INTERPRÈTES

Dossier : Arts, Lettres et SciencesMagazine N°646 Juin 2009Rédacteur : Jean SALMONA (56)

Face à une œuvre musi­cale, il y aurait deux caté­gories de solistes : ceux qui don­nent libre cours à leur inter­pré­ta­tion, au risque d’être infidèles aux inten­tions du com­pos­i­teur ; et ceux qui jouent au plus près du texte tel qu’il est écrit, avec les indi­ca­tions du com­pos­i­teur, ni plus, ni moins. La réal­ité est évidem­ment plus com­plexe. Tout d’abord, il y a deux types d’interprètes dans la pre­mière caté­gorie : ceux qui jouent l’œuvre tels qu’ils la « sen­tent », et ceux qui cul­tivent l’originalité gra­tu­ite pour se dis­tinguer de leurs con­cur­rents. Et dans la caté­gorie des musiciens-fidèles-à‑l’œuvre, on ne saurait con­fon­dre ceux qui jouent avec le souci pre­mier de respecter la mesure et de se con­former stricte­ment aux indi­ca­tions du com­pos­i­teur, et ceux qui ont dépassé une fois pour toutes la recherche d’originalité, et qui « sont » l’œuvre qu’ils jouent, comme Polli­ni ou Per­ahia. Ceux-là sont des seigneurs.

Rav­el et Chausson
Simon Rat­tle et le Phil­har­monique de Berlin con­stituent aujourd’hui une sin­gu­lar­ité dans le monde musi­cal : des musi­ciens d’un niveau excep­tion­nel et un chef qui pour­suit l’exigence de la per­fec­tion, grâce notam­ment à des répéti­tions inten­sives, au ser­vice non de sa per­son­ne (comme le fai­sait Kara­jan) mais de la seule musique. Rom­pus à Bach, Brahms, Mahler, on les attendait dans Rav­el, dont ils vien­nent d’enregistrer L’Enfant et les Sor­tilèges – l’enfance écla­tante – avec notam­ment Nathalie Stutz­mann et José Van Dam, et Ma mère l’Oye1 – la nos­tal­gie de l’enfance à jamais per­due : une mer­veille absolue. Jamais, peut-être, depuis Manuel Rosen­thal, la musique de Rav­el n’a été jouée avec une telle per­fec­tion – chaque instru­men­tiste est un soliste, chaque mesure, chaque inflex­ion a été longue­ment pen­sée et tra­vail­lée – et n’aura sus­cité chez l’auditeur une émo­tion si forte : écoutez Le Jardin féérique et retenez vos larmes. Ajou­tons que la prise de son est exceptionnelle.

On a réu­ni en un disque2 des pièces de la musique de cham­bre de Rav­el. La Sonate posthume pour vio­lon et piano, jouée avec mesure par Régis Pasquier et Jean-Claude Pen­neti­er, est toute de couleurs pas­tel. On décou­vre dans Gas­pard de la nuit une pianiste norvégi­en­ne, Anne Kaasa, qui joue Rav­el avec intel­li­gence et finesse. On oubliera la ver­sion (orig­i­nale) pour piano à qua­tre mains de Ma mère l’Oye, pas très en place et curieuse­ment amputée de son Prélude, et on aimera La Valse enlevée avec brio par François-Joël Thiollier.

Divine sur­prise : un disque con­sacré à la musique de cham­bre de Chaus­son, avec le Quatuor à cordes par le Quatuor Athenaeum-Enesco, le Quatuor avec piano par le Quatuor Élyséen, et la Pièce pour alto et piano par Lau­rent Ver­ney et Claire-Marie Le Guay3. Une musique fin de siè­cle très recher­chée, aux thèmes exquis et aux con­struc­tions har­moniques sub­tiles, qui flirte avec l’atonalité, et qui, surtout, vous pro­cure un plaisir d’écoute immédiat.

Mendelssohn
Si cer­tains doutaient que Mendelssohn fût le Mozart du XIXe siè­cle, voilà deux dis­ques qui pour­ront les con­va­in­cre. Tout d’abord, les deux Quatuors avec piano par le Quatuor Élyséen, et les deux Trios par le Trio Rav­el4. Les deux Quatuors avec piano, écrits à 13 ans, sont deux œuvres achevées, com­plex­es, aux thèmes orig­in­aux, et qui car­ac­térisent bien l’art de Mendelssohn : clas­sique et roman­tique à la fois. Les deux Trios, dont il a déjà été ques­tion dans ces colonnes, datent de la trentaine, et sont plus com­plex­es et achevés encore mais dans la même ligne qui devait influ­encer si fort les com­pos­i­teurs français de la fin du XIXe siècle.

À la dif­férence de Schu­mann, Mendelssohn n’était nulle­ment tour­men­té et sa musique ray­onne de cet équili­bre d’un com­pos­i­teur – apparem­ment – heureux, extra­or­di­naire­ment doué et… génial. Les trois Sonates pour piano, que vient d’enregistrer Chris­t­ian Ival­di5, ont été écrites entre 12 et 16 ans. Elles ne dif­fèrent pas fon­da­men­tale­ment des œuvres de la matu­rité, et elles sou­ti­en­nent la com­para­i­son avec les Sonates de Schu­bert. Sur le même disque, un Alle­gro bril­lant et un superbe Andante et Vari­a­tions pour piano à qua­tre mains, joués avec Noel Lee.

Arg­erich et Kremer
L’enregistrement d’un réc­i­tal don­né à Berlin par Martha Arg­erich et Gidon Kre­mer en 2006 vient d’être pub­lié. Il com­prend les Sonates pour vio­lon et piano de Bar­tok et n° 2 de Schu­mann, la Sonate pour vio­lon seul de Bar­tok, les Scènes d’enfants de Schu­mann, et deux bis6. Martha Arg­erich et Gidon Kre­mer font par­tie de ces très grands inter­prètes qui impri­ment leur mar­que aux œuvres qu’ils jouent, parce que c’est ain­si qu’ils les vivent. De plus, portés par un pub­lic atten­tif et chaleureux, les deux inter­prètes étaient en état de grâce. Le résul­tat est un enreg­istrement d’anthologie – les deux Bar­tok sont excep­tion­nels – que couron­nent deux petites pièces archicon­nues de Kreisler, Liebeslied et Schön Ros­marin.

Au total, qu’ils soient inter­prètes de haut vol ou arti­sans mod­estes, les musi­ciens sont de ces hommes et femmes grâce aux­quels la vie vaut la peine d’être vécue.

1. 1 CD EMI
2. 1 CD SAPHIR
3. 1 CD ARION
4. 2 CD ARION
5. 1 CD ARION
6. 2 CD EMI.

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