Erich Kleiber

Erich Kleiber, un maître

Dossier : Arts, lettres et sciencesMagazine N°773 Mars 2022
Par Jean SALMONA (56)

Dites ces mots – ma vie – et retenez vos larmes
Louis Aragon, Il n’y a pas d’amour heureux (in Le Roman inachevé)

Erich Kleiber (1890–1956) aura été un des très grands chefs d’orchestre des quar­ante années qui entourent la Deux­ième Guerre mon­di­ale, l’égal d’un Toscani­ni, d’un Bruno Wal­ter, d’un Furtwän­gler. Qui s’en sou­vient aujourd’hui, alors que sa renom­mée s’est estom­pée au prof­it de son fils Car­los (auquel un homme poli­tique de pre­mier plan, mem­bre de l’actuel gou­verne­ment français, a con­sacré un ouvrage) ? La pub­li­ca­tion par Dec­ca de l’intégrale des enreg­istrements d’Erich Kleiber pour la firme met fin à cet oubli et vient rap­pel­er oppor­tuné­ment l’extraordinaire per­son­nal­ité de ce chef viennois.

L’art d’Erich Kleiber se dis­tingue par qua­tre car­ac­téris­tiques : l’obsession qua­si fana­tique d’être fidèle à la par­ti­tion et le refus de toute inter­pré­ta­tion sub­jec­tive, le souci métic­uleux du détail qui l’amène à mod­uler une nuance à l’intérieur d’une même mesure, la pré­ci­sion des attaques, enfin la drama­ti­sa­tion, sans doute héritée de Mahler dont il fut le dis­ci­ple ; le but de la musique n’est pas de diver­tir, au sens pas­calien du terme, mais de met­tre l’homme face à son des­tin et à ses inter­ro­ga­tions fon­da­men­tales : la vie, l’amour, la mort, Dieu…

Un enreg­istrement du cof­fret illus­tre cela à lui seul, celui du Cheva­lier à la rose à la tête du Phil­har­monique de Vienne (1954), avec trois grandes sopra­nos du XXe siè­cle, Maria Rein­ing (la ‑Maréchale), Sena Jurinac (Octa­vian) et Hilde Gue­den (Sophie). La musique de Richard Strauss, thèmes inou­bli­ables, orches­tra­tion d’une extrême finesse et d’une grande puis­sance, néces­site une direc­tion d’une par­faite exi­gence, et aucun des enreg­istrements aux­quels nous avons com­paré celui de Kleiber n’atteint à cette clarté et cette rigueur. Mais le plus fort est cette drama­ti­sa­tion sous-jacente tout au long de l’opéra, qui éclate à la fin : vous ne pour­rez pas écouter les adieux de la Maréchale sans ce san­glot de fond de gorge qui révèle que vous avez été touché au plus profond.

On retrou­ve cette exi­gence, cette clarté et cette émo­tion tout au long de ces enreg­istrements : la Sym­phonie Pathé­tique de ‑Tchaïkovs­ki, comme on pou­vait s’y atten­dre, la 4e Sym­phonie du même ; de Beethoven les Sym­phonies 3 (deux ver­sions), 5 (ah, cette attaque ini­tiale !), 6 (deux ver­sions), 7, 9 ; les Sym­phonies 39 et 40 de Mozart ; la 9e Sym­phonie de Schu­bert ; un superbe enreg­istrement des Noces de Figaro avec une dis­tri­b­u­tion de rêve : Lisa Del­la Casa (la Comtesse), Hilde Gue­den (Suzanne), Cesare Siepi (Figaro), Suzanne Dan­co (Chéru­bin) et le Phil­har­monique de Vienne.

Erich Kleiber fit preuve de la même exi­gence dans sa vie et ses choix. En 1935, il quit­ta Berlin – à la dif­férence de tant d’autres, tel Furtwän­gler qui dirigea un con­cert pour l’anniversaire d’Hitler – pour pro­test­er con­tre le régime nazi. En 1939, il annu­la son con­trat avec la Scala de Milan avec ces mots d’explication : « J’apprends que les Juifs ne sont pas autorisés à entr­er à la Scala. Tout le monde devrait avoir autant droit à la musique qu’à l’air et aux rayons de soleil. Si, en ces temps dif­fi­ciles, cette con­so­la­tion est refusée à des êtres humains pour des raisons de race et de reli­gion, alors, en tant que chré­tien et artiste, je ne peux plus coopérer. »


1 cof­fret de 15 CD DECCA

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