ANGES ET DÉMONS

Dossier : Arts, Lettres et SciencesMagazine N°671 Janvier 2012Rédacteur : Jean Salmona (56)

Quand on pense à une musique des anges, on imag­ine une musique éthérée des siè­cles passés. Tan­dis qu’une musique démo­ni­aque, comme cer­taines pièces de Bar­tok et Stravin­s­ki, serait mieux adap­tée à nos temps dif­fi­ciles et chaotiques.

Beethoven – Intégrale des Quatuors

Coffret du CD de BeethovenLes grands quatuors de légende ont rangé leurs arche­ts les uns après les autres, le Quatuor Alban Berg par­mi les derniers. D’autres ont depuis longtemps pris la relève, Ébène et Artemis en tête. On pub­lie aujourd’hui l’intégrale des Quatuors de Beethoven enreg­istrés par les Artemis entre 1998 et 20111. Pour tous les amoureux de la musique, les Quatuors représen­tent le som­met absolu de ce qu’a écrit Beethoven, très au-dessus du reste de son œuvre, sym­phonies comprises.

On pou­vait se deman­der à juste titre com­ment se situ­aient les Artemis après tant d’intégrales de référence (Amadeus, Quatuor Hon­grois, Alban Berg, etc.). Eh bien, les Artemis tirent par­faite­ment leur épin­gle du jeu, grâce à un équili­bre sub­til entre la fougue de la jeunesse, encore per­cep­ti­ble dans les enreg­istrements des années 1998- 2002, et une sérénité héritée des Alban Berg et assise sur une tech­nique sans faille des instru­men­tistes et une mise en place rigoureuse. Le rem­place­ment de deux des mem­bres du quatuor en 2007 (deux­ième vio­lon et alto) n’affecte en rien la cohé­sion de l’ensemble par la suite. Un test : écoutez la Cava­tine inef­fa­ble de l’opus 130 et retenez vos larmes. Si les anges exis­tent, ils trou­vent sûre­ment leur compte dans les Quatuors de Beethoven.

Fauré – Requiem et autres

Coffret du CD : Requiem de FauréLa musique de Fau­ré rede­vient au goût du jour, ce qui n’est que jus­tice. Après l’intégrale de sa musique de cham­bre2 vient de paraître le Requiem, avec deux valeurs sûres, Philippe Jaroussky (haute-con­tre qui fait office de sopra­no), Matthias Goerne et le Choeur et l’Orchestre de Paris dirigés par Paa­vo Järvi3. Ce Requiem, dû à un non-croy­ant tout comme celui de Mozart, est une œuvre phare du XIXe siè­cle finis­sant. S’il ne s’agissait pas, en principe, d’une messe de requiem, cette musique pour­rait être celle d’une ode à la paix, tant elle ray­onne de douceur et de sérénité avec, il faut bien le dire, cette sen­su­al­ité car­ac­téris­tique de Fau­ré et sans laque­lle les pau­vres humains que nous sommes ne seraient que des anges incol­ores. Sur le même disque fig­urent trois pièces inef­fa­bles et célèbres de Fau­ré : le Can­tique de Jean Racine, l’Élégie pour vio­lon­celle et orchestre et la prousti­enne Pavane, aux­quelles s’ajoute une œuvre de jeunesse, Super flu­mi­na Baby­lo­nis, que l’on peut oublier.

Stravinski – Intégrale des ballets et symphonies

Plus démon qu’ange, Stravin­s­ki a changé de manière à plusieurs repris­es au cours du temps, tout comme Picas­so, sans jamais se sat­is­faire d’aucune, et même, peut-être, sans y croire, exer­ci­ces bril­lants plutôt que pro­fes­sions de foi. Et l’on pour­rait pouss­er plus loin la com­para­i­son : le Stravin­s­ki néo­clas­sique avec la péri­ode bleue du pein­tre, Picas­so cubiste avec la manière sérielle du musi­cien, etc. La pub­li­ca­tion de l’intégrale des bal­lets et sym­phonies4 enreg­istrés de 1985 à 1999 par une pléi­ade d’orchestres et de chefs (Dutoit, Ashke­nazy, Chail­ly, Bychkov, Haitink, Berlin­er Phil­har­moniker, Deutsches Sym­phonie, Roy­al Con­cert­ge­bouw, etc.) offre la pos­si­bil­ité d’un par­cours ver­tig­ineux et pas­sion­nant, de la Sym­phonie n° 1 (1905), qua­si wag­néri­enne, aux Mou­ve­ments pour piano et orchestre (1957), ouverte­ment sériels. Il y a bien sûr les blue chips : L’Oiseau de feu, Noces, Le Sacre, Petrouch­ka, Le Chant du rossig­nol, Pul­cinel­la, Diver­ti­men­to (Le Bais­er de la fée), Apol­lon Musagète, Jeux de cartes, Orpheus, la Sym­phonie de Psaumes, et des œuvres moins jouées comme Agon, Scher­zo fan­tas­tique, Feu d’artifice. Au-delà d’une capac­ité pro­pre­ment sidérante de recréer à par­tir des clas­siques (Tchaïkovs­ki dans Le Bais­er de la fée, Per­golèse dans Pul­cinel­la par exem­ple), on est frap­pé, ce qui est plus rarement dit, par un art de l’orchestration qui place Stravin­s­ki au-dessus de Tchaïkovs­ki, tout à côté de Rav­el et Strauss – écoutez L’Oiseau de feu, ver­sion inté­grale, par le Phil­har­monique de Mon­tréal dirigé par Charles Dutoit – et qui, joint à une créa­tiv­ité inépuis­able, fait de Stravin­s­ki l’un des trois ou qua­tre très grands du XXe siècle.

Bruckner – IVe Symphonie

Après le jail­lisse­ment de Stravin­s­ki, la musique de Bruck­n­er paraît un havre de paix. La IVe Sym­phonie, que Bernard Haitink a enreg­istrée en pub­lic en juin dernier à la tête du Lon­don Sym­pho­ny Orches­tra5, est exem­plaire à cet égard. Dans le droit fil de Beethoven et Schu­bert (plus que de Brahms), bien qu’elle date des années 1870, c’est le par­a­digme même du roman­tisme alle­mand, avec ses évo­ca­tions de cités médié­vales, de cheva­liers et de forêts. Mais rien qui provoque la déri­sion : une musique lumineuse, aérée, qui porte à la rêver­ie et, d’une cer­taine manière, à la sérénité – on pour­rait même dire à la pureté, une belle musique d’hiver annonçant le print­emps. On est loin de Wag­n­er et même de Richard Strauss, à mille lieues de Mahler, dans un monde exalté et par­fait. Une cer­taine Alle­magne angélique comme on l’aime, ou plutôt comme on l’aimait avant 1933.

1. 7 CD Virgin.
2. Voir La Jaune et la Rouge, novem­bre 2011.
3. 1 CD Virgin.
4. 7 CD DECCA.
5. 1 SACD LSO LIVE.

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