Deux pianistes

Deux pianistes, deux cultures

Dossier : Arts, lettres et sciencesMagazine N°763 Mars 2021
Par Jean SALMONA (56)

La foi incer­taine, comme chez Pas­cal, Dos­toïevs­ki, Una­muno, Adorno, Gold­mann, est l’un des via­tiques les plus pré­cieux qu’ait pro­duits la cul­ture européenne, l’autre étant la ratio­nal­ité aut­o­cri­tique, qui elle-même con­stitue notre meilleure immunolo­gie con­tre l’erreur.
Edgar Morin, La tête bien faite

Pierre Bar­bi­zet, la quin­tes­sence de l’esprit français de mesure, d’élégance, de pudeur ; Dani­il Tri­fonov, la per­son­nal­i­sa­tion même de l’école russe du piano, tech­nique tran­scen­dante et implaca­ble, roman­tisme rageur, musique de tous les excès. Deux cof­frets récents met­tent en évi­dence cette oppo­si­tion d’apparence irré­ductible entre deux cul­tures qui, depuis tou­jours, s’admirent récipro­que­ment et s’envient peut-être…

Pierre Barbizet, un aristocrate du piano

Pierre BarbizetÉcoutez Idylle, une des dix Pièces pit­toresques d’Emmanuel Chabri­er (1841–1894), mélan­col­ie ten­dre, grâce légère, sou­venir à peine esquis­sé : en à peine plus de trois min­utes, sans aucune recherche – d’harmonie, de rythme, de mod­u­la­tion – tout est dit. Dans le cof­fret qui rassem­ble les enreg­istrements de Pierre Bar­bi­zet pour HMV et Era­to des années 60 aux années 80, l’intégrale de l’œuvre pour piano de Chabri­er occupe
2 CD.

Bar­bi­zet, pianiste aus­si mod­este qu’il était bril­lant, con­sacra plus de temps à ses élèves du Con­ser­va­toire de Mar­seille, qu’il dirigeait, qu’à sa car­rière. Féru de jazz qu’il pra­ti­quait avec son com­parse Sam­son François, il créa à Mar­seille avec son ami Guy Longnon, le trompet­tiste de l’ensemble Bechet-Luter, la pre­mière chaire de jazz qui ait existé en France. Mais, au-delà de cet éclec­tisme ‑anec­do­tique, Bar­bi­zet aura été, avec Mar­celle Mey­er, Casadesus et Cic­col­i­ni, l’interprète par excel­lence de la musique française. D’abord au sein de son duo légendaire avec le grand Chris­t­ian Fer­ras, dont le cof­fret reprend l’enregistrement d’anthologie des deux Sonates de Fau­ré, de la Sonate de Debussy, de la Sonate de Franck, de Tzi­gane de Rav­el, du Con­cert de Chaus­son avec le Quatuor Par­renin – avec lequel il enreg­istre aus­si l’extraordinaire Chan­son per­pétuelle avec la sopra­no Andrée Espos­i­to. Il y a aus­si Beethoven, dont le duo Fer­ras-Bar­bi­zet a enreg­istré l’intégrale des Sonates pour piano et vio­lon – écoutez l’élégance détachée de la Sonate à Kreutzer –, ain­si que la Sonate n° 3 de Brahms, et Schu­mann, dont Bar­bi­zet joue avec les Par­renin le Quatuor avec piano – dont on ne peut écouter l’andante ‑cantabile les yeux secs. Il faudrait ajouter, pour être com­plet, la Sonate n° 3 d’Enesco et le Con­cer­to de cham­bre pour piano, vio­lon et instru­ments à vent d’Alban Berg, tous les deux avec Fer­ras. Com­ment mieux ter­min­er l’exploration de ce cof­fret que par l’enregistrement de Ma Mère l’Oye de Rav­el à qua­tre mains avec Sam­son François, et son Jardin féérique final, cet adieu onirique et poignant à l’enfance qui car­ac­térise si bien, au fond, le jeu de Pierre Barbizet.

14 CD ERATO

Daniil Trifonov, Silver Age

Silver AgeSous ce nom – que l’on doit à Diaghilev – Tri­fonov a enreg­istré six œuvres majeures de la musique russe pour piano du XXe siè­cle : la Sonate n° 8 de Prokofiev, les deux suites L’Oiseau de feu et Petrouch­ka et la Séré­nade en la de Stravin­s­ki, et deux con­cer­tos avec l’Orchestre du Mari­in­sky dirigé par Valery Gergiev : le 2e Con­cer­to de Prokofiev et le Con­cer­to de Scri­abine (ce dernier com­posé en 1896, mais qui relève claire­ment du XXe siè­cle). Dans les qua­tre œuvres pour piano solo, Tri­fonov donne la pleine mesure de cette vir­tu­osité qua­si inhu­maine qui le ‑car­ac­térise (avec ses com­pa­tri­otes Denis Mat­souïev et Boris Bere­zovsky) : tech­nique ter­ri­fi­ante et pré­ci­sion extrême. Mais il ne faudrait pas l’enfermer dans cette caté­gorie déshu­man­isée : Tri­fonov fait égale­ment preuve d’une grande sen­si­bil­ité – sans le pathos auquel invite par­fois la musique russe – qui se révèle par­ti­c­ulière­ment dans le Con­cer­to de Scri­abine. Que cette œuvre soit si peu jouée est inex­plic­a­ble : elle est plus riche, plus créa­tive, plus lyrique (mais oui !), plus unique dans sa fac­ture, que ‑n’importe lequel des qua­tre Con­cer­tos de Rach­mani­nov aux­quels on peut la préfér­er à bon droit. Si vous ne le con­nais­sez pas, courez l’écouter, par cet inter­prète d’exception, Dani­il Trifonov.

2 CD Deutsche Grammophon

Deux écoles, deux cul­tures du piano : la française et la russe. Mais qui sont, en réal­ité, deux faces d’une cul­ture d’une extra­or­di­naire richesse, notre irrem­plaçable cul­ture européenne.

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