Brahms, c’est vous

Dossier : Arts, Lettres et SciencesMagazine N°654 Avril 2010Par : Simon RATTLERédacteur : Jean SALMONA (56)

Dans les années cinquante, un film fut tiré du roman de Françoise Sagan Aimez-vous Brahms, puis une chan­son écrite sur le thème de l’un des mou­ve­ments de la 3e Sym­phonie (poco alle­gret­to), chan­son dérisoire mais qui con­tribua au renou­veau de la musique de Brahms.

Des années aupar­a­vant, Buñuel avait choisi le 1er mou­ve­ment de la 4e comme musique de son film doc­u­men­taire Los Hur­danos. Plus tard, Del­vaux con­stru­i­sait presque entière­ment son beau film Ren­dez-vous à Bray avec Anna Kari­na sur les Klavier­stücke de l’Opus 119.

Un écho magique

Or, rien ne sem­ble plus éloigné de la musique de film, musique faite pour sus­citer des émo­tions immé­di­ates et cal­i­brées, que la musique de Brahms, tonale et très clas­sique, certes, mais d’écriture com­plexe et non faite pour plaire au pre­mier abord comme le sont nom­bre d’oeuvres de Chopin, Tchaïkovs­ki, Rachmaninov.

C’est peut-être que, par une de ces alchimies que l’on ne peut expli­quer, cha­cun de nous trou­ve à un moment don­né, dans cette musique – sym­phonies, con­cer­tos, pièces pour piano– un écho mag­ique à ses pro­pres préoc­cu­pa­tions, quelles qu’elles soient, ou plutôt une sorte de catal­y­seur d’une prise de con­science incom­mu­ni­ca­ble, d’une petite psy­ch­analyse instan­ta­née. Au fond, la musique de Brahms ne vous racon­te pas une his­toire qui lui serait pro­pre : si vous êtes récep­tif, elle vous racon­te la vôtre.

On peut à bon droit plac­er les Sym­phonies de Brahms au som­met des sym­phonies roman­tiques et mod­ernes, au-dessus de celles de Beethoven, Mendelssohn, Schubert,tout près de celles de Mahler et Chostakovitch. Et tout grand chef les a enregistrées.

Les Symphonies de Brahms par Simon Rattle

Simon Rat­tle, à la tête de son Berlin­er Phil­har­moniker, a atten­du quelques années d’exécution en con­cert pub­lic pour nous présen­ter sa vision de ces œuvres1. Cela valait la peine d’attendre : c’est là, peut-être, la ver­sion la plus accom­plie, la plus forte, la plus émou­vante qu’il vous soit don­né d’entendre. Et pour­tant vous avez déjà votre ver­sion préférée : une de celles, anci­ennes, de Böhm, Wal­ter, Kube­lik, en disque vinyle, ou peut être de Klem­per­er, Mehta, Masur, Baren­boïm, ou encore la dernière ver­sion de Bern­stein, de 1983, avec le Wiener Phil­har­moniker, véri­ta­ble­ment sublime.

Alors, pourquoi préfér­er l’interprétation de Rattle ?

C’est que c’est une ver­sion d’une extra­or­di­naire, d’une par­faite trans­parence. Là où Bern­stein, par exem­ple, vous trans­portait en vous com­mu­ni­quant ses pro­pres émo­tions, Rat­tle laisse par­ler la musique sans s’interposer entre elle et vous. Il dirige Brahms comme on dirige Rav­el : chaque pupitre – les bois du Berlin­er, mer­veilleux de pré­ci­sion, les cuiv­res, fon­dus comme des tanins sont fon­dus dans un grand cru, les cordes non dom­i­nantes comme autre­fois chez le Berlin­er avec Kara­jan mais soyeuses et aéri­ennes, ce qui n’est pas habituel pour Brahms – se fait enten­dre séparé­ment en un plan sonore dis­tinct des autres. Vous pou­vez même dis­tinguer chaque instru­ment, comme s’il s’agissait de la super­po­si­tion de plusieurs ensem­bles de musique de chambre.

Et, bien enten­du, Rat­tle a apparem­ment, au cours d’innombrables répéti­tions, fait tra­vailler chaque mesure à chaque pupitre, intro­duisant des inflex­ions d’une infinie sub­til­ité qui vont vous faire redé­cou­vrir, grâce à une prise de son hors pair, des œuvres que vous étiez cer­tain de con­naître presque par cœur.

Au total, Rat­tle se com­porte en par­fait psy­ch­an­a­lyste : il fait ce qu’il faut pour s’effacer en apparence, et que vous vous laissiez aller. Vous êtes seul avec la musique, vous êtes la musique. Et vous ne sauriez manger ni boire quoi que ce soit avec cette musique : ce serait incon­gru. Écoutez : ce sont vos pas­sions, vos secrets, c’est votre vie, et, comme dis­ait Aragon vos larmes.

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