Saveurs et parfums

Dossier : Arts, Lettres et SciencesMagazine N°533 Mars 1998Rédacteur : Jean SALMONA (56)

Du nouveau

Du nouveau

À moins que vous ne soyez un expert en musi­co­lo­gie, vous igno­rez sans doute le nom de Pierre-Octave Fer­roud, mort à 36 ans en 1936. Si tel est le cas, cou­rez vous pro­cu­rer l’enregistrement de quatre de ses œuvres (Sym­pho­nie en la, Types, Foules, Séré­nade) que viennent de réa­li­ser Emma­nuel Kri­vine et l’Orchestre natio­nal de Lyon1. Vous décou­vri­rez une sorte de Stra­vins­ky fran­çais, dont la finesse et la richesse de l’orchestration n’ont rien à envier à Ravel, une musique foi­son­nante, sub­tile et vigou­reuse, à la limite de l’atonalité, et qui, contrai­re­ment aux titres uti­li­sés, n’est pas une musique à pro­gramme, enfin et sur­tout un style qui n’est celui d’aucun autre, d’aucune école (ceci expli­quant peut-être l’injuste oubli…).

Vous ne connais­sez vrai­sem­bla­ble­ment pas plus Palm­gren, ni Lem­ba, ni Tubin, ni Sume­ra ; le pre­mier est fin­lan­dais, les trois autres esto­niens, et au moment où une expo­si­tion révèle aux Pari­siens la pein­ture du Nord2, il peut être inté­res­sant de décou­vrir la musique de ces contrées bizar­re­ment plus loin­taines pour nous que l’Inde ou la Chine. Palm­gren (Œuvres pour pia­no) : musique de salon début de siècle, tonale, des­crip­tive, bien écrite3. Des trois autres, des concer­tos pour pia­no et orchestre de style néo­clas­sique pour Lem­ba, plus moderne pour Tubin, enfin mini­ma­liste et sombre pour Sume­ra qui est notre contem­po­rain4.

Enfin, saviez-vous que Tele­mann avait écrit un Orpheus (très exac­te­ment Orphée ou la mer­veilleuse constance de l’amour), opé­ra com­po­site, c’est-à-dire dans les styles alle­mand, ita­lien et fran­çais à la fois, avec, d’ailleurs, un livret qui fait appel, selon les airs, à ces trois langues. Il vient d’être enre­gis­tré, pour la pre­mière fois, par l’Akademie für alte Musik de Ber­lin, le RIAS Kam­mer­chor, et quelques solistes dont la superbe Ruth Zie­sak5. Il y a une dis­tance impor­tante entre Tele­mann et son contem­po­rain Haen­del, mais Tele­mann comble cette dis­tance en inno­vant dans la forme, ce qui fait de son Orpheus une œuvre ori­gi­nale, hors des sen­tiers bat­tus du baroque et de l’ope­ra seria.

Violoncelle

Le désor­mais incon­tour­nable Yo-Yo Ma a enfin réen­re­gis­tré les Suites de Bach pour vio­lon­celle seul, et le résul­tat est celui que l’on pou­vait pré­voir : tech­nique trans­cen­dante, sono­ri­té chaude, inter­pré­ta­tion ins­pi­rée6. C’est très beau et c’est une vision roman­tique des Suites. C’est en tout état de cause beau­coup mieux que Ros­tro­po­vitch, à pla­cer tout près de la ver­sion irrem­pla­çable de Casals. Pour ceux qui tiennent à un Bach linéaire, la ver­sion Tor­te­lier7 reste la ver­sion de référence.

Le même Yo-Yo Ma se plie à la mode en enre­gis­trant des tan­gos d’Astor Piaz­zo­la8, avec quelques bons musi­ciens de tan­go, et il réus­sit très bien dans ce genre que les musi­ciens clas­siques abordent volon­tiers, et plus faci­le­ment que le jazz, car la musique est écrite : le timbre sen­suel de Ma fait mer­veille dans cette musique qua­si éro­tique, et il donne l’impression non de lire ce qui est écrit mais d’improviser.

L’on réédite, dans la série “ Héri­tage ”, des concer­tos par un autre vio­lon­cel­liste de légende, Gre­gor Pia­ti­gors­ky, dont celui de Dvo­rak et le n° 4 de Saint-Saëns, avec, en prime, le Kol Nidrei de Max Bruch9. Pia­ti­gors­ky, qui a été le par­te­naire de Schna­bel, Hei­fetz, Mil­stein, Rubin­stein, Horo­witz, est le vio­lon­cel­liste roman­tique par excel­lence, qui fait chan­ter l’instrument comme une voix humaine, l’un de ceux dont Yo-Yo Ma est le plus proche. Les enre­gis­tre­ments datent des années 1940 à 1946.

Pianistes

Autre inter­pré­ta­tion de légende, celle des deux concer­tos de Brahms par Léon Flei­sher avec l’Orchestre de Cle­ve­land diri­gé par George Szell, dans les années 1956–1958, reprise aujourd’hui dans la même col­lec­tion Héri­tage, avec les Varia­tions et Fugue sur un thème de Haen­del et les Valses de l’Op. 3910. On enre­gistre beau­coup ces deux concer­tos ces temps-ci, et sou­vent très bien, mais la ver­sion Flei­sher, que beau­coup d’entre vous pos­sèdent en disque noir, est unique par sa fougue explo­sive, son ins­pi­ra­tion qua­si médium­nique. Brahms n’est ni Bach, ni Mozart, ni Bee­tho­ven, et ses deux concer­tos requièrent non dis­tance mais impli­ca­tion totale, et, presque, hal­lu­ci­na­tion. C’est ain­si que les joue Flei­sher, et c’est unique.

Autre inter­prète d’exception : Fazil Say, jeune pia­niste turc, qui joue Mozart – pour­quoi craindre les super­la­tifs – avec génie. Trois sonates (K 330, 331, 333) et les Varia­tions sur Ah ! vous dirai-je Maman ! suf­fisent à s’en convaincre11. Pour­quoi lui, là, main­te­nant, tout comme ailleurs Ven­ge­rov ou, plus loin dans le temps, Menu­hin ? Cela relève des mêmes mys­tères que l’alchimie. Main­te­nant, atten­dons la suite.

Encore Ger­sh­win : on en aura beau­coup en cette année du cen­te­naire, et qui s’en plain­drait, à condi­tion que l’on aille fouiller quelque peu dans les œuvres les moins jouées. C’est pré­ci­sé­ment ce qu’a fait le pia­niste Wayne Mar­shall en enre­gis­trant les Varia­tions sur I got rhythm et la Deuxième Rap­so­die, toutes deux pour pia­no et orchestre, avec le Aals­borg Sym­pho­ny12. Wayne Mar­shall joue Ger­sh­win comme il le faut, c’est-à-dire comme du jazz, en s’attachant au rythme et au phra­sé sans trop s’intéresser au tou­cher. Sur le même disque, la Rhap­so­dy in Blue et le Concer­to en fa, joués de même, avec tem­pos très rapides, ce qui est très rafraîchissant.

Quatuors

Pour ter­mi­ner, deux petites mer­veilles qui pour­raient être le “ retour au calme ” après les explo­sions pré­cé­dentes : deux disques de qua­tuors, l’un du qua­tuor De ma vie de Sme­ta­na et de celui de Franck, par le qua­tuor Jul­liard13 ; l’autre de Boro­dine, par le qua­tuor de Mos­cou14 : le Qua­tuor n° 2 et le Quin­tette à cordes.

Pre­nez deux heures de votre temps pré­cieux, votre “ pur malt ” favo­ri, fer­mez la porte, étei­gnez votre télé­phone mobile et écou­tez en lisant, pour­quoi pas, la Phy­sio­lo­gie du Goût de Brillat-Sava­rin. Un avant-goût du Paradis…

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1. 1 CD Auvi­dis Valois V 4810.
2. Musée d’Art moderne de la Ville de Paris.
3. 1 CD Fin­lan­dia 0630 15251 2.
4. 1 CD Fin­lan­dia 3984 20684 2.
5. 2 CD Har­mo­nia Mun­di HMC 901618.19. –
6. 2 CD Sony S2K63203.
7. Publiée par EMI.
8. 1 CD Sony SK 63122.
9. 1 CD Sony MHK 62876.
10. 2 CD Sony MH2K 63225.
11. 1 CD War­ner WE 885.
12. 1 CD Vir­gin 5 61478 2.
13. 1 CD Sony SK 63302.
14. 1 CD Har­mo­nia Mun­di RUS 288142.

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