Solitude

Dossier : Arts, Lettres et SciencesMagazine N°617 Septembre 2006Rédacteur : Jean SALMONA (56)

À la dif­férence d’un tableau ou d’une sculp­ture, une pièce de musique n’existe pas en soi : elle vit par instants, et unique­ment pour celui qui la joue et celui qui l’écoute. Et deux audi­teurs qui écoutent une musique don­née, même simul­tané­ment et jouée par les mêmes musi­ciens, enten­dent deux œuvres dif­férentes, en fonc­tion de leur cul­ture, des réminis­cences que sus­cite cette écoute, et, bien sûr, de leur état d’âme à cet instant. À la dif­férence du jazz, la com­mu­nion col­lec­tive des audi­teurs d’une salle de con­cert n’est, nous le savons bien, qu’une illusion.

Quant à la rela­tion entre le musi­cien et celui qui l’écoute, inter­ro­gez un musi­cien pro­fes­sion­nel : il préfère mille fois jouer devant un audi­toire anonyme et plongé dans la pénom­bre, plutôt que dans une pièce éclairée devant un groupe d’amis. Allons, il faut bien vous l’avouer : quand vous écoutez de la musique, vous êtes tou­jours seul.

Cantates de Bach

On pou­vait penser à bon droit que les Can­tates de Bach, pro­fondé­ment enrac­inées dans la cul­ture judéo-chré­ti­enne, ne pou­vaient être mieux jouées que par des “ Occi­den­taux ”, comme ce fut le cas pen­dant près de trois siè­cles. Vint le Bach Col­legium Japan dirigé par Masaa­ki Suzu­ki, qui vient de pub­li­er deux vol­umes de can­tates : Ach Herr, mich armen Sün­der / Ach Gott, vom Him­mel sieh darein / Ach Gott, wie manch­es Herzeleid / Aus tiefer Not schrei ich zu dir1 avec Dorothée Mields, Pas­cal Bertin, Gerd Türk, Peter Kooij ; et deux can­tates pour sopra­no avec Car­olyn Samp­son, Jauchzet Gott in allen Lan­den / Alles mit Gott und nichts ohn’ihn2. C’est l’absolue per­fec­tion : équili­bre entre voix et instru­ments, clarté des plans sonores, joie exta­tique de l’interprétation, sans cette pompe ni cet académisme que l’on trou­ve par­fois dans cer­taines ver­sions européennes. Écoutez : il n’y a que vous, et Dieu, si vous êtes croy­ant, et Bach, aidé de Suzu­ki, est votre intercesseur.

Symphonies

La 2e Sym­phonie de Mahler, dite “ Résur­rec­tion ”, témoigne d’une incroy­able ambi­tion : tout dire de la mort et de l’après. Nous en avons déjà cité dans ces colonnes, au fil du temps, des enreg­istrements : par Bruno Wal­ter avec le New York Phil­har­mon­ic (1962), par Leonard Bern­stein et le Lon­don Sym­pho­ny (1974), par Evge­ny Svet­lanov et l’Orchestre d’État de Russie (1996). La ver­sion de Pierre Boulez à la tête du Wiener Phil­har­moniker3 mar­que une rup­ture, comme on pou­vait s’y atten­dre : Boulez, en arti­san rigoureux, donne la pri­or­ité absolue à la forme, en dis­tin­guant les plans sonores, en isolant chaque fois que pos­si­ble les instru­ments ain­si trans­for­més en solistes. Et la Sym­phonie Résur­rec­tion devient ain­si une expli­ca­tion de texte, nous don­nant à enten­dre ce qui nous avait échap­pé jusque-là, sauf peut-être dans la ver­sion Bruno Wal­ter, ver­sion de légende. On regret­tera seule­ment l’excès de vibra­to de la mez­zo-sopra­no Michelle DeY­oung dans le sub­lime 4e mou­ve­ment, qui ne fait oubli­er ni Mau­reen For­rester (ver­sion Wal­ter), ni Janet Bak­er (ver­sion Bernstein).

La 14e Sym­phonie de Chostakovitch, pour sopra­no, basse et orchestre de cham­bre, sur le thème de la mort, con­stitue une oppo­si­tion sai­sis­sante et inat­ten­due à la 2e de Mahler. Écrite – à la dif­férence de celle de Mahler, œuvre de jeunesse – quelques années avant la mort du com­pos­i­teur, sous la forme d’un cycle de lieder sur des textes de Gar­cia Lor­ca, Apol­li­naire, Rilke, et dédiée à Ben­jamin Brit­ten, c’est une œuvre austère et désen­chan­tée, expres­sion ultime de la soli­tude du musi­cien face à la société et à la mort, thème récur­rent de la vie de Chostakovitch au sein d’un sys­tème qui le tolérait mais où il était en sit­u­a­tion per­ma­nente de survie. Simon Rat­tle en donne avec son Phil­har­monique de Berlin une inter­pré­ta­tion toute de retenue, poignante, avec Kari­ta Mat­ti­la et l’extraordinaire Thomas Quasthoff4. Dans le même étui, la 1re Sym­phonie, déjà citée dans ces colonnes, œuvre de jeunesse pleine d’enthousiasme, bour­rée de trou­vailles, mais où pointe déjà (URSS 1925) le sen­ti­ment de la peur et de la mort.

Com­parés à Bruck­n­er, Mahler, Chostakovitch, les musi­ciens français se sont peu illus­trés dans la sym­phonie. Peu, mais sou­vent de manière mar­quante, et pas seule­ment Berlioz, comme en témoignent la 3e Sym­phonie de Saint-Saëns et la Sym­phonie de Chaus­son, dont un disque récent reprend les enreg­istrements de Michel Plas­son à la tête de l’Orchestre du Capi­tole de Toulouse5. La 3e Sym­phonie (avec orgue) de Saint-Saëns est une œuvre puis­sante d’un clas­si­cisme rigoureux – et décourageant, comme s’il ne s’était rien passé depuis Schu­bert et Mendelssohn – com­posée à la même époque que la 2e de Mahler, com­bi­en plus inno­vante et incom­pa­ra­ble­ment plus forte. La Sym­phonie de Chaus­son est d’une tout autre eau : thèmes, har­monies, orches­tra­tion, c’est un petit chef‑d’œuvre, même si elle est mar­quée du sceau de Franck. Bizarrement, elle est peu jouée en France, alors qu’elle est régulière­ment pro­gram­mée au Lin­coln Cen­ter à New York.

Eugène Ysaye

Ysaye, vio­loniste légendaire de la même époque, a été le dédi­cataire de nom­breux con­cer­tos et aus­si de sonates pour vio­lon et piano dont 8 sont regroupées en un cof­fret, enreg­istrées par Andrew Hardy et le pianiste Uriel Tsa­chor6. On y trou­ve les incon­tourn­ables Sonates de Franck et de Lekeu, bien sûr, mais aus­si celles, beau­coup moins con­nues, de Guy Ropartz, Gus­tave Samazeuilh, Albéric Mag­nard, Louis Vierne, Sylvio Laz­zari, Joseph Jon­gen. Toutes dans la lignée de Franck et aus­si de Fau­ré, toutes dif­férentes, com­plex­es, agréables à l’écoute, dans l’esprit français mesuré, pudique et sub­til. Décou­vrez-les, elles valent le détour et vous pour­rez vous deman­der pourquoi elles sont si inex­plic­a­ble­ment incon­nues du grand pub­lic, pour la plupart.

Hymnes

Quoi de plus sub­jec­tif qu’un hymne nation­al ? La Mar­seil­laise vous émeut, mais gageons que Lof­sön­gur, l’hymne islandais, vous laisse de mar­bre. Stock­hausen avait, en son temps, com­posé à par­tir d’hymnes nationaux démon­tés une œuvre très forte, Hym­nen. Kara­jan a enreg­istré en 1972 avec le Phil­har­monique de Berlin une ving­taine d’hymnes nationaux européens (y com­pris, pré­mo­ni­tion ? l’hymne turc), repris aujourd’hui en CD7. Vous aurez plaisir à réen­ten­dre La Bra­bançonne ou le God save the Queen, et aus­si à décou­vrir les hymnes suisse, danois, etc. Vous regret­terez l’absence de l’hymne sovié­tique, poli­tique­ment incor­rect à l’époque mais bien beau.

Ce sont des hymnes d’une autre nature que Pur­cell com­posa pour les anniver­saires de la reine Mary puis pour sa mort en 1695, et qu’ont enreg­istrés le Chœur du Col­lège Roy­al de Cam­bridge et l’Academy of Ancient Music8. C’est de la belle musique, très tra­vail­lée et nova­trice, du très grand Pur­cell, du niveau de Didon et Énée. Les pièces écrites pour les funérailles sont beau­coup plus fortes – et réelle­ment émou­vantes – que celles des anniver­saires, ce qui con­firme que la douleur est plus stim­u­lante en art que la joie.

Le disque du mois

Jessye Nor­man a enreg­istré en 1983 et 1986 un ensem­ble de lieder de Richard Strauss, les uns avec orchestre, les autres avec piano9. On y trou­ve d’abord, par­mi une ving­taine de lieder avec piano dans la droite tra­di­tion de Schu­mann et Brahms, une per­le : un inédit, peut-être la toute dernière œuvre de Strauss, Mal­ven, écrite pour une amie et gardée par elle jusqu’à sa mort en 1983, une pièce exquise aux har­monies sub­tiles, dans le goût français. Et les lieder avec orchestre com­pren­nent les inef­fa­bles Vier let­zte Lieder, sur des poèmes de Hesse et von Eichen­dorff, superbe adieu à la vie (qui fut mer­veilleuse et insou­ciante pour Strauss, grâce à son apti­tude à ignor­er le monde extérieur et, in fine, les hor­reurs nazies). L’originalité de ces enreg­istrements tient à la voix de Jessye Nor­man, non pas éthérée et dis­tan­ciée, comme chez maints inter­prètes de Strauss, mais chaude et sen­suelle. Après tous ces adieux, ces renon­ce­ments, cette résig­na­tion, Jessye Nor­man nous offre un for­mi­da­ble hymne à la vie.

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1. 1 SACD BIS 1461.
2. 1 SACD BIS 1471.
3. 1 CD DGG 477 6004.
4. 2 CD EMI 3 58077 2.
5. 1 CD EMI 3 53023 2.
6. 4 CD MEW 0528–0531.
7. 1 CD DGG 477 5957.
8. 1 CD EMI.
9. 2 CD PHILIPS 475 6377.

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