Petit voyage d’hiver

Dossier : Arts, Lettres et SciencesMagazine N°571 Janvier 2002Rédacteur : Jean SALMONA (56)

Hilary Hahn joue Brahms et Stravinski

Hilary Hahn joue Brahms et Stravinski

La beauté inhab­ituelle, sérieuse et frag­ile, d’Hilary Hahn, mise à prof­it sur les pochettes de ses dis­ques et sur les livrets qui les accom­pa­g­nent, nous émeut et sus­cite en même temps un sen­ti­ment de méfi­ance : une jeune femme aus­si excep­tion­nelle­ment belle peut-elle être aus­si une grande vio­loniste, ou, tout au moins, son physique ne serait-il pas mis en valeur par son édi­teur pour pal­li­er l’éventuelle banal­ité de son inter­pré­ta­tion ? Si vous avez décou­vert Hilary Hahn dans les Con­cer­tos de Bar­ber et May­er, parus il y a quelques mois, vous avez déjà été frap­pés par son jeu aérien et pur, qui porte en lui la grav­ité et la grâce de l’adolescence, sem­blable à celui de Menuhin dans ses pre­miers enreg­istrements avec Enesco. Son enreg­istrement du Con­cer­to de Brahms, joué avec l’Academy of Saint Mar­tin in the Fields dirigée par Sir Neville Mariner1, est plus qu’une con­fir­ma­tion, une révélation.

Nous avons com­paré soigneuse­ment l’interprétation de Hilary Hahn avec celles de Perl­man, Vengerov, Mil­stein, Menuhin : le disque de Hahn est au même niveau que celui – his­torique – de Mil­stein, au-dessus de tous les autres. C’est le bon­heur total. Écoutez l’Ada­gio car­ré dans un fau­teuil, et vous n’en sor­tirez pas les yeux secs. Sur le même disque, le Con­cer­to de Stravin­s­ki, joué avec brio, élé­gance et raf­fine­ment, témoigne de l’extraordinaire capac­ité d’adaptation de Hilary Hahn que nous plaçons sans hési­ta­tion au som­met de la jeune généra­tion de vio­lonistes, qui com­prend pour­tant les très grands Vadim Repin, Max­im Vengerov et Sarah Chang.

Vengerov et Kremer s’encanaillent

La mode pour les vio­lonistes, mode à laque­lle Hilary Hahn n’a – heureuse­ment – pas encore suc­com­bé, est au métis­sage et à l’encanaillement. C’est apparem­ment ce que demande le pub­lic de la société de con­som­ma­tion. Max­im Vengerov, dont le style tzi­gane, allié à une tech­nique d’acier, fait mer­veille dans Chostakovitch, vient d’enregistrer des “ bis ” avec l’ensemble Vir­tu­osi et le pianiste Vag Papi­an2. Il s’agit de pièces qui ont fait le bon­heur des salons du début du XXe siè­cle, et qu’aimait jouer en réc­i­tal avec piano Jascha Heifetz, comme Humoresque de Dvo­rak ou Médi­ta­tion de Massenet, que l’on trou­ve dans ce disque asso­ciés à Csar­das de Mon­ti, la Danse du Sabre de Katcha­turi­an, etc., et aus­si à des Dans­es hon­grois­es de Brahms et à l’admirable Vocalise de Rach­mani­nov. C’est de la musique de brasserie, déli­cieuse­ment rétro, où Vengerov et ses acolytes jouent exacte­ment comme les ensem­bles que l’on entend dans les restau­rants de Budapest, la per­fec­tion tech­nique en plus.

Plus sérieux : Gidon Kre­mer, qui ne fait plus par­tie de la jeune généra­tion, est désor­mais insé­para­ble de son ensem­ble Kre­mer­a­ta Balti­ca, avec lequel il vient d’enregistrer le disque After Mozart3, c’est-à-dire “ d’après Mozart ”. Sous ce titre fig­urent deux séré­nades de Mozart, la Ser­e­na­ta not­tur­na et Eine Kleine Nacht­musik, la Kinder Sym­phonie de Leopold Mozart (appelée par­fois Sym­phonie des Jou­ets), et trois pièces d’auteurs con­tem­po­rains inspirées par Mozart : Cinq min­utes de la vie de W.A.M. d’Alexandre Raska­tov, Le Mes­sager de Valentin Sil­ve­strov, et Moz-Art à la Haydn, d’Alfred Schnit­tke. Seule la Petite Musique de Nuit sort intacte des mains de Kre­mer. La Ser­e­na­ta not­tur­na est dotée aux endroits prévus par Mozart de mul­ti­ples caden­zas humoris­tiques, jazz­iques et autres. La Kinder Sym­phonie de Leopold Mozart est accom­pa­g­née par des jou­ets d’aujourd’hui. Quant aux œuvres con­tem­po­raines, toutes trois très fortes, c’est-à-dire très sug­ges­tives et même émou­vantes, elles par­tent de matéri­aux d’œuvres de Mozart réor­gan­isés, nan­tis de per­cus­sions, etc. Au total, un disque intéres­sant et rob­o­ratif, fait pour démon­tr­er l’intemporalité de Mozart, et d’autant mieux venu que les instru­men­tistes de la Kre­mer­a­ta sont des musi­ciens hors pair.

Le Chevalier à la Rose définitif

Il y a exacte­ment quar­ante-cinq ans, Wal­ter Legge, “ l’inventeur ” d’Elisabeth Schwartzkopf, réalise pour HMV un enreg­istrement du Rosenkava­lier qui va devenir à jamais la référence. Autour de Schwartzkopf, peu con­nue à l’époque, qui joue la Maréchale, une dis­tri­b­u­tion de rêve : Christa Lud­wig joue Octa­vian, Tere­sa Stich-Ran­dall Sophie, Eber­hard Wachter, Fan­i­nal, et l’on trou­ve même Nico­lai Ged­da dans le (sec­ond) rôle du chanteur. L’Orchestre et les Chœurs Phil­har­mo­nia sont dirigés par Karajan.

C’est l’absolue per­fec­tion à tous égards, solistes, bien sûr, mais aus­si qual­ité de la gravure, sans oubli­er l’orchestre : Kara­jan, dont l’exigence glacée est si mal placée dans cer­tains enreg­istrements roman­tiques, est par­faite­ment en sit­u­a­tion pour cette œuvre bril­lante et désen­chan­tée, cet adieu sub­til et nos­tal­gique au XVIIIe siè­cle, qui, n’en déplaise aux con­temp­teurs de la musique de Strauss, est l’un des chefsd’œuvre majeurs de la musique du XXe siè­cle. EMI reprend intel­ligem­ment en CD4 cet enreg­istrement his­torique qui n’a pas pris une ride, et qui est, d’un bout à l’autre – écoutez les yeux fer­més l’adieu de la Maréchale, en dégus­tant une flûte d’un bon cham­pagne, vous êtes au Par­adis – un régal absolu.

Christophe Prégardien chante Schubert

Poète étrange, féru de mytholo­gie grecque et han­té par la mort, et qui devait se sui­cider, Mayrhof­fer fut l’ami de Schu­bert. Moins con­nus que les grands cycles de lieder comme le Voy­age d’hiver ou la Belle Meu­nière, ces lieder n’en sont pas moins superbes, plus mélan­col­iques peut-être que les autres. Le duo que con­stituent Pré­gar­di­en avec Andra Staier au pianoforte est déjà bien con­nu (le Voy­age d’hiver) et fonc­tionne par­faite­ment. Pré­gar­di­en, aus­si à l’aise dans Schu­bert que dans Bach, est le digne suc­cesseur de Fischer-Dieskau.

Liszt et Cziffra au piano

Liszt fut un per­son­nage hors du com­mun : pianiste vir­tu­ose qui trans­portait les foules, retiré des con­certs à 35 ans, com­pos­i­teur d’avant-garde qui a pré­fig­uré toute la musique de piano du xxe siè­cle, beau-père de von Bulow puis de Wag­n­er, abbé enfin. Cziffra, lui, aura été un pianiste hors série : auto­di­dacte, vir­tu­ose médi­atisé et trans­portant lui aus­si les foules, regardé avec méfi­ance par l’establishment académique musi­cal, spé­cial­iste de Liszt, dont il a enreg­istré une bonne part de l’œuvre pour piano.

Ce sont quelques-unes de ces pièces, enreg­istrées entre 1956 et 1985, les unes en mono, les autres en stéréo, qu’EMI pub­lie en un cof­fret de 5 CD5. On y trou­ve les 15 Rhap­sodies hon­grois­es, 12 Études d’exécution tran­scen­dante, la Sonate, ain­si que des œuvres divers­es (Méphis­to Valse, les Jeux d’eau de la vil­la d’Este, la Cam­panel­la, Funérailles, une Bal­lade, une Polon­aise, etc.).

Cziffra joue Liszt comme Liszt devait jouer lui-même : tech­nique effec­tive­ment tran­scen­dante, recherche de l’effet avant tout (les piano sont joués pianis­si­mo, les forte for­tis­si­mo, les traits sont accélérés à la lim­ite du pos­si­ble), piano à la fois per­cu­tant et orches­tral, pédale forte sou­vent écrasée – encore que la Sonate, œuvre sérieuse et pro­fonde, soit jouée intéri­or­isée et retenue, comme il se doit, sans exagér­er les contrastes.

En un mot, c’est du vrai Liszt. Et il ne faut pas boud­er notre plaisir : Cziffra fut de la race des Thal­berg, Paderews­ki, Rach­mani­nov, musi­ciens exces­sifs et légendaires, et des pianistes de ce car­ac­tère ne se ren­con­trent qu’une ou deux fois par siècle.

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1. 1 CD SONY CB 811.
2. 1 CD EMI 5 57164 2.
3. 1 CD NONESUCH 7559 79633 2.
4. 3 CD EMI 5 64605 2.
5. 5 CD EMI 5 74512 2.

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