Des provisions pour l’hiver

Dossier : Arts, Lettres et SciencesMagazine N°549 Novembre 1999Rédacteur : Jean SALMONA (56)

Deux opéras, deux opérettes

Tous les grands édi­teurs réédi­tent en CD des enreg­istrements microsil­lons qui ont fait date. Ain­si EMI, avec la col­lec­tion “ Great record­ings of the cen­tu­ry ”, où vien­nent de paraître coup sur coup deux opéras enreg­istrés par Kara­jan en 1954 à une semaine de dis­tance : Cosi fan tutte et Ari­ane à Nax­os.

Pour nom­bre d’entre nous, Cosi est l’opéra majeur de Mozart, le plus humain, le plus mod­erne, le plus attachant. Il a d’ailleurs longtemps été con­sid­éré comme sul­fureux, et n’a vrai­ment trou­vé sa place qu’après la dernière guerre. L’ex-nazi Kara­jan en dés­ap­prou­vait, paraît-il, le livret, tout comme Wagner.

La ver­sion qu’il nous en donne1 est intéres­sante à plus d’un titre : une dis­tri­b­u­tion fab­uleuse – Elis­a­beth Schwarzkopf en Fiordili­gi, Nan Mer­ri­man en Dora­bel­la, Gugliel­mo est Rolan­do Pan­erai et Fer­ran­do l’extraordinaire et oublié Léopold Simoneau –, l’Orchestre Phil­har­mo­nia avec des bois et des cuiv­res sans doute iné­galés à ce jour (les pupitres sont tenus par des solistes de dimen­sion inter­na­tionale, comme le cor­niste Den­nis Brain). Elle est aus­si para­doxale : cette œuvre douceamère, et même dés­espérée, est jouée “plate ”, dis­tan­ciée, sans beau­coup d’inflexions, alors que sous son apparence d’opera buf­fa elle est tout sim­ple­ment dra­ma­tique. Mais cette dis­tance même cor­re­spond bien au goût d’aujourd’hui, vraisem­blable­ment à l’insu de Karajan.

Ari­adne auf Nax­os, tou­jours avec le Phil­har­mo­nia et Schwarzkopf, est une réus­site excep­tion­nelle, sans doute grâce à Irm­gard Seefried dans le rôle du com­pos­i­teur et Rita Stre­ich en Zer­bi­net­ta, et aus­si parce que Kara­jan est sans doute à ce jour le meilleur inter­prète de Strauss, dont il avait été l’élève et dont il con­nais­sait par cœur les par­ti­tions2.

L’opéra, dans le droit fil du Cheva­lier à la rose, lui aus­si sur un livret de von Hof­mannsthal, est peut-être de tous ceux de Strauss celui qui a le plus de charme, le plus sub­til, le plus “ rétro ” aus­si : une petite mer­veille de musique XVIIIe-XIXe sublimée.

Strauss avait tou­jours voulu ignor­er ce qui se pas­sait autour de lui, dans le domaine artis­tique comme en poli­tique, et on fris­sonne en évo­quant la représen­ta­tion d’Ari­ane don­née à Vienne en juin 1944 pour son 80e anniver­saire, avec pré­cisé­ment Seefried dans le rôle du com­pos­i­teur. Mais il n’y faut point songer, et se réfugi­er dans sa musique : cet enreg­istrement est un chef‑d’œuvre. Sig­nalons au pas­sage que la qual­ité tech­nique de ces deux enreg­istrements mono est stupé­fi­ante, inex­plic­a­ble­ment supérieure à celle de ver­sions récentes numériques et stéréo.

Rav­el n’a jamais été joué aux Folies-Bergère ni Poulenc au Casi­no de Paris. Bern­stein, lui, doit faire enrager les académistes de tout crin : recon­nu comme l’un des chefs d’orchestre majeurs du XXe siè­cle et peut-être le meilleur péd­a­gogue qu’il y ait jamais eu en musique, com­pos­i­teur de musique “ sérieuse ” qui est aux États-Unis ce que fut Chostakovitch à l’URSS, il a aus­si pro­duit nom­bre d’œuvres pop­u­laires, dont West Side Sto­ry n’est que la par­tie vis­i­ble en France.

Won­der­ful Town, écrit en 1952 en qua­tre semaines pour Broad­way alors qu’il était l’assistant du New York Phil­har­mon­ic, doit beau­coup à Gersh­win et autres Irv­ing Berlin. Mais quelle vital­ité ! L’enregistrement qu’en donne Simon Rat­tle avec le Birm­ing­ham Con­tem­po­rary Music Group3 et une dis­tri­b­u­tion de solistes du monde des musi­cals est new-yorkais à souhait, c’est-à-dire joyeux et au pre­mier degré, de ces musiques qu’affectionne Woody Allen.

L’archétype de l’opérette améri­caine, c’est évidem­ment South Pacif­ic, de Rodgers and Ham­mer­stein, suc­cès légendaire de Broad­way que l’on réédite dans la ver­sion orig­i­nale de 19494. On ne saurait trop recom­man­der ce disque aux nos­tal­giques des films en tech­ni­col­or avec Esther Williams, Xavier Cugat, et bien enten­du, Fred Astaire ou Gene Kelly.

Deux pianistes

On adore ou on déteste Glenn Gould, en rai­son de ses inter­pré­ta­tions plus que per­son­nelles et sou­vent dis­cuta­bles. Mais il fait l’unanimité dans Bach et nom­bre d’entre nous ont recours à ses Vari­a­tions Gold­berg dans les cas d’extrême dif­fi­culté – moments de dépres­sion, de doute, de déci­sions impor­tantes – comme à une médecine salutaire.

On réédite son enreg­istrement de trois des Con­cer­tos pour clavier : les nos 4 en la majeur, 5 en fa mineur, 7 en sol mineur (tran­scrip­tion de l’un des deux con­cer­tos pour vio­lon), avec le Colum­bia Sym­pho­ny dirigé par Wladimir Golschmann5. Régu­lar­ité de métronome, touch­er hyper­tra­vail­lé, dis­tance, tout ce que l’on attend dans une inter­pré­ta­tion opti­male de Bach est là. Écoutez l’ineffable largo du n° 5, et essuyez vos larmes – de joie.

À des années-lumière de Glenn Gould, Arca­di Volo­dos (on dit, paraît-il, Volo­dos tout court comme on dis­ait Thal­berg ou Paderews­ki) est l’incarnation même de la vir­tu­osité tran­scen­dante, dont l’objet est non de faire com­pren­dre le com­pos­i­teur, mais de provo­quer l’enthousiasme pour l’interprète – à con­di­tion, bien enten­du, que celui-ci pos­sède la tech­nique appropriée.

Or, Volo­dos la pos­sède, cette tech­nique mag­ique, et il en apporte la preuve dans un disque épous­tou­flant – le mot, pour vul­gaire qu’il soit, n’est pas trop fort – de tran­scrip­tions6, dont les Vari­a­tions sur Car­men dont se jouait Horowitz (qui en était l’auteur), un arrange­ment du même Horowitz sur la 2e Rhap­sodie hon­groise de Liszt, le Vol du Bour­don de Rim­s­ki-Kor­sakov arrangé par Cziffra, et, moins clas­sique, le scher­zo de la 6e Sym­phonie de Tchaïkovs­ki (tran­scrip­tion Fein­berg), et une extra­or­di­naire marche turque à la sauce Volo­dos, de la même farine, si l’on ose dire, que celle de Fazil Say. Ce qui est plus éton­nant encore, c’est que Volo­dos fait preuve dans des pièces rien moins que vir­tu­os­es, comme le largo de la 5e Sonate en trio de Bach, arrangé par Fein­berg, d’un touch­er adéquat. Un grand bonhomme.

Deux sopranos

Dans la très jolie col­lec­tion déjà citée ici “Le voy­age musi­cal ”, Era­to pub­lie une antholo­gie de Chaus­son par Jessye Nor­man7 : le mer­veilleux Poème de l’amour et de la mer, avec Armin Jor­dan à la tête du Phil­har­monique de Monte-Car­lo, quelques mélodies accom­pa­g­nées par Michel Dal­ber­to, et, surtout, La Chan­son per­pétuelle pour voix, piano et quatuor, une rareté sub­lime, qui vaut le déplace­ment, avec des har­monies et une atmo­sphère telles que l’on s’étonne qu’un cinéaste tel que Rohmer ou Del­vaux n’en ait pas encore fait son profit.

D’une tout autre eau sont les musiques de l’Espagne chré­ti­enne et juive qu’interprètent Montser­rat Figueras et l’ensemble Hes­pe­ri­on XX dirigé par Jor­di Savall8. On a beau­coup glosé sur le Siè­cle d’or où se côtoy­aient har­monieuse­ment les trois reli­gions révélées.

Ces pièces, poé­tiques et oniriques, qui évo­quent aujourd’hui pour nous à la fois musique arabe tra­di­tion­nelle et ragas indi­ennes, mon­trent une richesse créa­trice que l’on ne trou­ve pas dans la musique française de la même époque, et témoignent de l’apport irrem­plaçable à la musique – comme à toutes les formes de l’art – du mélange des cul­tures, que l’on nomme joli­ment aujourd’hui métissage.

Un seul Celibidache

Sergiu Celi­bidache a été, est encore aujourd’hui après sa mort un chef mythique dont l’exigence qua­si mani­aque, le refus d’enregistrer, la pra­tique appro­fondie de la philoso­phie – de Plotin à Husserl – et du boud­dhisme zen n’ont pas peu con­tribué à entretenir la légende. Ceux qui ont eu la chance de l’entendre en con­cert – Bruck­n­er il y a dix ans à l’Opéra Bastille – ou de le voir à la télévi­sion (par exem­ple dans un fab­uleux 5e Con­cer­to de Beethoven avec Benedet­ti-Michelan­geli) peu­vent témoign­er que la musique qu’il par­ve­nait à extraire d’un orchestre avait un car­ac­tère immatériel, qua­si divin.

À tra­vers des enreg­istrements réal­isés en pub­lic (dont, fidèle à ses principes, il n’aurait vraisem­blable­ment pas approu­vé la pub­li­ca­tion), et notam­ment un Requiem alle­mand et la 1re Sym­phonie de Brahms, on peut avoir une idée de ce qu’il fut. Le Requiem, à l’opposé de l’interprétation char­nelle et dés­espérée de Klem­per­er, est une longue marche vers le nir­vana. La Sym­phonie est un hymne à la sérénité, cette sérénité après laque­lle nous courons tous – ou feignons de courir, recher­chant en fait dans le stress de l’action un diver­tisse­ment au prob­lème fon­da­men­tal que nous nous refu­sons d’aborder en face, celui de la vie et de la mort – et que la musique peut nous aider, peut-être, à atteindre.

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1. 3 CD EMI mono 5 67064 2.
2. 2 CD EMI mono 5 67077 2.
3. 1 CD EMI 5 56453 2.
4. 1 CD COLUMBIA CB 811.
5. 1 CD SONY SBK 66 759.
6. 1 CD SONY SK 62 691.
7. 1 CD ERATO 39 842.
8. 1 CD VIRGIN Ver­i­tas 5 61591 2.

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