D’hier et d’aujourd’hui

Dossier : Arts, Lettres et SciencesMagazine N°598 Octobre 2004Rédacteur : Jean SALMONA (56)

Bernstein dirige Brahms

Bernstein dirige Brahms

Pour un con­cert de piano, comme dans l’achat d’un disque, c’est le soliste qui dicte votre choix. Il en va tout autrement pour la musique sym­phonique ou l’opéra, où c’est l’œuvre, d’abord, qui vous motive. Bern­stein fait par­tie de ces rares chefs (cer­taine­ment moins de 10 au XXe siè­cle) qui comptent autant, pour l’auditeur, que les œuvres qu’ils inter­prè­tent : il aura, comme Toscani­ni ou Bruno Wal­ter, mar­qué la musique. Les enreg­istrements de Brahms avec le Wiener Phil­har­moniker (1981- 1982), récem­ment réédités, regroupent les qua­tre Sym­phonies, le Con­cer­to pour vio­lon avec Gidon Kre­mer, le Dou­ble Con­cer­to avec Kre­mer et Mis­cha Maisky, l’Ouver­ture pour une fête académique, l’Ouver­ture trag­ique, et les Vari­a­tions sur un thème de Haydn1. Com­parez l’interprétation des Sym­phonies avec celles de Klem­per­er et Furtwän­gler : ce sont des mon­des dif­férents. Pour Bern­stein, Brahms est un clas­sique à la fois équili­bré et chaleureux, aux antipodes du roman­tique pénétré par le sens du trag­ique et un peu lourd, et il le dirige non comme du Beethoven mais comme du Mozart ou du Haydn. Dans le Con­cer­to, Kre­mer joue, lui aus­si, retenu, aérien, lumineux ; et le Dou­ble Con­cer­to est du niveau de l’enregistrement légendaire de Casals et Thibaud avec l’Orchestre de la République espagnole.

Des symphonistes ignorés

Con­nais­sez-vous Joachim Raff (1822–1882, Alle­mand) et Louise Far­renc (1804–1875, Française) ? Le XIXe siè­cle a été fécond en com­pos­i­teurs bien oubliés depuis mais aimés du pub­lic de l’époque, la musique con­tem­po­raine étant alors dans le droit fil de celle du siè­cle précé­dent. CPO a entre­pris de faire revivre cer­tains d’entre eux, et présente de Louise Far­renc la Sym­phonie n° 2 et deux Ouver­tures, par le NDR Radio­phil­har­monie, dir. Johannes Goritz­ki2, et de Raff la Sym­phonie n° 7 “ Alpestre” et la Jube­lou­ver­ture3, par la Phil­har­mo­nia Hun­gar­i­ca, dir. Wern­er Andreas Albert. La musique de Far­renc est bien écrite, bien orchestrée, agréable et intel­li­gente, du niveau de Mendelssohn. Celle de Raff, moins élé­gante, plus recher­chée et plus pro­fonde, annonce Mahler et même Richard Strauss. Les deux se décou­vrent avec grand plaisir.

Otto Klem­per­er a été chef – un des très grands, lui aus­si – avant d’être com­pos­i­teur, et sa musique porte la mar­que de cette cul­ture musi­cale ency­clopédique. La Staat­sphil­har­monie Rhein­land-Pfalz, dirigée par Alun Fran­cis, a enreg­istré ses deux Sym­phonies et qua­tre pièces brèves. Il s’agit d’une musique tonale forte, superbe, à laque­lle, mal­gré l’influence trop évi­dente de Mahler, on prend un plaisir sans mélange.

Schubert

Andreas Staier joue au piano-forte la Sonate en la mineur (D 845) de Schu­bert4, et c’est mag­nifique. D’abord, bien sûr, parce que Staier est un grand schu­ber­tien, mais aus­si en rai­son de la qual­ité du piano-forte, de fac­ture con­tem­po­raine, mais copie d’un instru­ment vien­nois de l’époque de Schu­bert, avec un son non grêle et souf­fre­teux comme les pianos-forte du XVIIIe siè­cle, mais proche du piano mod­erne, en plus doux et donc bien en sit­u­a­tion. La Sonate est encadrée, sur ce disque, par une “ Kon­tra-sonate ” du con­tem­po­rain Brice Pauset, pièce sym­pa­thique inspirée par l’œuvre de Schu­bert mais qui ne con­va­inc guère : la Sonate en la mineur se suf­fit à elle-même.

Math­ias Goerne et Alfred Bren­del ont enreg­istré il y a moins d’un an le Voy­age d’hiver (Win­ter­reise)5. Math­ias Goerne est l’un des deux ou trois très grands bary­tons d’aujourd’hui ; Bren­del est le pianiste schu­ber­tien par excel­lence. Une prise de son exem­plaire ajoute à la per­fec­tion de ce disque, que l’on écoute dans son fau­teuil, les yeux fer­més, au par­adis, sans adju­vant d’aucune sorte. Une ten­ta­tion démo­ni­aque vous incite à com­par­er cet enreg­istrement à celui, mythique, de Fis­ch­er-Dieskau et Ger­ald Moore en 1953 (Fis­ch­er-Dieskau avait une trentaine d’années). Stupé­fac­tion : à l’aveugle, vous préférez l’enregistrement Goerne-Bren­del. La prise de son et la tech­nique y sont pour quelque chose, bien sûr, mais la voix de Goerne est plus mûre, plus accom­plie. Vous voilà à la fois heureux et mal­heureux : vous aimerez tou­jours Fiesch­er-Dieskau, mais il vous sem­blait irrem­plaçable : le voilà remplacé.

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1. 5 CD Deutsche Gram­mophon 474 930–2.
2. 1 CD CPO 999 820–2.
3. 1 CD CPO 999 289–2.
4. 1 CD AEON AECD 0421.
5. 1 CD DECCA 467 092–2.

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