Modernité

Dossier : Arts, Lettres et SciencesMagazine N°610 Décembre 2005Rédacteur : Jean SALMONA (56)

AU-DELÀ DU DÉBAT PUBLIC sur la moder­nité, organ­isé depuis bien­tôt trois ans par Philippe Lemoine1, il est malaisé de s’entendre sur ce qu’est la musique mod­erne. Est-ce tout ce qui a été écrit après la fin du Moyen Âge ? Est-ce la musique du XXIe siè­cle ? Est-ce mod­erne de jouer la musique baroque sur instru­ments anciens, con­traire­ment à ce qui se fai­sait au XIXe siè­cle ? Ou de revis­iter, comme on dit, des œuvres sou­vent jouées pour les inter­préter dif­férem­ment, ou les adapter à des instru­ments inhab­ituels ? Ou bien encore, de s’affranchir des chapelles, des coter­ies et des pon­tif­es et de devenir un grand inter­prète par la seule qual­ité de son jeu ? Sans doute tout cela, selon les cas ; nous passerons en revue, ce mois-ci, quelques enreg­istrements qui tous, à l’un de ces titres, peu­vent être con­sid­érés comme résol­u­ment modernes.

Musique de chambre

Qui de plus mod­erne que Fau­ré, qui dépous­sière la musique de ses fatras roman­tiques et écrit avec clarté et mesure des œuvres d’une extrême sub­til­ité dans la recherche mélodique et har­monique, totale­ment orig­i­nales et per­son­nelles, et qui, en out­re, sont mer­veilleuse­ment agréables à enten­dre, même pour un absolu béo­tien ? Le meilleur de l’œuvre de Fau­ré est sa musique de cham­bre, dont un cof­fret présente l’intégrale (hormis les pièces pour piano seul) sous la forme d’enregistrements des années 1960 à 1982 par des musi­ciens français de pre­mier plan : Pierre Bar­bi­zet, Sam­son François, Chris­t­ian Fer­ras, Éric Hei­d­sieck, Paul Torte­lier, Jean-Philippe Col­lard, Michel Debost, Augustin Dumay, le Quatuor Bernède, le Quatuor Par­renin, et quelques autres2. Il faudrait tout citer, des Sonates pour vio­lon et piano par Fer­ras et Bar­bi­zet, inter­pré­ta­tions de légende, aux Quin­tettes pour piano et cordes et au Quatuor à cordes, en pas­sant par des pièces moins con­nues comme l’exquise suite Dol­ly pour piano à qua­tre mains. Un des som­mets à la fois de la musique mod­erne et du plaisir d’écoute.

Sal­va­tore Scia­r­ri­no, com­pos­i­teur d’aujourd’hui, se situe aux antipodes de Fau­ré : sa musique, en rup­ture com­plète avec tout, ne cherche pas à provo­quer chez l’auditeur le plaisir mais la sur­prise et le sen­ti­ment du “ jamais enten­du ” par la recherche de tim­bres inédits et d’effets nou­veaux obtenus avec des instru­ments clas­siques. Un disque récent3 présente huit œuvres de musique de cham­bre aux titres évo­ca­teurs comme un tableau de Chiri­co : Il tem­po con l’obelisco, Il silen­zio degli ora­coli, Cen­tau­ro mari­no, etc. Est-ce mod­erne ? Plutôt que de la musique, c’est du bruit sub­tile­ment organ­isé. Réservé aux vrais curieux de l’inouï, et à con­som­mer avec modération.

Le Quatuor Debussy pour­suit ses enreg­istrements de Chostakovitch avec le 15e Quatuor et le Quin­tette avec piano, avec Claire-Marie Le Guay4, deux œuvres majeures et sin­gulières. Le 15e Quatuor, le dernier, est une œuvre mélan­col­ique et déchi­rante, com­posée de six mou­ve­ments tous ada­gio, avec de mul­ti­ples cita­tions d’œuvres précé­dentes. Le Quin­tette, sub­lime, con­stitue, avec le dernier Quin­tette avec piano de Fau­ré, le som­met du genre au XXe siè­cle. Tan­dis que le temps s’écoule et emporte les scories des musiques de sec­ond ordre, Chostakovitch appa­raît de plus en plus net­te­ment comme le Beethoven du XXe siè­cle, d’un siè­cle dont il aura mag­nifié les douleurs et la fin des illu­sions lyriques.

Anciens et baroques

Tris­tan et Yseut : il ne s’agit pas de l’opéra de Wag­n­er mais des lais du XII­Ie siè­cle tels que trans­mis dans le “man­u­scrit de Vienne ” et que restitue pour nous l’ensemble Alla Francesca (flûtes, vièles, cistres, corne­mus­es, harpes, tam­bourins, et voix) dirigé par Brigitte Lesne5. Des inter­prètes d’exception et une musique mag­ique font que ce disque dépasse l’intérêt archéologique de la recon­sti­tu­tion pour attein­dre à l’expression même de l’amour absolu, où l’on retrou­ve l’esprit non du froid Éter­nel Retour de Cocteau mais des intem­porels Vis­i­teurs du soir de Carné.

Faute de place, on énumér­era qua­tre dis­ques de musique baroque dignes d’être sig­nalés à divers titres : le Com­bat de Tan­crède et Clorinde de Mon­tever­di, par l’ensemble Akademia6, poly­phonie dra­ma­tique, les Capric­ci Napo­le­tani de Maione, con­tem­po­rain de Mon­tever­di, par Michèle Dévérité au clavecin7, pièces savantes et élaborées qui annon­cent Bach un siè­cle aupar­a­vant, les Sonates de l’opus 5 du “mod­erne” Corel­li par l’ensemble Fitzwilliam8 et leurs finess­es galantes du XVIIIe siè­cle nais­sant, enfin les Leçons de ténèbres de Por­po­ra par l’ensemble Les Pal­adins9, d’un Véni­tien con­tem­po­rain de Haen­del plus con­nu pour ses opéras que pour sa musique religieuse.

Curiosités

L’éditeur Skar­bo, dirigé par notre cama­rade Jean-Pierre Fer­ey (75), s’est spé­cial­isé dans l’inhabituel. Il vient de pub­li­er un disque con­sacré au duo piano et orgue où il tient la par­tie de piano avec Frédéric Ledroit à l’orgue10, avec qua­tre œuvres, dont les Vari­a­tions sym­phoniques de Franck tran­scrites pour orgue et piano (que J.-P. Fer­ey avait déjà enreg­istrées avec orchestre), mais dont la plus intéres­sante est un Con­cer­to pour orgue et piano de Dinu Lipat­ti : une pièce lumineuse qui mon­tre en Lipat­ti un com­pos­i­teur orig­i­nal à mi-chemin – pour fix­er les idées – entre Poulenc et Bartok.

Sous le titre de Pic­co­lo Pas­sion, Skar­bo pub­lie un ensem­ble de pièces bril­lantes, sou­vent drôles, et très plaisantes, pour pic­co­lo (Jean-Louis Beau­madier) et piano (Læti­tia Boug­nol), de com­pos­i­teurs peu con­nus du XIXe siè­cle comme Cesare Cia­r­di ou Joachim Ander­sen11. On décou­vre ain­si un instru­ment générale­ment voué aux sec­onds rôles dans l’orchestre, et qui est en réal­ité une flûte à part entière, exigeant une tech­nique de virtuose.

On cit­era enfin, pour les afi­ciona­dos de la flûte de Pan et des tran­scrip­tions, un cof­fret com­prenant deux CD et un DVD par le maître de l’instrument, Simon Syrinx, et divers orchestres (le Mozar­teum de Salzburg, l’Ensemble orches­tral de Nor­mandie, I Solisti Veneti)12. Les œuvres prin­ci­pales sont des Con­cer­tos (Cimarosa, Vival­di, Mar­cel­lo, Bach, etc., et même Bar­tok). Le tim­bre chaud de la flûte de Pan, le choix d’œuvres agréables et un instru­men­tiste hors pair font de cet enreg­istrement un inat­ten­du petit bonheur.

Le disque du mois : Jonathan Gilad

Notre cama­rade Jonathan Gilad (2001), qui partage son temps entre les salles de con­cert à tra­vers le monde et le corps des Ponts, vient d’enregistrer de Prokofiev les deux pre­mières Sonates et Sug­ges­tions dia­boliques, et les Vari­a­tions sur un thème de Corel­li ain­si que deux Préludes de Rach­mani­nov13. La pre­mière Sonate de Prokofiev est une œuvre de jeunesse d’inspiration clas­sique en un seul mou­ve­ment, très bien écrite ; dans la Sonate n° 2, superbe, ter­ri­fi­ante, le style pro­pre de Prokofiev est déjà puis­sant, per­cu­tant, com­plexe. Les Vari­a­tions sur un thème de Corel­li de Rach­mani­nov, peu enreg­istrées, sa dernière œuvre pour piano seul, sont un chef‑d’œuvre absolu. Rach­mani­nov y démon­tre une finesse har­monique, une créa­tiv­ité, une moder­nité, qui n’ont rien à voir avec la com­plai­sance un peu hol­ly­woo­d­i­enne du 2e Con­cer­to : au fond, Rach­mani­nov aura été non un néo­clas­sique mais un des très grands du XXe siè­cle. Et le jeu de Jonathan Gilad, au-delà d’une tech­nique tran­scen­dante, jeu inspiré, habité, très per­son­nel – Gilad n’appartient à aucune chapelle et n’imite per­son­ne – atteint à cette alchimie très rare et fait de lui, nous pesons nos mots, un des très grands de la jeune généra­tion, l’égal d’un Polli­ni et d’un Brendel.

____________________________
1. Prési­dent du groupe Laser.
2. 5 CD EMI 336126 2.
3. 1 CD ARION ARN 68689.
4. 1 CD ARION ARN 68675.
5. 1 CD ZIGZAG ZZT051002.
6. 1 CD ZIGZAG ZZT051003.
7. 1 CD ARION ARN 68672.
8. 1 CD ZIGZAG ZZT050903.
9. 1 CD ARIONB ARN 68690.
10. 1 CD SKARBO SK 4054.
11. 1 CD SKARBO SK 4052.
12. 2 CD 1 DVD Cas­cav­elle VEL 3086.
13. 1 CD LYRINX LYR 2245.

Poster un commentaire