Les violons de l’automne

Dossier : Arts, Lettres et SciencesMagazine N°560 Décembre 2000Rédacteur : Jean SALMONA (56)

Bach

Bach

Bach aurait pu pren­dre à son compte ces lignes, qui ter­mi­nent le grand roman cour­tois du XIIIe siè­cle, mais le temps ne lui fut pas lais­sé de pren­dre quelque diver­tisse­ment, comme on le sait : il mou­rut avant d’avoir achevé son œuvre ultime, l’Art de la fugue. Cela étant, quelque fam­i­li­er que l’on soit avec Bach, on reste tou­jours ébahi devant à la fois son extra­or­di­naire diver­sité et son unité non moins extra­or­di­naire, et aus­si par une car­ac­téris­tique plus remar­quable encore : toute l’œuvre de Bach est, d’une cer­taine manière, con­tenue dans cha­cun de ses élé­ments, un peu comme dans les courbes frac­tales. Trois paru­tions récentes en témoignent.

Tout d’abord, les Sonates pour vio­le de gambe et clavier, dans un enreg­istrement qui était devenu rare et qui vient d’être repris en CD : celui de Paul Torte­lier au vio­lon­celle et Robert Vey­ron-Lacroix au clavecin, réal­isé il y a près de quar­ante ans1. Les Sonates datent du début de la péri­ode heureuse de Cöthen ; elles sont moins con­nues que les Suites pour vio­lon­celle seul, dont elles n’ont pas la rigueur austère et géniale, mais elles sont empreintes de cette sérénité que cha­cun de nous vient chercher chez Bach, et der­rière laque­lle se dis­simule la com­plex­ité de l’écriture.

Torte­lier les joue avec la même pléni­tude et le même mélange impos­si­ble de per­fec­tion formelle, d’élévation spir­ituelle et d’humanité – qui fait le car­ac­tère unique de la musique de Bach – que les Suites (dont il a don­né une des meilleures inter­pré­ta­tions qui soient, tout à côté de celle de Casals, loin devant celles de Ros­tropovitch ou même de Yo-Yo Ma). On regret­tera sim­ple­ment que le clavecin soit aus­si effacé par la prise de son, même si c’est bien dans la tra­di­tion de la basse con­tin­ue, car Vey­ron-Lacroix a joué mer­veilleuse­ment Bach (voir ses pièces pour flûte et clavecin avec Jean-Pierre Rampal).

Les Vari­a­tions Gold­berg sont, dans l’esprit de beau­coup de mélo­manes, insé­para­bles des deux inter­pré­ta­tions qu’en a don­né Glenn Gould. Out­re les nom­breux enreg­istrements au clavecin, d’autres s’y sont essayé au piano, comme Maria Tipo, sans jamais arriv­er à détrôn­er les ver­sions Glenn Gould, dis­ques-culte, presque mythiques. Eh bien, avec l’enregistrement tout récent de Mur­ray Per­ahia2, c’est chose faite. On pour­rait résumer de façon lap­idaire la dif­férence en dis­ant que Gould est dans un autre monde tan­dis que Per­ahia est avec nous.

Plus pré­cisé­ment, si Gould a recher­ché – et atteint – l’absolue per­fec­tion formelle et nous emmène dans un espace glacé, Per­ahia donne à ces Vari­a­tions presque abstraites une dimen­sion humaine, grâce à un jeu tout aus­si rigoureux – aucune liber­té avec la ryth­mique – mais moins per­cu­tant, plus chaleureux, dans la ligne des Suites anglais­es qu’il avait enreg­istrées il y a peu. Il y a tou­jours une joie un peu amère dans l’infidélité à une idole, mais le bon­heur de l’écoute des Vari­a­tions par Per­ahia ne laisse la place pour aucun remords.

Les Can­tates ont, dans toute la musique de Bach, une place sin­gulière : comme on le sait, ce sont pra­tique­ment toutes des œuvres de com­mande, com­posées dans le cadre d’un con­trat. Bien sûr, Bach pou­vait repren­dre des œuvres anci­ennes, mais il avait une oblig­a­tion min­i­male de com­po­si­tion. La seule péri­ode de Leipzig (vingt-sept ans) lui en a vu pro­duire plus de 150.

Et la mer­veille est que ce tra­vail récur­rent d’artisan fonc­tion­naire d’une col­lec­tiv­ité locale ait pro­duit avec une telle régu­lar­ité des œuvres dont la moin­dre aurait suf­fi à assur­er le pas­sage à la postérité d’un con­tem­po­rain de Bach. Le vol­ume 10 de l’édition Ton Koop­man avec l’Orchestre et les Chœurs Baro­ques d’Amsterdam et Car­o­line Stam, Michael Chance, Paul Agnew, Klaus Mertens présente les can­tates sacrées des dix-huit pre­miers mois qui ont suivi l’arrivée de Bach de Cöthen à Leipzig3.

Koop­man pour­suit sa tâche avec le même souci d’artisan per­fec­tion­niste qui dut être celui de Bach. Il reste encore 10 cof­frets à pro­duire pour achev­er cette inté­grale, mais on peut déjà, avec une écoute répétée et atten­tive des dix pre­miers, des Pas­sions (déjà pub­liées) et de la Messe en si, com­mencer à embrass­er une archi­tec­ture d’ensemble dont la com­plex­ité – et la joie que l’on a à la décrypter – sont telles que l’architecture d’autres œuvres réputées intel­li­gi­bles comme un tout, comme le Ring, appa­raît en com­para­i­son comme dérisoire.

Ravel refusé

On sait que Rav­el n’eut jamais le prix de Rome. Ce ne fut pas faute de con­courir, à cinq repris­es (dans un but ali­men­taire) : en témoignent les trois Can­tates (lors de deux des con­cours, Rav­el ne parvint même pas à l’épreuve finale), sur des textes (imposés) d’obscurs ver­sifi­ca­teurs, Alyssa, Alcy­one, Myrrha, que Norah Amsellem, Paul Groves, Marc Bar­rard, et l’Orchestre du Capi­tole de Toulouse dirigé par Michel Plas­son vien­nent d’enregistrer4.

Rien, absol­u­ment rien de ravélien dans ces trois œuvres con­v­enues, écrites pour flat­ter un jury où pré­valaient l’académisme et le rejet de toute nova­tion : des réminis­cences de Massenet, Goun­od, Rim­s­ki-Kor­sakov, Bal­akirev, et même… Puc­ci­ni. On a peine à croire que, en par­al­lèle, Rav­el com­po­sait – et que l’on jouait – Miroirs, la Pavane, et même le Quatuor ! Mais cette curiosité rare vaut le détour (on épellera avec intérêt les noms des mem­bres du jury et des lau­réats, dont la plu­part sont tombés depuis longtemps dans les oubli­ettes de l’histoire de la musique), et les orches­tra­tions annon­cent tout de même le grand, le vrai Ravel.

Armida de Haydn,
Capriccio de Richard Strauss

1784 : pre­mière représen­ta­tion à Ester­haza d’Armida, com­posée par Haydn sur un poème épique du XVIe siè­cle ; 1942 : pre­mière représen­ta­tion à Munich de Capric­cio, de Richard Strauss, sur le thème des rap­ports entre la musique et les paroles dans l’opéra. Dans les deux cas, aucune trace des événe­ments qui sec­ouent le monde : pour les créa­teurs de cette qual­ité, l’art tran­scende de toute évi­dence l’Histoire. Passons.

À la dif­férence de ses sym­phonies et de ses quatuors, les opéras de Haydn ne sont guère con­nus. La pub­li­ca­tion d’Armi­da dans une dis­tri­b­u­tion écla­tante (Cecil­ia Bar­toli, Christoph Pré­gar­di­en, Con­cen­tus Musi­cus, Harnon­court)5 con­stitue une excel­lente occa­sion de combler une lacune que l’on regret­tera, à l’écoute, d’avoir lais­sé sub­sis­ter si longtemps.

Il ne s’agit pas, en effet, d’une sim­ple œuvre de cour, mais d’un opéra majeur. Avec une musique mer­veilleuse­ment bien écrite et orchestrée, des airs superbes, une action soutenue avec une fin peu clas­sique, Armi­da sou­tient tout à fait la com­para­i­son avec les Noces ou même Cosi.

Et les con­di­tions hors du com­mun dont Haydn béné­fi­ci­ait n’y sont cer­taine­ment pas étrangères : il était au ser­vice d’un prince riche et cul­tivé, il dis­po­sait à demeure d’un orchestre, de chanteurs, d’un déco­ra­teur, tous à temps plein, il était libre de tout souci matériel et donc “ for­cé d’avoir du tal­ent ”. On s’émerveillera au pas­sage de la voix de Cecil­ia Bar­toli, qui rap­pelle à bien des égards l’Elisabeth Schwarzkopf de la grande époque.

C’est pré­cisé­ment Elis­a­beth Schwarzkopf qui a mar­qué l’enregistrement resté iné­galé à ce jour de Capric­cio, réal­isé en 1957–1958, avec des parte­naires de rêve : Diet­rich Fis­ch­er-Dieskau, Christa Lud­wig, Eber­hard Wächter, entre autres, et l’Orchestre Phil­har­mo­nia dirigé par Wolf­gang Sawal­lisch6.

Capric­cio, écrit sur une idée de Ste­fan Zweig – mais Strauss dut, étant don­né les cir­con­stances, faire appel à un autre libret­tiste, qui n’était autre que le chef d’orchestre Clemens Krauss – fut son dernier opéra, et c’est sans doute le plus attachant avec le Cheva­lier à la rose.

L’opéra com­mence avec un mou­ve­ment de sex­tuor à cordes sub­lime et d’un autre âge, et, d’un bout à l’autre, reste rigoureuse­ment tonal (oubliés les mod­ernismes d’Elek­tra et de la Femme sans ombre), avec des airs inef­fa­bles. Capric­cio est claire­ment le tes­ta­ment musi­cal de Strauss, avec Meta­mor­pho­sen et les Vier let­zte Lieder, dont il est d’ailleurs musi­cale­ment indis­so­cia­ble. On peut – et l’on doit, sans doute – avoir pour l’homme Richard Strauss haine et mépris.

Mais l’on n’en est que plus libre pour recon­naître que, par­faite­ment indif­férent à ce qui se pas­sait en Europe en 1942, il a signé avec Capric­cio un requiem exquis et déca­dent pour la fin d’un monde, celui de la “ belle apparence ” et de l’Europe du XVIIIe siè­cle, dont il avait feint depuis tou­jours d’ignorer la disparition.

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1. 1 CD ERATO n° 77 de la col­lec­tion remar­quable “ le Voy­age Musical ”.
2. 1 CD SONY SK 89243.
3. 3 CD ERATO 8573 80220 2.
4. 1 CD EMI 5 57032 2.
5. 2 CD TELDEC 8573 81108 2.
6. 2 CD EMI 5 67394 2.

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