Interpréter

Dossier : Arts, Lettres et SciencesMagazine N°590 Décembre 2003Rédacteur : jean SALMONA (56)

Il est, en gros, deux manières de jouer une œuvre musi­cale. Le musi­cien peut s’efforcer d’être le plus fidèle pos­sible au com­po­si­teur, en s’effaçant der­rière l’œuvre (Ravel disait de Mar­gue­rite Long qui devait créer son Concer­to en sol : avec elle, je suis tran­quille, elle n’interprétera pas). Ou au contraire il peut vou­loir sus­ci­ter chez l’auditeur les sen­ti­ments que l’œuvre lui ins­pire, lui don­ner un sens per­son­nel. Les deux manières ont leurs écueils : la pre­mière la pla­ti­tude, la deuxième l’excès de sub­jec­ti­vi­té. Les jeunes musi­ciens pres­sés choi­sissent la seconde, qui est la plus facile, pour se faire connaître, contrai­re­ment aux très grands inter­prètes, comme Rubin­stein, Rich­ter, Bene­det­ti-Miche­lan­ge­li, ou, plus près de nous, Pol­li­ni, Bren­del, Per­ahia. Le grand et hyper­ori­gi­nal Glenn Gould est, à cet égard, un point singulier.

Claviers

Per­ahia est le modèle même de ces grands inter­prètes fidèles, dont chaque enre­gis­tre­ment a la rigueur et la clar­té d’une évi­dence. Après les Suites anglaises, les Varia­tions Gold­berg et les Concer­tos pour cla­vier, il nous offre trois exemples du concer­to de style ita­lien vu par Bach : le 5e bran­de­bour­geois, le peu connu Concer­to pour flûte, vio­lon, cla­vier et cordes (écrit par Bach à par­tir de mou­ve­ments d’œuvres anté­rieures), à la tête de l’Académie de Saint Mar­tin in the Fields, et le Concer­to ita­lien1. Une mer­veille d’équilibre et de sim­pli­ci­té. C’est dans cette même tra­di­tion que s’inscrit l’intégrale de l’œuvre pour pia­no de Ravel par Roger Mura­ro, jouée sur un pia­no d’exception, un Fazio­li2. Une Sona­tine aérienne, un Tom­beau de Cou­pe­rin d’une élé­gance et d’un délié qui rap­pellent… Cou­pe­rin lui-même, et qu’eût aimés Ravel.

De Ravel, encore, les deux Sonates pour pia­no et vio­lon, ain­si que celles de Debus­sy et Pier­né, par deux musi­ciens dis­crets, Gérard Pou­let et Noël Lee3. Là encore, la fidé­li­té aux com­po­si­teurs passe avant la gloire des inter­prètes. La très jolie Sonate de Pier­né, mi-fran­ckiste, mi-fau­réenne, mérite la décou­verte. On note­ra au pas­sage que la Sonate de Debus­sy fut créée par Gas­ton Pou­let, le père de Gérard, et Debus­sy au pia­no. De Debus­sy se pour­suit l’enregistrement des œuvres pour pia­no par Takayu­ki Ito, dont le jeu mesu­ré et le tou­cher très sub­til sont par­fai­te­ment accor­dés à cette musique raf­fi­née, avec notam­ment les Estampes et Six Épi­graphes antiques4. Ce disque, comme le pré­cé­dent, fait par­tie de la col­lec­tion “ French Esprit ” consa­crée à la musique fran­çaise, où figurent aus­si des Pièces pour cla­ve­cin d’Anglebert, musi­cien du XVIIe siècle célèbre pour ses orne­men­ta­tions, par Bri­gitte Tra­mier5, des Sonates pour vio­lon et cla­ve­cin de Mon­don­ville, arché­type de la musique galante du siècle de Louis XV, par Chris­tophe Rous­set et Flo­rence Mal­goire6, et, par Jean- Paul Lécot, des pièces (trans­crip­tions) pour orgue de Fran­çois Cou­pe­rin, qui écri­vait : “ J’ayme beau­coup mieux ce qui me touche que ce qui me sur­prend7. ”

Deux autres disques d’orgue : des pièces de Bux­te­hude par Fran­cis Jacob8, et les œuvres com­plètes de Bon­net par Fré­dé­ric Ledroit9. Bux­te­hude est géné­ra­le­ment paré, dans l’imaginaire de l’amateur de musique, du titre de “ pré­cur­seur de Bach ”, dû notam­ment au célèbre voyage que Bach fit, à pied, pour le ren­con­trer à Lübeck. C’est en réa­li­té un musi­cien à part entière, et ces pièces, notam­ment ces cho­rals et ces pré­ludes dits “ fan­tas­tiques ”, témoignent d’une capa­ci­té créa­trice hors du com­mun. Ledroit, lui, était avant tout un concer­tiste habi­tué à l’improvisation, comme tous les orga­nistes, et ses pièces, tonales, agréables, sans pré­ten­tion méta­phy­sique, relèvent de cette école de la musique fran­çaise proche de l’improvisation qu’illustrèrent Pou­lenc et Déodat de Séverac.

Cantates

Didon et Enée est sans doute l’œuvre de Pur­cell la plus connue, et aus­si le plus concen­tré des opé­ras baroques. Le plus récent de ses enre­gis­tre­ments met en jeu une superbe pléiade de solistes, dont Susan Gra­ham et Ian Bos­tridge dans les rôles titres, et le Concert d’Astrée diri­gé par Emma­nuelle Haïm10. Le chant final de Didon – “ Remem­ber me, but ah ! for­get my fate ” – le plus bel air que Pur­cell ait écrit ne peut s’écouter les yeux secs.

Nico­las Bacri est un des rares com­po­si­teurs contem­po­rains qui ait su résis­ter à la dic­ta­ture de la musique sérielle, qui fit peser une chape de plomb sur la musique fran­çaise pen­dant des décen­nies. Il écrit dans le style qui cor­res­pond à son ins­pi­ra­tion du moment, pui­sant dans les infi­nies res­sources de la palette musi­cale. Le résul­tat est que sa musique, acces­sible sans pré­pa­ra­tion aucune (comme celles de Brit­ten, Bar­ber ou Kan­che­li), touche direc­te­ment au cœur. Ses Can­tates viennent d’être enre­gis­trées par un ensemble de solistes et de chœurs et par l’Orchestre Bayonne Côte basque11. Cou­rez les écou­ter : c’est de la grande, de la belle musique, qui vous fera oublier, le temps d’une écoute, croyant ou non, vos pauvres petites pré­oc­cu­pa­tions quotidiennes.

Le disque du mois

Bou­lez dirige le Phil­har­mo­nique de Vienne dans la 3e Sym­pho­nie de Mah­ler et pro­duit un chef‑d’œuvre abso­lu12 : la sur­prise est de taille, pour qui voyait en cet aya­tol­lah de la musique dodé­ca­pho­nique un chef majeur mais froid. Sans doute est-ce la ren­contre ines­pé­rée de cette musique de tous les excès et de ce direc­teur d’orchestre rigou­reux qui pro­duit ce résul­tat : jamais peut-être la musique de Mah­ler n’a été révé­lée dans toute sa com­plexi­té et sa richesse avec une telle pré­ci­sion, chaque plan sonore, chaque ins­tru­ment soliste se déta­chant comme pour être livré à l’analyse de l’auditeur. C’est l’interprétation au sens le plus noble : expli­quer, rendre clair. Et para­doxa­le­ment l’émotion qui s’en dégage est d’autant plus forte. Quand vous attein­drez le der­nier mou­ve­ment, Lang­sam, Ruhe­voll, Emp­fun­den, dont le sous-titre ini­tial était Was mir die Liebe erzählt, Ce que l’amour me dit (et que vous avez peut-être eu la chance de voir dan­ser par Jorge Donn sous ce titre sur une cho­ré­gra­phie de Béjart), vous ne vous appar­tien­drez plus. Ni bois­son forte, ni nour­ri­ture exquise, aucun adju­vant n’est néces­saire : vous êtes au nirvana.

P.-S. : Claude Aba­die (suite). Notre cama­rade publie le volume II des enre­gis­tre­ments de son ten­tette13 avec des arran­ge­ments jubi­la­toires et sub­tils sur des stan­dards comme Monk’s Mood, A Fog­gy Day, Round Mid­night, ou un Chloë plus elling­to­nien que nature, avec un solo de tenor sax clin d’œil au célèbre ori­gi­nal de Ben Webs­ter. À noter : le ten­tette se pro­dui­ra au Petit Jour­nal Mont­par­nasse le mar­di 27 jan­vier 2004 (et non en décembre comme pré­cé­dem­ment annoncé).

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1. 1 CD SONY SK 87326.
2. 2 CD ACCORD 476 0941.
3. 1 CD ARION ARN 63610.
4. 1 CD ARION ARN 63613.
5. 1 CD ARION ARN 63614.
6. 1 CD ARION ARN 63609.
7. 1 CD ARION ARN 63616.
8. 2 CD ZIGZAG ZZT 030901.
9. 1 CD SKARBO DSK 1026.
10. 1 CD VIRGIN 5 45604 2.
11. 2 CD L’EMPREINTE DIGITALE ED 13170.
12. 2 CD DEUTSCHE GRAMMOPHON 474 038 2.
13. 1 CD – Claude ABADIE, 16, domaine des Hoc­quettes, 92150 Suresnes.

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