le soutien de ses anciens : l’Association polytechnique joue aussi ce rôle. Elle a le soutien de ses professeurs.

Longévité

On con­naît exacte­ment le nom­bre des élèves admis, pro­mo­tion par pro­mo­tion. On arrive à 9 500 fin 1864 ; on dépasse les 10 000 en 1870. Dif­fi­cile de savoir com­bi­en il en reste de vivants en 1865 : 7 000 ? En 1865, toutes les pro­mo­tions ont encore des sur­vivants : le doyen de la 1794, Cochon de Lap­par­ent, ne meurt qu’en 1870, à 93 ans.

C’est lui qui dis­ait volon­tiers, à la fin de sa vie, qu’il « assis­tait à un dîn­er de pro­mo­tion tous les soirs ».

Un autre ancien, Biot (1794), meurt en 1862 : il a « régné » dans les milieux sci­en­tifiques pen­dant des dizaines d’années.

Continuité

“ 9 500 polytechniciens vivants fin 1864 ”

En 2015, on peut faire les mêmes remar­ques : l’École est tou­jours là, mal­gré les crises. Les anciens élèves sont au nom­bre de 50 000, dont la moitié de vivants. L’annuaire compte tou­jours de très anciens Anciens, affir­mant une continuité.

La sélec­tion, faite dans les régions avec des inter­ro­ga­tions orales pour les pre­mières pro­mo­tions, est dev­enue plus com­plexe, mais il y a une con­ti­nu­ité remarquable.

Dans l’origine sociale des élèves, la péri­ode étudiée n’a con­nu que de légères vari­a­tions depuis le Pre­mier Empire : le statut des élèves, et l’obligation de pay­er des frais de sco­lar­ité ont pesé, même si des bours­es de l’État ou l’appui des anciens ont pu per­me­t­tre l’entrée d’excellents élèves de milieux moins favorisés.

UNE REMARQUE « DÉMOGRAPHIQUE »

Autour de 1865, il y a de nombreux X en âge de faire partie des hommes au pouvoir ; pas seulement quelques-uns comme en 1815, mais de très nombreux dans tous les domaines, de Chevalier à Alphand, de Niel à Faidherbe.

La question de l’origine sociale

Il n’est pas très facile de don­ner des chiffres sur l’origine sociale des élèves à cette époque.

UNE POROSITÉ RELATIVE

Un garçon comme Faidherbe, fils d’une humble « boutiquière » responsable d’une petite bonneterie de Lille et donc sans doute inscrit dans ces statistiques fragiles parmi les 3 % issus de parents « artisans et boutiquiers » témoigne d’une porosité relative à tous les élèves à haut potentiel (même si, là encore, il faut remarquer que ce « haut potentiel » n’était pas évident à trouver chez le jeune Louis, plutôt « tête à claques » à ses débuts).

Dans son tra­vail magis­tral sur la for­ma­tion poly­tech­ni­ci­enne, Bruno Bel­hoste en explique les raisons : un intérêt lim­ité porté à cette ques­tion à l’époque, et surtout une déf­i­ni­tion bien impré­cise des pro­fes­sions du père indiquées dans le reg­istre matricule.

Je reprends des chiffres qu’il doit à une étude de Ter­ry Shinn. Entre 1815 et 1869, les pro­fes­sions du père se répar­ti­raient entre « ren­tiers et pro­prié­taires » (30 %), pro­fes­sions libérales (en hausse de 10 à 17 %), hauts fonc­tion­naires et officiers supérieurs (15 %), petits fonc­tion­naires (5 %), indus­triels et négo­ciants (en hausse de 10 à 17 %).

Il est clair que la pro­por­tion de jeunes issus des class­es supérieures est large­ment pré­dom­i­nante, pour des raisons bien appréhendées qui vont du niveau cul­turel d’origine au sys­tème édu­catif et au prob­lème financier posé par le coût de cer­tains cours pré­para­toires et l’École elle-même.

Sans ten­ter des com­para­isons hasardeuses, on peut cer­taine­ment affirmer que le nom­bre d’élèves enfants de fonc­tion­naires et notam­ment d’enseignants est bien plus impor­tant aujourd’hui.

Au sommet de la science

Au Sec­ond Empire, les X sont au som­met de la sci­ence française. S’ils ont les capac­ités pour cela, ils peu­vent aus­si s’appuyer sur ceux qui les ont précédés dès le début du siècle.

“ La grande majorité des élèves entrent dans les armes savantes ou les corps civils ”

Dans la foulée des pères fon­da­teurs, ou de pro­fesseurs comme Ampère , les Malus, Cauchy, Fres­nel, Ara­go, etc., ont tout de suite prou­vé par leurs décou­vertes la qual­ité poly­tech­ni­ci­enne : une telle affir­ma­tion, par les théorèmes, les équa­tions, les principes qui por­tent leur nom a servi avec force l’image des X et donc poussé les autorités à les solliciter.

Il suf­fit de lire la liste de poly­tech­ni­ciens « savants » décédés à cette époque pour en être con­va­in­cu : Biot, décédé en 1862, Bra­vais en 1863, Clapey­ron en 1864, Enfan­tin en 1864, Pon­celet en 1867, Plana en 1864.

Cette remar­que serait aus­si vraie pour les mil­i­taires : Bosquet, décédé en 1861, Page en 1867 et Niel en 1869.

Le sens de l’État

Par­mi les valeurs inculquées, il faut par­ler du sens de l’État. Certes, il est courant chez les jeunes X du début du XIXe siè­cle de met­tre l’accent sur leur propen­sion aux chahuts, désobéis­sances, gestes de mau­vaise humeur et par­fois véri­ta­ble par­tic­i­pa­tion à des man­i­fes­ta­tions ou mou­ve­ments révo­lu­tion­naires. Ils le mon­treront aus­si, à peine polis, lors des vis­ites « impéri­ales » à l’École.

Mais on peut aus­si remar­quer que la grande majorité des élèves, après l’X, entrent dans les armes savantes ou les corps civils et y mon­trent en général les qual­ités d’obéissance et de loy­auté qu’on attend des fonc­tion­naires civils et militaires.

Si chaque « alter­nance », de 1814 à 1852, engen­dre un petit nom­bre de refus, démis­sions, et même exils ou révoltes, en général le monde des X se mon­tre « gou­verne­men­tal­iste », pour par­ler comme Vic­tor Hugo.

Ce respect des engage­ments envers le pays, dépas­sant la ques­tion du ser­ment porté aux autorités du moment, autorise une per­ma­nence des ser­vices de l’État qui a aus­si con­duit les pou­voirs à faire con­fi­ance à ces servi­teurs et donc à les laiss­er en place et en général à leur faire confiance.

Le « gou­verne­men­tal­isme » n’est pas seule­ment un oppor­tunisme car­riériste, mais aus­si une chance pour le pays : la haute fonc­tion publique n’a per­du que peu de fig­ures dans les tour­mentes poli­tiques, et le trans­fert d’expérience entre les anciens et les jeunes, si impor­tant dans les débuts de car­rière des X, a joué continuellement.

Doctrines

À cette con­ti­nu­ité de méth­odes tech­niques et admin­is­tra­tives s’est ajoutée, au début du XIXe siè­cle, une rare effer­ves­cence de réflex­ions doc­tri­nales. C’est à cette époque que des groupes d’X, pas tou­jours nom­breux mais tou­jours très motivés, se sont rassem­blés autour du saint-simonisme, du fouriérisme, du pos­i­tivisme, bien­tôt du scientisme.

“ Une rare effervescence de réflexions doctrinales ”

Les poly­tech­ni­ciens n’étaient pas seuls dans les aven­tures de Ménil­montant ou des ten­ta­tives pha­lanstéri­ennes, loin de là, mais ils y ont par­ticipé. S’ils n’ont pas refusé de militer pour des affir­ma­tions de nature presque religieuse, autour de Comte par exem­ple, ils ont le plus sou­vent ori­en­té ces doc­trines vers des propo­si­tions utiles et concrètes.

Dans bien des domaines :

  • la pri­or­ité à l’éducation ;
  • l’importance des infrastructures ;
  • le rôle moteur de la sci­ence et de la technique ;
  • l’utilisation du sys­tème ban­caire vers l’investissement utile et pas vers l’agiotage, jeu à somme nulle qui tente trop sou­vent le sys­tème financier.

Une conjonction favorable

LE POLYTECHNICIEN, UNE VALEUR SÛRE

Certes, il y eut des discussions sur le caractère plus ou moins appliqué de l’enseignement et parfois donc le contenu des concours, mais, en 1865 comme en 1795, les utilisateurs des X savent ce qu’on leur fournit.
De la compétence scientifique à base mathématiques. Mais aussi de la culture générale. De l’aptitude à travailler vite. De la qualité individuelle mais aussi de l’esprit de groupe. De l’ambition individuelle mais aussi le sens de l’État, pour civils ou militaires.

On peut donc com­pren­dre que, pen­dant les années du Sec­ond Empire, les poly­tech­ni­ciens ont bien des raisons d’exercer une influ­ence déter­mi­nante : nom­bre suff­isant au-delà d’une masse cri­tique, qual­ité de sélec­tion et de for­ma­tion, image sci­en­tifique forte, ori­en­ta­tion vers des corps mil­i­taires et civils forts d’une tra­di­tion d’excellence et de con­ti­nu­ité, respect de la part de la pop­u­la­tion et des gou­ver­nants, capac­ité de tra­vailler en réseaux et de con­cevoir des doc­trines cohérentes et effi­caces, etc.

Mais encore faut-il, pour que de tels fac­teurs posi­tifs con­duisent à une action con­tin­ue, des cir­con­stances favorables.

Il se trou­ve que le Sec­ond Empire le per­met. Sans vouloir porter aux nues « Napoléon le Grand », comme le nomme Philippe Séguin, il faut bien remar­quer que sa volon­té de développe­ment économique et d’aménagement du ter­ri­toire a été réelle et sincère : il ne s’est pas con­tenté d’être influ­encé par des con­seillers proches (comme un Cheva­lier), mais il a don­né les moyens à toute une équipe de décideurs d’avancer dans une voie qu’ils souhaitaient et qu’il approu­vait sans réserve.

L’ÉTAT AVANT LA POLITIQUE

L’exemple du Second Empire est intéressant. Dès les journées de février 1848, on avait pu remarquer l’élan démocrate des jeunes X mais aussi, en juin, leur refus de la révolte de juin due à la grave erreur des Ateliers nationaux, créés par utopie et supprimés par nécessité. Si des officiers supérieurs, comme Cavaignac et Lamoricière, qui ont du reste « sauvé l’État » en juin 1848, sont arrêtés et emprisonnés en 1852 (Cavaignac refusera de s’exiler, mais Lamoricière restera longtemps à Bruxelles), Napoléon III continuera en fait à s’appuyer sur bien des X, gradés ou hauts fonctionnaires et dans certains cas le fera en étant parfaitement informé de leurs sentiments républicains.
C’est ainsi qu’il maintiendra le républicain Faidherbe à son poste de gouverneur du Sénégal en lui laissant une grande liberté d’action. Et que des jeunes fonctionnaires affichant leurs convictions comme Freycinet ou les frères Carnot seront appelés aux mêmes postes que leurs camarades plus « neutres » : sans doute le système des corps, avec ses parrainages attentifs, a‑t-il de nouveau joué pour la protection de ses meilleurs éléments.

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