Temps et musique

Dossier : Arts, Lettres et SciencesMagazine N°747 Septembre 2019
Par Jean SALMONA (56)

« Le temps des hommes est de l’éternité pliée. »

Jean Cocteau, La machine infernale

La musique est le seul de tous les arts qui per­me­tte de remon­ter le cours du temps. Vous réé­coutez une musique, non pas sem­blable mais rigoureuse­ment iden­tique à elle-même et, pour peu que vous sachiez vous con­cen­tr­er sur votre écoute, vous revivez la même séquence de temps, indéfin­i­ment ; car la musique, si vous l’écoutez dans de bonnes con­di­tions, occupe tout votre espace sonore (tan­dis qu’un film ne peut rem­plir tout votre espace visuel, qu’une pièce de théâtre n’est jamais deux fois la même, et qu’une œuvre pic­turale est sta­tique). Aus­si, seule la musique a le pou­voir de vous don­ner le sen­ti­ment exquis et fal­lac­i­eux de votre pro­pre pérennité.

Weinberg – Symphonies 2 et 21

Wein­berg est décidé­ment l’un des très grands com­pos­i­teurs du XXe siè­cle, l’égal de Chostakovitch, Bar­tok, Mahler. Comme celle de Chostakovitch, toute son œuvre est mar­quée par une vie dif­fi­cile. Wein­berg fuit le nazisme : la Pologne en 1939 puis le Bélarus en 1941, s’installe à Moscou où il est jeté en prison en 1953 (pour « nation­al­isme juif bour­geois ») d’où il sera libéré grâce à son ami Chostakovitch. Il ne saura jamais com­ment sa mère et sa sœur, qui sont restées en Pologne, ont disparu. 

La 21e Sym­phonie, sous-titrée Kad­dish, son tes­ta­ment musi­cal, que vien­nent d’enregistrer le City of Birm­ing­ham Sym­pho­ny Orches­tra et la Kre­mer­a­ta Balti­ca dirigés par Mir­ga Gražinyté-Tyla avec Gidon Kre­mer en soliste, est un hymne à l’histoire som­bre du XXe siè­cle. Œuvre poignante, qui asso­cie à un large dis­posi­tif orches­tral un vio­lon solo, une voix de sopra­no, par­fois un piano, une clar­inette, une basse, truf­fée de cita­tions qui la situent dans le temps des hommes, elle se place, par sa richesse archi­tec­turale et sa puis­sance émo­tion­nelle, au niveau de la 9e de Mahler, la 7e de Chostakovitch (Leningrad), la 3e de Beethoven. Dans le même album, la 2e Sym­phonie, par la Kre­mer­a­ta Balti­ca dirigée par la même chef, est sere­ine, limpi­de, clas­sique, com­pa­ra­ble à la 4e de Mahler.

2 CD Deutsche Grammophon

Évocations nostalgiques : Renée Fleming, Nino Rota

Écoutez le thème prin­ci­pal d’Amar­cord (« je me sou­viens » en dialecte romag­nol) et les images du film défi­lent devant vos yeux, la Gradis­ca, la bural­iste à l’énorme poitrine, les lumières du paque­bot dans la nuit… C’est que la musique de Nino Rota est non pas accom­pa­g­ne­ment mais par­tie inté­grante des films de Felli­ni. Ric­car­do Chail­ly, à la tête du Phil­har­monique de la Scala, vient d’enregistrer les suites tirées de Huit et demi, de La Dolce Vita, de Casano­va, des Clowns et d’Amar­cord. À la dif­férence de Kurt Weill, qui pra­ti­quait les enchaîne­ments improb­a­bles d’harmonies pour orchestre de bas­tringue, Nino Rota recrée des orches­tra­tions des années 30–40 pour orchestre de casi­no bal­néaire, avec des thèmes exquis­é­ment rétros : musique onirique, à la recherche du temps passé.

1 CD DECCA

Pourquoi les lieder que rassem­ble Renée Flem­ing, huit lieder de Brahms, L’Amour et la vie d’une femme de Schu­mann, les Rück­ert-Lieder de Mahler, sus­ci­tent-ils eux aus­si, même chez l’auditeur qui les décou­vre, cette « impal­pa­ble petite nos­tal­gie » dont par­le Georges Perec, même pour l’auditeur qui ne com­prend pas l’allemand ? Au-delà de ces chants inef­fa­bles, c’est le tim­bre de cette sopra­no unique, accom­pa­g­née en totale sym­biose par Hart­mut Höll comme l’était Ger­ald Moore avec Fis­ch­er-Dieskau (et pour Mahler par le Münch­n­er Phil­har­moniker dirigé par Chris­t­ian Thiele­mann), qui est en cause. Dans chaque syl­labe, sur chaque note, quel raf­fine­ment, quelle sen­su­al­ité, quel bon­heur d’écoute ! Depuis Schwarzkopf on n’a jamais fait, on ne fera jamais mieux. 

1 CD DECCA

François de Larrard, jazzman

On ne présente pas notre cama­rade François de Lar­rard (78) qui a fait l’objet d’un très beau por­trait dans La Jaune et la Rouge de juin dernier. François a mis un terme à sa car­rière d’ingénieur-chercheur inter­na­tionale­ment recon­nu pour se con­sacr­er – enfin ! – à sa voca­tion de pianiste de jazz pro­fes­sion­nel. Il pub­lie sous le titre Bronx­tet in black and white un album de ses nou­velles com­po­si­tions. Son style a beau­coup évolué. S’il a con­servé sa rigueur et sa clarté, héritages d’une solide cul­ture clas­sique – il excelle dans Couperin – il est devenu moins abstrait, plus à la portée de l’auditeur non spécialiste. 

Même si l’on peut y décel­er des influ­ences de Bill Evans et même Bil­ly Stray­horn (dans l’exquis thème Eli’s vel­vet eyes) et aus­si… de Satie et Scar­lat­ti, ses com­po­si­tions restent très per­son­nelles et, à la dif­férence des précé­dentes, on peut presque les sif­flot­er. Dans le paysage du piano-jazz actuel, François de Lar­rard imprime sa mar­que orig­i­nale : une musique que l’on a plaisir à écouter et dont peut aus­si appréci­er les con­struc­tions rigoureuses et les har­monies sub­tiles. On peut y voir l’archétype d’un jazz français, intel­li­gent, mesuré et élé­gant, dans la lignée de Couperin à Satie. Une musique hors du temps…

1 CD http://francoisdelarrard.chez-alice.fr

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