Élections

Dossier : Arts, Lettres et SciencesMagazine N°627 Septembre 2007Rédacteur : Jean SALMONA (56)

L’art est-il pas­si­ble du jeu démoc­ra­tique ? Il y a quelques années, après qu’un pan­el de cri­tiques ait décidé quels étaient les dix « plus grands chefs‑d’œuvre de l’histoire du ciné­ma » (par­mi lesquels Cit­i­zen Kane, La Grande Illu­sion, etc.), une chaîne radio­phonique déci­da de faire appel aux audi­teurs pour désign­er les plus grands chefs‑d’œuvre de la musique (ce fut Don Gio­van­ni qui arri­va en tête). Une autre chaîne, aujourd’hui, soumet chaque semaine aux suf­frages de ses audi­teurs quelques œuvres musi­cales très con­nues pour leur faire élire celle qu’ils préfèrent. Au fond, pour aller au bout de cette logique, il suf­fi­rait de rechercher les sta­tis­tiques de vente sur une longue péri­ode d’un grand dis­quaire. Dieu – ou plutôt Orphée – mer­ci, les édi­teurs ne se con­tentent pas des « blue chips » pour grandes sur­faces et, avec courage, ils pub­lient des enreg­istrements d’œuvres hors des sen­tiers bat­tus. C’est à quelques-unes de ceux-là qu’est con­sacrée la présente chronique.

Un ora­to­rio, un opéra, des arias
Haen­del avait 22 ans quand, en séjour à Rome, il com­posa La Bellez­za revve­du­ta nel tri­on­fo del Tem­po e del Disin­gan­no (la Beauté repen­tie dans le tri­om­phe du Temps et de la Désil­lu­sion), ora­to­rio sur le très vertueux livret d’un car­di­nal mécène, que vien­nent d’enregistrer Le Con­cert d’Astrée dirigé par Emmanuelle Haïm et des solistes par­mi lesquels Natal­ie Dessay1. On est frap­pé dès l’abord par l’extraordinaire inven­tiv­ité de la musique, vocale et instru­men­tale : Haen­del jeune, et stim­ulé par l’Italie, est, faut-il s’en éton­ner, beau­coup plus créatif que dans sa matu­rité ; et aus­si par l’ambiguïté, plus sub­tile et plus per­verse, qui règne tout au long de l’oratorio et qui est bien celle du XVIIIe siè­cle à la fois moral­isa­teur et lib­ertin (relisez les Mémoires de Casano­va et les Con­fes­sions de Rousseau) : la Beauté, qu’il s’agit pour­tant de fustiger, est bien plus atti­rante – heureuse­ment — que le Temps et la Désil­lu­sion. Superbe inter­pré­ta­tion à tous égards.

Un siè­cle plus tôt, Ste­fano Lan­di com­po­sait La Morte d’Orfeo, « tra­gi-comédie pas­torale », quelques années après l’Orfeo de Mon­tever­di. Il s’agit d’un opéra sur un épisode peu exploité de la mytholo­gie, la mort d’Orphée déchi­queté par les Ménades. La musique instru­men­tale est évidem­ment plus prim­i­tive que celle de Haen­del, les poly­phonies vocales étant, elles, très élaborées, avec des effets jamais ren­con­trés aupar­a­vant (d’écho notam­ment). C’est l’ensemble Akademia dirigé par Françoise Lasserre qui a ressus­cité cette œuvre rare2, avec des instru­ments inhab­ituels comme archi­luth, sac­que­boute, ceterone.

Mar­i­jana Mijanovic, alto, chante dans un disque tout nou­veau, accom­pa­g­née par le Kam­merorch­ester Basel dirigé par Ser­gio Ciomei, des arias d’opéras de Haen­del des­tinés à l’origine au cas­trat Sen­esino3, extraits de Rodelin­da, Radamis­to, Siroe, Giulio Cesare, Orlan­do. L’altiste serbe, célèbre depuis le Fes­ti­val d’Aix 2000, a un tim­bre et une puis­sance vocale – sans vibra­to – qui en font une des inter­prètes les plus authen­tiques de la musique baroque telle que, sem­ble-t-il, la chan­taient les cas­trats comme Senesino.

Chan­sons
Faire revivre le chant « cour­tois » (de cour) du XIIIe siè­cle, tel que le pra­ti­quaient les trou­vères : au-delà de l’archéologie musi­cale, il y a la recherche d’une sen­si­bil­ité, celle du Moyen Âge, que les his­to­riens peinent à retrou­ver, et que la musique, qui fait appel à nos émo­tions plus qu’à notre capac­ité d’analyse, peut nous laiss­er entrevoir. Sous le titre « D’amoureus cuer voel chanter », l’ensemble Les Jardins de Cour­toisie, dirigé par Anne Delafos­se-Quentin (trois chanteurs, qua­tre instru­men­tistes)4 restitue une ving­taine de chan­sons d’Adam de la Halle, trou­vère du Nord qui a repris la tra­di­tion occ­i­tane, et qui est un des pre­miers « auteurs » français. On a plaisir à décou­vrir une musique fraîche et étrange, rien moins qu’ennuyeuse, aus­si éloignée que pos­si­ble de ce que l’on nous a longtemps présen­té comme la musique médiévale.

Sous le titre « Les Fastes de Bac­chus », La Com­pag­nie Baroque dirigée par Michel Ver­schaeve a enreg­istré un ensem­ble d’airs sérieux et à boire de l’époque de la Régence (entre Louis XIV et Louis XV) dus pour une bonne part au chan­son­nier Jean-Bap­tiste de Bous­set5. C’est un bel échan­til­lon des airs à la mode que pri­sait fort la société de l’Ancien Régime. On prend con­science d’un goût que l’on n’imaginait pas tel qu’il fut : assez rus­tique, égril­lard, et qui nous fait voir d’un autre œil les tableaux de Bouch­er et Watteau.

Péchés de vieil­lesse et autres
Sous le titre « Gammes et spéci­mens », le pianiste Ste­fan Irmer a enreg­istré un des vol­umes des « Péchés de vieil­lesse » que Rossi­ni a com­posés vers la fin de sa vie6. Il s’agit de pièces assez fan­tai­sistes, dont les titres par­fois far­felus (« petite prom­e­nade de Passy à Courbevoie la par­courant – homéopathique­ment et à la pesarese – dans tous les tons de la gamme chro­ma­tique »), mais aus­si la struc­ture, annon­cent Satie et, au-delà, les min­i­mal­istes con­tem­po­rains. Tout n’est pas génial mais, sous une forme qui évite de se pren­dre au sérieux, Rossi­ni a résumé le résul­tat de recherch­es musi­cales dont cer­taines – la « gamme chi­noise » – seront repris­es par Debussy et Ravel.

Déo­dat de Séver­ac est un com­pos­i­teur nég­ligé car peu pro­lifique, dis­paru assez tôt, et, de sur­croît, provin­cial (il se reti­ra assez vite à Céret). Il n’a évidem­ment pas l’étoffe d’un Rav­el ou d’un Debussy, aux­quels il était com­paré de son temps, et il n’a pas cher­ché à innover. Mais sa musique est agréable et sans pré­ten­tion, comme un de ces vins de pays du Rous­sil­lon. On con­naît assez bien ses pièces pour piano, celles, plus secrètes et sub­tiles, pour orgue. Rober­to Ben­zi a enreg­istré quelques-unes des œuvres pour orchestre avec l’Orchestre de la Suisse Romande7. C’est une musique légère et reposante, un peu datée, témoignage d’une époque (les années 1900).

Le disque du mois
Les Vari­a­tions Gold­berg par Glenn Gould sont, dans leurs divers­es ver­sions, des dis­ques culte. La pre­mière ver­sion, chère aux incon­di­tion­nels de Gould, date de 1955, une époque où l’enregistrement était analogique et rel­a­tive­ment peu sophistiqué.

Un lab­o­ra­toire cal­i­fornien a mis au point une tech­nique dite « re-per­for­mance » : on analyse les divers paramètres de l’enregistrement analogique microsil­lon, on les numérise – y com­pris les car­ac­téris­tiques acous­tiques du local d’enregistrement d’origine – puis on fait jouer ce logi­ciel sur un piano con­trôlé par ordi­na­teur (du type Disklavier). On obtient ain­si une inter­pré­ta­tion virtuelle de Gould aujourd’hui, que l’on enreg­istre8. Le résul­tat est sai­sis­sant : c’est l’interprétation de 1955, mais enreg­istrée aujourd’hui, donc par­faite tech­nique­ment, inespérée. Glenn Gould, qui était pas­sion­né de tech­niques nou­velles et qui fai­sait lui-même des enreg­istrements virtuels en enreg­is­trant une œuvre par paque­ts de huit mesures col­lés ultérieure­ment, aurait aimé, sans doute. En tout cas, ce sont les meilleures Gold­berg par Gould, de très loin. Et… l’on n’entend pas les ahane­ments de Gould, évidem­ment. (Sur le même disque, un deux­ième enreg­istrement, tech­nique­ment dif­férent, des­tiné aux écoutes avec casque).

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1. 2 CD VIRGIN.
2. 2 CD ZIG ZAG.
3. 1 CD SONY.
4. 1 CD ZIG ZAG.
5. 1 CD ARION.
6. 1 CD MDG.
7. 1 CD SRG SSR.
8. 1 CD SONY.

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