Entre le zist et le zest

Dossier : Arts, Lettres et SciencesMagazine N°596 Juin/Juillet 2004Rédacteur : Jean SALMONA (56)

Deux cordes

Deux cordes

Vous ne con­nais­sez peut-être ni Nigel Kennedy ni William Wal­ton, et vous avez sans doute sur la musique d’outre- Manche du XXe siè­cle une opin­ion con­de­scen­dante ; vous pour­rez à la fois combler une lacune et révis­er un juge­ment en écoutant les deux Con­cer­tos de Wal­ton (1912- 1983) pour vio­lon et pour alto, enreg­istrés par Kennedy en 1987 alors qu’il était à la fois le poulain de Yehu­di Menuhin et l’enfant ter­ri­ble des con­certs clas­siques de Lon­dres, et réédités dans la série “Great artists of the Cen­tu­ry1. La musique de Wal­ton est sans com­plex­es, par­faite­ment tonale, bien orchestrée, bien écrite, raf­finée, avec des thèmes superbes, des har­monies cer­taine­ment plus proches de Rach­mani­nov et de Fau­ré que de Boulez, et sans une faute de goût : un grand plaisir d’écoute, à découvrir.

Et Kennedy, jadis illus­tre au Roy­aume-Uni pour son com­porte­ment provo­ca­teur et ses capac­ités médi­a­tiques autant que pour ses qual­ités musi­cales, est en réal­ité de la race des Vengerov, Bell, Hahn, et autres Repin : un très grand.

Yo-Yo Ma, touche-à-tout génial, devait un jour s’attaquer à Vival­di : voilà qui est fait, avec un disque où se côtoient des œuvres orig­i­nales pour vio­lon­celle et des tran­scrip­tions de con­cer­tos pour vio­lon et vio­la d’amore et d’airs d’opéra2. Les con­cer­tos orig­in­aux n’apportent pas grand-chose à la gloire de Vival­di, mais les tran­scrip­tions, genre pra­tiqué couram­ment par Bach et par Vival­di lui-même, sont d’une belle eau. Yo-Yo Ma, qui joue ici d’un vio­lon­celle baroque, a cette grâce mag­ique et cette sonorité inim­itable qui font qu’on l’aimerait même s’il fai­sait des gammes.

Deux voix

Si vous aimez le bel can­to et si vous êtes las des “ Trois ténors ” – les héros sont fatigués – réjouis­sez-vous : la relève est assurée. Rolan­do Vil­la­zon, accom­pa­g­né par le Münch­n­er Rund­funko­rch­ester dirigé par Mar­cel­lo Viot­ti, chante des airs de Ver­di, Puc­ci­ni, Mascagni, Donizetti3, et se révèle un ténor absol­u­ment hors du com­mun : puis­sance, bien sûr, mais aus­si finesse des pianis­si­mos, velouté du phrasé, et économie des san­glots de fond de gorge qui fai­saient se pâmer les dames du temps jadis et qui exas­pèrent aujourd’hui les ama­teurs de vraie musique.

Ceux qui ont eu la chance d’entendre le Deller Con­sort, par exem­ple dans le cloître de Saint-Max­imin, ont à jamais gravé dans leur mémoire cette équipe joyeuse chan­tant autour d’une table des poly­phonies de la Renais­sance. Alfred Deller, qui en était l’âme, avait fait décou­vrir au monde musi­cal, au début des années cinquante, le tim­bre et la tes­si­ture oubliés de la voix de haute-con­tre. EMI réédite ses pre­miers enreg­istrements, des chan­sons des XVIe et XVIIe siè­cles anglais, de John Dow­land à Pur­cell, en pas­sant par des poèmes extraits de pièces de Shake­speare4 : une petite mer­veille, un régal.

Contemporains

Il y a, pour sim­pli­fi­er, deux ten­dances prin­ci­pales chez les com­pos­i­teurs de la fin du XXe siè­cle : l’une tente l’impossible syn­thèse entre les musiques tonale et dodé­ca­phonique, l’autre s’efforce de renou­vel­er la musique tonale en évi­tant de pas­tich­er les derniers grands créa­teurs (Mahler, Debussy, Rav­el, Fau­ré, Gersh­win, Prokofiev, Stravin­s­ki, Brit­ten). Ces deux écoles sont assez bien représen­tées par deux enreg­istrements récents : Maja, de l’Italien Ivan Fedele5, et Bal­lades du sol­dat, du Français Aubert Leme­land6. Maja, écrit pour sopra­no (Françoise Kubler) et ensem­ble de cham­bre (Accroche Note), joue essen­tielle­ment sur les rythmes et les tim­bres, avec des réminis­cences de musique tonale, et peut intéress­er, sinon séduire, à con­di­tion de lire atten­tive­ment la notice qui explique les inten­tions de Fedele. La musique de Leme­land, tonale, est acces­si­ble sans pré­pa­ra­tion ; les Bal­lades du sol­dat, pour piano seul, sont jouées par notre cama­rade Jean-Pierre Férey, excel­lent pianiste qui dirige par ailleurs l’éditeur Skar­bo. Il s’agit de minia­tures inspirées par les let­tres de sol­dats améri­cains qui ont par­ticipé au débar­que­ment de 1944, pièces austères et évo­ca­tri­ces qui ne peu­vent laiss­er indif­férent. Le disque est com­plété par le très bel Épi­logue “ à l’étale de basse mer ” pour sopra­no et ensem­ble instru­men­tal et vocal.

On rap­pellera à cet égard Oma­ha – Chants pour les sol­dats morts7, de Leme­land, une œuvre très forte, dont il a été ren­du compte dans ces colonnes il y a quelques années, et que Skar­bo réédite avec deux autres œuvres de Leme­land, le Con­cer­to pour harpe et Élégie à la mémoire de Samuel Bar­ber.

Pour le plaisir

Massenet, le com­pos­i­teur le plus célèbre de son époque (il est mort en 1912) et aus­si le plus riche, n’a eu d’autre ambi­tion que celle de plaire au pub­lic qui achetait ses par­ti­tions et assis­tait à ses opéras. On cherchera en vain la moin­dre inno­va­tion dans sa musique pour piano, dont on réédite l’enregistrement réal­isé par Aldo Cic­col­i­ni dans les années 19708. Un Con­cer­to pour piano claire­ment inspiré de Liszt, de mul­ti­ples pièces – impromp­tus, valses, dans­es, toc­ca­ta, etc. – des­tinées aux pianos du dimanche dans les salons bour­geois, et qui rap­pel­lent un peu Schu­mann. Une musique char­mante, à écouter, ou plutôt à enten­dre, par la fenêtre d’une mai­son de cam­pagne tan­dis que vous lisez paresseuse­ment un roman polici­er en vous lais­sant dis­traire par les sen­teurs du jardin.

Le disque du mois

Comme Elling­ton pour le jazz, Astor Piaz­zol­la a don­né au tan­go une forme noble – arrange­ments raf­finés et com­plex­es lais­sant une place pour l’improvisation – qui lui a ouvert l’audience des ama­teurs de musique dite classique.

D’autres ont suivi son exem­ple, écrivant des musiques qui ne sont plus qu’inspirées par le tan­go, pour l’ensemble de base ban­donéon-vio­lon-piano-gui­tare-con­tre­basse, dont le groupe Soledad – arché­type du genre – présente des pièces de Piaz­zol­la, Alber­to Igle­sias, Daniel Capel­leti, Fred­er­ic Devreese9. La mer­veille est que cette musique, née dans les bas-quartiers de Buenos Aires, ait, comme le jazz, atteint à l’universalité. Les Soledad sont des musi­ciens hors pair, et ils jouent avec la per­fec­tion req­uise pour les Bran­de­bour­geois de Bach des pièces ver­tig­ineuses comme Movimien­to Con­tin­uo ou des bal­lades comme Mumu­ki. Si, à l’orée de l’été, vous êtes indé­cis et lan­guide, écoutez ce disque, et vous serez revig­oré, et paré pour toutes les aventures.

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1. 1 CD EMI 5 62813 2.
2. 1 CD SONY SK 90916.
3. 1 CD VIRGIN 5 45626 2.
4. 1 CD EMI 5 85973 2.
5. 1 CD L’EMPREINTE DIGITALE ED 13198.
6. 1 CD SKARBO DSK 2041.
7. 1 CD SKARBO SK2338.
8. 2 CD EMI 5 85517 2.
9. 1 CD VIRGIN 5 45625 2.

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