CD Etudes symphoniques de Schumann par Pierre BOUYER

Instruments

Dossier : Arts, Lettres et SciencesMagazine N°704 Avril 2015Rédacteur : Jean SALMONA (56)

La musique est immatérielle, mais elle ne peut exis­ter que par les mains, les doigts, la bouche, le souf­fle des musi­ciens, et par les instru­ments qu’ils actionnent.

De même que nous ne pou­vons dis­soci­er, comme aimeraient le croire cer­tains, notre âme de notre corps, nous ne pou­vons sépar­er la musique des gestes humains et des instru­ments qui la pro­duisent ; tout comme la jouis­sance que nous éprou­vons à la dégus­ta­tion d’un mets est insé­para­ble du cuisinier qui l’a apprêté, des pro­duits qu’il a tra­vail­lés et même des usten­siles qu’il a utilisés.

Aus­si, con­traire­ment à ce qu’écrit Pas­cal Quig­nard, les instru­ments de musique ne sont pas des acces­soires mais des acteurs essen­tiels, comme en témoignent les trois enreg­istrements qui suivent.

Trois pianos

Pierre Bouy­er avait déjà, on s’en sou­vient, enreg­istré de Schu­mann les Kreis­le­ri­ana et la Fan­taisie opus 17 sur trois pianos de trois épo­ques : un Érard de 1837, un Stre­ich­er de 1856, enfin un Fazi­oli de 1995.

Il avait ain­si mis en évi­dence les diver­sités fon­da­men­tales de tim­bres et de pos­si­bil­ités de jeu entre les trois instru­ments, ain­si que les légères dif­férences d’interprétation aux­quelles ils con­duisent volens nolens.

Il récidive avec les Études sym­phoniques opus 13, enreg­istrées suc­ces­sive­ment sur les trois mêmes pianos, en trois dis­ques réu­nis, comme précédem­ment, dans un cof­fret métallique et accom­pa­g­nés d’un épais livret de réflex­ions où l’interprète explique pièce par pièce – ce qui est raris­sime – les prob­lèmes d’interprétation et les choix qu’il a faits et, in fine, com­mente une abon­dante discogra­phie de cette œuvre, de Cor­tot à Kissin1.

Nous ne redirons pas ce qui car­ac­térise les trois instru­ments, et l’évolution des tech­niques au cours du temps dont ils témoignent. Dans ce nou­v­el enreg­istrement, Pierre Bouy­er a, en out­re, fait appel dans cha­cun des trois dis­ques à des édi­tions suc­ces­sives des Études sym­phoniques, qui sont en réal­ité des vari­a­tions sur un thème, et dont Schu­mann a, au fil du temps, écarté ou repris certaines.

Les pianos-forte anciens sont, nous l’avions noté, plus rich­es en har­moniques que le Fazi­oli mod­erne dans le medi­um et les aigus. Mais ce qui appa­raît comme une évi­dence à l’écoute de ce nou­v­el enreg­istrement, c’est que le piano d’aujourd’hui, au tim­bre duquel nous sommes habitués – et l’extraordinaire Fazi­oli est le plus abouti des pianos mod­ernes – est plus clair que les deux autres, sans doute parce que la richesse des har­moniques du Stre­ich­er, en par­ti­c­uli­er, laisse à notre oreille une impres­sion de con­fu­sion : le son, en quelque sorte, est trop riche.

Comme avec le pas­sage du microsil­lon au CD et, pire encore, du CD au MP3, qui élaguent des har­moniques, le monde de la musique sem­ble évoluer inex­orable­ment de la com­plex­ité vers la sim­plic­ité, de l’opulence de la chair vers la sécher­esse du squelette.

Au fond, l’exercice des trois pianos va bien au-delà de la com­para­i­son des instru­ments : n’est-ce pas l’évolution de l’art et même celle de la société qui sont en jeu ?

Deux flûtes, deux époques

CD Révolution Flûte par Emmanuel PahudLe grand flûtiste mar­seil­lais Jean-Pierre Ram­pal devait, dis­ait-on, le son chaud et velouté de ses inter­pré­ta­tions à sa flûte réputée être en or massif.

On ne sait pas ce qu’il en est de la flûte d’Emmanuel Pahud, pre­mier flûtiste du Phil­har­monique de Berlin (entre autres), mais les qua­tre con­cer­tos que rassem­ble son dernier album sous le titre Révo­lu­tion2 révè­lent une couleur vis­i­ble et un son char­nel, presque pal­pa­ble, qui ne le cèdent en rien à ceux du légendaire Rampal.

Il s’agit de con­cer­tos écrits par des com­pos­i­teurs français – ou étab­lis en France – à l’époque de la Révo­lu­tion française, et dont l’enregistrement est une révéla­tion : le 7e Con­cer­to de François Devi­enne, bril­lant, vir­tu­ose, riche de mélodies, très mozar­tien ; le 1er Con­cer­to de Lui­gi Gianel­la, tour à tour vif et nos­tal­gique ; le Con­cer­to en sol majeur de Gluck, clas­sique et lumineux ; enfin, le Con­cer­to en ut majeur d’Ignaz Pleyel – le futur fac­teur de pianos –, lyrique, éblouissant.

CD flûtiste Gabriel FUMET et pianiste Erik BERCHOT Emmanuel Pahud, accom­pa­g­né par l’Orchestre de cham­bre de Bâle dirigé par Gio­van­ni Antoni­ni, joue ces pièces de styles très dif­férents avec une chaleur, une élé­gance et aus­si un brio vir­tu­ose qui sem­blent couler de source, comme on par­le. Un grand disque.

Un siè­cle sépare ces con­cer­tos des pièces qu’un autre grand flûtiste français, Gabriel Fumet, vient d’enregistrer en com­pag­nie du pianiste Erik Berchot : œuvres de Debussy, Fau­ré, Enesco, Rous­sel, Poulenc, et de com­pos­i­teurs moins con­nus, Georges Hüe, Philippe Gaubert, Raphaël Fumet, qui mar­quent un autre âge d’or de la musique française3.

Il s’agit de musiques exquis­es et sub­tiles, pra­tique­ment incon­nues pour la plu­part (à l’exception de la Sonate de Poulenc et du Prélude à l’après-midi d’un faune de Debussy), et qui évo­quent irré­sistible­ment Proust.

Écoutez le Cantabile d’Enesco et fer­mez les yeux : vous êtes dans le salon d’Oriane, duchesse de Guermantes.

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