Portraits de Schumpeter, Saint-Simon et Colbert

Variations sur la technocratie

Dossier : L'année 1865Magazine N°707 Septembre 2015
Par Christian MARBACH (56)

L’ana­chro­nisme d’un mot peut sus­ci­ter la réflexion. La forte pré­sence des X dans l’appareil d’État sous le Second Empire peut conduire à s’interroger sur les formes de la tech­no­cra­tie, même si le mot lui-même ne date que de 1920 et si sa per­cep­tion par l’opinion publique est deve­nue sou­vent néga­tive à notre époque.

REPÈRES

L’historien Bruno Belhoste, qui n’a jamais cessé de prendre l’X comme sujet d’étude, a publié en 2003 un livre remarquable sur la formation des polytechniciens pendant les 75 premières années de l’École. Il y a analysé les divers aspects de cette formation, de l’origine sociale des élèves à la répartition des postes qui leur sont offerts, des étapes de leur cursus au contenu des programmes.
Belhoste a intitulé cette somme : La Formation d’une technocratie. L’École polytechnique et ses élèves de la Révolution au Second Empire. Un titre qui interpelle, car il associe une analyse pleine de chiffres précis et de finesse relative aux jeunes gens sortis de l’École à l’affirmation que les polytechniciens concernés par le livre (donc des promotions antérieures à 1870) seraient ensuite devenus une « technocratie », sans vraiment expliciter ni justifier ce terme, « technocratie », anachronique pour l’époque.

Une doctrine

La tech­no­cra­tie est un ensemble de bases pour struc­tu­rer une action.

“ La foi dans les possibilités ouvertes par la science et la technologie ”

La cer­ti­tude que l’humanité peut pro­gres­ser grâce aux lumières d’une intel­li­gence tou­jours plus par­ta­gée, la foi dans les pos­si­bi­li­tés ouvertes par la science et la tech­no­lo­gie, une affir­ma­tion de la supé­rio­ri­té de la rai­son et du rai­son­ne­ment sur l’intuition, une volon­té de cher­cher à para­mé­trer autant que pos­sible les concepts et à les mesu­rer tout en pré­ci­sant les rela­tions entre eux — par des équa­tions, si possible.

Les mathématiques dans l’économie

LA FORCE DES RÉSEAUX

En 1865, il se forme des communautés de pensée relayées par des réseaux de fonctionnaires, industriels, leaders d’opinion qui font aboutir des projets : infrastructures, financement des investissements, aménagement des villes.
Ces réseaux sont plus puissants dans le pays qu’ils ne l’ont jamais été en France. Les X y sont très présents et l’opinion publique commence à accepter l’idée que leur légitimité, fondée sur le mérite, est bien supérieure à celle des quartiers de noblesse.
Cette situation se prolongera plus tard sous d’autres formes par exemple avec les analyses du groupe X‑Crise, puis les travaux du Plan.

En 1865, la science éco­no­mique n’affirme pas encore sa cer­ti­tude que tout est mesu­rable et sus­cep­tible d’être mis en équa­tions, mais, par­mi les pre­miers, les saint-simo­niens affirment déjà la force des rela­tions entre cer­tains concepts ; un Le Play (1825) invite déjà ses cama­rades à abor­der les pro­blèmes de la socio­lo­gie à par­tir de sta­tis­tiques précises.

Vers 1860, Wal­ras jette les bases de sa théo­rie por­tant sur l’usage des mathé­ma­tiques dans l’économie (je le cite par­mi les X même si, en 1853 puis 1854, il a échoué au concours d’entrée).

Nous sommes encore loin des modèles pro­po­sés par les éco­no­mètres pour la micro comme la macroé­co­no­mie depuis 1920, et encore plus loin des mil­liers de simu­la­tions tour­nant sur des ordi­na­teurs géants.

De Colbert à Schumpeter

Mais ces modèles et les don­nées dont on les nour­rit se révèlent peu à peu moins habiles à trai­ter d’une éco­no­mie davan­tage fon­dée sur les fac­teurs psy­cho­lo­giques que sur les grands agré­gats phy­siques, et moins effi­caces pour une poli­tique indus­trielle où Col­bert cède la place à Schum­pe­ter, et où la logique des grands pro­grammes prio­ri­taires se révèle inef­fi­cace face à une effer­ves­cence d’innovations per­pé­tuelles en pro­duits et services.

Une communauté de pensée

Les élites qui, sou­vent ensemble, font pro­gres­ser les concepts et les modèles et pour­suivent ensemble la recherche du bien com­mun ont une ten­dance natu­relle à tra­vailler en com­mu­nau­té pour proposer.

“ Ils ont les réponses aux questions posées par les crises ”

Leur esprit de corps, né d’une com­mu­nau­té de for­ma­tion encore plus que d’origine sociale, dépas­se­rait chaque corps au strict sens admi­nis­tra­tif du terme et leur per­met­trait d’imposer des solu­tions aux pro­blèmes du moment.

Les tech­no­crates se fré­quentent, s’entraident, s’installent par­fois dans leurs cer­ti­tudes : oui, ils ont les réponses aux ques­tions posées par les crises.

Proches du pouvoir

Pour faire abou­tir une poli­tique, il faut être proche du pou­voir. L’influencer en influen­çant d’abord l’opinion publique. Le ser­vir en lui pro­po­sant des actions. Insé­rer dans le pro­gramme des par­tis de gou­ver­ne­ment des pro­jets conformes à ces réflexions.

LOIN DU TERRAIN

Reproche récurrent : manquer de cœur, agir avec froideur et sécheresse. N’importe quel texte administratif, par exemple relatif à des normes, sera attribué à des technocrates « éloignés du terrain ».

En 1865, l’osmose entre le pou­voir impé­rial et cer­tains hauts fonc­tion­naires donne à ces der­niers la capa­ci­té d’agir vite, de dis­po­ser des moyens néces­saires, par­fois de trou­ver des rac­cour­cis pour agir quand ils sont freinés.

Quelques années plus tard, Bien­venüe (1870) pour­ra dire que les hommes qui agissent passent leur temps à devoir rat­tra­per, par leurs prouesses tech­niques, les retards occa­sion­nés par les hési­ta­tions poli­tiques ou les frot­te­ments administratifs.

CLAUDE GONDARD (65)

Mais quand il y a com­mu­nau­té de pen­sée et de volon­té entre le pou­voir et la tech­no­cra­tie, celle-ci peut agir vite, sur­tout si l’action envi­sa­gée est res­sen­tie comme utile par la majo­ri­té du pays et de l’opinion.

Les sirènes de la politique

Et, par­fois, la tech­no­cra­tie est tel­le­ment plus effi­cace que les com­mu­nau­tés pure­ment poli­tiques qu’elle sera direc­te­ment appe­lée au pou­voir. Des scien­ti­fiques ou de hauts fonc­tion­naires en région mettent en avant leurs connais­sances pour débu­ter ou accé­lé­rer leur car­rière poli­tique : Ara­go (1803), Frey­ci­net (1846), Sadi Car­not (1857).

Plus tard, notam­ment en situa­tion de crise, le pou­voir fera appel à des repré­sen­tants de la « socié­té civile » pour reprendre en mains un sec­teur dra­ma­ti­que­ment obé­ré ou défi­nir une poli­tique : Dau­try (1900) ou Rueff (1919S).

Effets pervers

Croire trop fort en des modèles éco­no­miques pas vrai­ment démon­trés, ou en des chiffres dou­teux. La science éco­no­mique, elle aus­si, ne cesse d’être repensée.

Vou­loir impo­ser des pro­jets qui n’apporteront pas for­cé­ment des pro­grès, ou le feront au prix de coû­teux dom­mages : la moder­ni­sa­tion de Paris autour de 1865 a aus­si été, par ses chan­tiers et les flux de popu­la­tion consé­cu­tifs, por­teuse de drames.

Les pro­jets les plus « intel­li­gents » et en tant que tels accep­tés par une grande majo­ri­té se voient par­fois contes­tés par des oppo­sants mino­ri­taires mais actifs à défendre leur posi­tion dans un monde où le désir per­son­nel est de plus en plus vou­lu et recon­nu comme plus légi­time que le bien col­lec­tif au nom d’un indi­vi­dua­lisme croissant.

Prendre subrep­ti­ce­ment le pou­voir sans dis­po­ser de légi­ti­mi­té élec­to­rale : ce reproche s’étendra à l’ensemble des « élites », et l’on en vien­dra par­fois à appe­ler tech­no­crates des indi­vi­dus ou des cou­rants de pen­sée dont la culture scien­ti­fique ou tech­no­lo­gique est d’une extrême faiblesse.

Uti­li­ser ce pou­voir au pro­fit d’entrepreneurs proches : on croyait les tech­no­crates éloi­gnés des ten­ta­tions de cor­rup­tions poli­tiques et les voi­ci accu­sés de col­lu­sion avec le monde éco­no­mique. On les pre­nait pour des hommes de bureau capables d’approfondir leurs dos­siers avec une grande hon­nê­te­té intel­lec­tuelle et per­son­nelle, bien dif­fé­rents des came­lots pro­met­tant n’importe quoi, et les voi­ci proches des affairistes.

Des jour­naux et des romans de 1865 ont déjà abor­dé ces ques­tions ; elles demeurent par­fois d’actualité.

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