Quelques concertos

Dossier : Arts, Lettres et SciencesMagazine N°552 Février 2000Rédacteur : Jean SALMONA (56)

Il fal­lait bien les inter­mèdes salu­taires et déca­pants du dodé­ca­phon­isme puis des musiques con­crète, élec­tron­ique, aléa­toire, et autres pour que l’on puisse revenir à la musique tonale sans par­o­di­er Brahms, Wag­n­er, Debussy, ni même Mahler ou Bar­tok. Ain­si peut-on sans honte, aujourd’hui, hors musique de film, écrire tonal sans paraître ringard ni même sim­ple­ment conservateur.

Mais ce n’est pas sim­ple : il est évidem­ment plus com­mode d’innover en brisant les formes éprou­vées qu’en les épou­sant. Aus­si faut-il saluer ceux qui, depuis que l’École de Vienne a fait explos­er les formes clas­siques, ont con­tin­ué – comme Richard Strauss – ou recom­mencé – comme Nicholas Maw aujourd’hui – à écrire de la musique tonale : ils n’ont pas choisi la facilité.

Goldmark, Sibelius, Maw : les concertos pour violon

Mis à part quelques ama­teurs éclairés, qui, aujourd’hui, con­naît Gold­mark (1830–1915) ? Son Con­cer­to pour vio­lon mérite pour­tant de fig­ur­er au flo­rilège des grands con­cer­tos roman­tiques, tout près de ceux de Mendelssohn, Brahms et Tchaïkovs­ki. Si vous ne le con­nais­sez pas, courez l’écouter dans la ver­sion sage et pas trop lyrique – pas assez, peut-être – qu’en donne Joshua Bell avec le Los Ange­les Phil­har­mon­ic dirigé par Esa-Pekka Salo­nen1 : l’andante – que vous trou­verez sere­in ou déchi­rant selon votre dis­po­si­tion d’esprit – vaut à lui seul la décou­verte, et vous ne com­pren­drez pas que ce con­cer­to ne fig­ure pra­tique­ment jamais au pro­gramme des concerts.

Sur le même disque, beau­coup plus joué mais guère plus clas­sique, le Con­cer­to de Sibelius est lui aus­si un pied de nez au roman­tisme ger­manique et à Wag­n­er, avec des courbes mélodiques superbes, une atmo­sphère de “ Lumières du Nord”, ce que Sibelius a fait de mieux, et qui annonce les con­cer­tos de Bartok.

Sibelius et Gold­mark sont morts. Maw, lui, est né en 1935 et bien vivant, et son Con­cer­to de vio­lon date de 1993. Sa musique, poly­tonale plutôt que tonale, a du souf­fle et de l’envergure, et elle ne ressem­ble à aucune autre, même s’il se réclame de la fil­i­a­tion de Brahms : il y a une couleur orches­trale unique, par­ti­c­ulière­ment dans le traite­ment des cordes, des thèmes som­bres et puis­sants, peut-être çà et là une évo­ca­tion de Bar­ber ou de Bartok.

Une œuvre forte et prenante, écrite pour Joshua Bell, qui la joue, par­faite­ment en sit­u­a­tion, cette fois, avec le Lon­don Phil­har­mon­ic dirigé par Roger Nor­ring­ton2.

De John Field à Britten

Autre qua­si incon­nu aujourd’hui, Field (1782–1837) a été en quelque sorte le Rach­mani­nov anglais de l’époque, célèbre avant tout comme inter­prète, vir­tu­ose du pianoforte pour lequel il a écrit 7 Con­cer­tos, dont les n° 2 et 3 sont enreg­istrés par Andreas Staier et le Con­cer­to Köln dirigé par David Stern3. Cette musique plus proche dans son style de Haydn que de Schu­bert, bril­lante et un peu vide, plut beau­coup, paraît-il, à Liszt et Chopin, mais elle n’est pas de celles qui fer­ont chang­er d’avis les con­temp­teurs de la musique anglaise…

… Con­traire­ment à celle de Brit­ten, dont on ne dira jamais assez qu’il est un des com­pos­i­teurs majeurs du XXe siè­cle, qui restera sans doute lorsque nom­bre de ses con­tem­po­rains seront tombés dans les oubli­ettes de l’histoire. Un disque récent présente qua­tre de ses œuvres, dont deux, le Dou­ble Con­cer­to pour vio­lon et alto, et Deux Por­traits, sont enreg­istrés pour la pre­mière fois4, avec Yuri Bash­met, Gidon Kre­mer et l’Orchestre Hal­lé dirigé par Kent Nagano. Les deux autres sont Young Apol­lo et la Sin­foni­et­ta.

Ce qu’il y a d’extraordinaire dans ces qua­tre œuvres, toutes com­posées dans les années 30, est qu’elles débor­dent d’énergie créa­trice, qu’elles sont à la fois com­plex­es et séduisantes, et par­faite­ment clas­siques dans la forme et l’esprit. Dans la com­para­i­son du Dou­ble Con­cer­to avec celui – pour deux pianos – de Poulenc, ce dernier, pour­tant mer­veilleux, ne tient pas la rampe, et appa­raît presque comme une exquise musique de salon.

Chostakovitch for ever

On aura gardé pour la bonne bouche les 2 Con­cer­tos pour piano de Chostakovitch, par Yefim Bronf­man et Esa- Pekka Salo­nen qui dirige le Los Ange­les Phil­har­mon­ic5. Ce sont deux petits mais purs chefs‑d’œuvre, bouil­lon­nant de vie et d’invention musi­cale, et qui auront émergé mal­gré (grâce à ?) la chape de plomb que fai­sait peser la cul­ture offi­cielle de l’époque stal­in­i­enne. Tout dans cette musique sol­licite l’esprit et pro­cure le plaisir : les thèmes, les rythmes, les har­monies et l’orchestration, un pur bon­heur d’écoute.

Mais sur le même disque se trou­ve un dia­mant d’une eau inespérée : le Quin­tette pour piano et cordes, par Bronf­man et le Quatuor Juil­lard. Comme sou­vent chez Chostakovitch, l’apparente légèreté des con­cer­tos ne rend que plus poignant le Quin­tette, œuvre douloureuse et intense. Le deux­ième mou­ve­ment, une fugue-ada­gio dont la pro­gres­sion ne peut que sus­citer chez l’auditeur le plus détaché une émo­tion dif­fi­cile à con­tenir, est sans doute une des pièces les plus fortes de toute la musique russe du XXe siècle.

Après Chostakovitch, Brit­ten, Maw, et bien d’autres, la musique tonale, la seule qui par­le sans réflex­ion préal­able à nos oreilles for­mées par cinq siè­cles d’écoute, a encore de beaux jours devant elle. Tout comme la langue française, en somme.

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1. 1 CD SONY CB 811 CDK.
2. 1 CD SONY CB 801 CDK.
3. 1 CD TELDEC LC 6019.
4. 1 CD ERATO 3984 25502 2.
5. 1 CD SONY 099706 067726.

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