Stratégies collectives pour projets émergents

Dossier : Les consultantsMagazine N°528 Octobre 1997
Par Jean-Pierre LOISEL (58)

Dans leur recherche d’ef­fi­cac­ité, de com­péti­tiv­ité, les grandes entre­pris­es se con­cen­trent de plus en plus sur leur activ­ité de base, leur “core busi­ness”. Les straté­gies de diver­si­fi­ca­tion, avec les risques qu’elles font courir à l’en­tre­prise, le poids de leur finance­ment, les ressources humaines et tech­niques qu’elles con­som­ment, ne sont plus engagées qu’avec réti­cence. Beau­coup de pro­jets, pro­posés aus­si bien par le mar­ket­ing que par les ser­vices de recherche et développe­ment (la R&D), restent dans les cartons.

Désor­mais, les activ­ités nou­velles sont de plus en plus sou­vent portées par des struc­tures nouvelles.

Aux États-Unis, un intense bouil­lon­nement met en con­tact les ingré­di­ents néces­saires à l’é­clo­sion d’une nou­velle entre­prise : les hommes, les pro­jets, le financement.

En France, mal­gré les énormes efforts qui ont été faits ces dernières années, la “may­on­naise” ne prend tou­jours pas. On ne trou­ve facile­ment ni les pro­jets, ni les finance­ments, ni même les hommes.

Les pro­jets sont étouf­fés, les financiers sont réti­cents à la nou­veauté, les hommes préfèrent la voie royale de la grande entre­prise aux affres et aux aléas de la création.

Comment faire émerger des projets ?

La pre­mière voie, la plus naturelle, est celle de l’es­saim­age stratégique. Si les grandes entre­pris­es se con­cen­trent sur leur activ­ité de base, elles lais­sent de côté des pro­jets qui ne les intéressent pas. Beau­coup d’en­tre elles affichent dans leur stratégie la volon­té de val­oris­er à l’ex­térieur les idées de pro­duits qui ne les intéressent pas directe­ment. Seule­ment, dans la pra­tique, les ingénieurs n’ai­ment pas laiss­er par­tir des tech­niques et des savoir-faire qui pour­raient servir un jour, qui font par­tie de leur sub­stance vive, et ils préfèrent — con­sciem­ment ou incon­sciem­ment — les stérilis­er pour qu’elles ne ser­vent à per­son­ne. L’es­saim­age stratégique, mal­gré les bonnes inten­tions, a créé peu d’en­tre­pris­es nouvelles.

La deux­ième voie est celle des lab­o­ra­toires de recherche, qui sont des lieux priv­ilégiés d’émer­gence d’idées nou­velles dans les hautes tech­nolo­gies. L’idée est main­tenant passée auprès des respon­s­ables de ces lab­o­ra­toires, que la val­ori­sa­tion de leurs travaux est une nécessité.

Mais là non plus, les résul­tats ne sont pas au ren­dez-vous. La dis­tance est bien trop grande entre le pro­grès sci­en­tifique réal­isé et un pro­duit com­mer­cial­is­able, et encore plus entre le pro­duit et le besoin du client à satisfaire.

L’i­den­ti­fi­ca­tion des pro­jets dor­mants des entre­pris­es, et des pro­jets émer­gents dans les lab­o­ra­toires, sus­cep­ti­bles de débouchés sur des marchés por­teurs, demande non seule­ment des com­pé­tences tech­niques et du mar­ket­ing, elle exige aus­si l’habi­tude de lut­ter con­tre les freins cul­turels. Les con­sul­tants peu­vent y apporter leur con­tri­bu­tion, en appli­quant leur savoir-faire et leur expérience.

Comment trouver les financements ?

L’ar­gent existe, prêt à s’in­ve­stir. Les mon­tages financiers, asso­ciant des sources de finance­ment publiques et privées, peu­vent faire face à tous les types de situations.

Pour­tant, les ban­ques et les sociétés de cap­i­tal-risque sont hési­tantes à s’en­gager dans le finance­ment d’en­tre­pris­es nou­velles. Elles don­nent l’im­pres­sion d’ac­corder peu de con­fi­ance aux nou­veaux pro­jets qui leur sont con­fiés, et aux hommes qui sont por­teurs de ces pro­jets. Les financiers français seraient-ils plus tim­o­rés que leurs voisins, ou esti­ment-ils que les risques de la créa­tion d’en­tre­prise sont plus impor­tants en France qu’ailleurs ?

De fait, le taux d’échec des entre­pris­es nou­velles est par­ti­c­ulière­ment élevé en France, dans la phase cri­tique des trois pre­mières années où s’ap­pré­cie la via­bil­ité de l’entreprise.

Ce n’est pas seule­ment le pro­jet ini­tial qui intéresse le financier, c’est l’ap­ti­tude des dirigeants à con­duire l’en­tre­prise sur la durée. Or il est rare de trou­ver des hommes capa­bles simul­tané­ment de com­pren­dre tech­nique­ment un pro­jet de haute tech­nolo­gie, d’en appréhen­der la clien­tèle poten­tielle, et de gér­er sur la con­ti­nu­ité l’en­tre­prise cor­re­spon­dante. À chaque fois qu’un accom­pa­g­ne­ment de la nou­velle entre­prise peut être mis en place, sous forme de par­rainage ou de recours à des con­sul­tants, la prob­a­bil­ité de survie augmente.

Dans la recherche du finance­ment, les con­sul­tants peu­vent jouer un rôle impor­tant à trois niveaux.

Le pre­mier niveau est celui de l’es­ti­ma­tion de la rentabil­ité du pro­jet : il s’ag­it de con­stru­ire un “busi­ness plan” crédible.

Le deux­ième niveau est celui du finance­ment pro­pre­ment dit, pour lequel il est générale­ment néces­saire de mobilis­er plusieurs sources, cha­cune appor­tant une sorte de cau­tion aux autres.

Enfin, le troisième niveau est celui de l’ac­com­pa­g­ne­ment, générale­ment indis­pens­able à la survie. Le con­sul­tant retrou­ve là son méti­er le plus habituel d’aide à la ges­tion de l’en­tre­prise, même s’il n’in­ter­vient que de façon ponctuelle et répar­tie dans le temps.

Comment trouver les créateurs d’entreprise ?

Con­traire­ment à ce que l’on croit sou­vent, ce ne sont pas seule­ment les pro­jets et les finance­ments qui man­quent dans la créa­tion d’en­tre­prise. La véri­ta­ble ressource rare, ce sont les hommes réelle­ment for­més au méti­er qu’ils vont avoir à exercer.

Si les États-Unis ont vu émerg­er un Steve Jobs, créa­teur d’Ap­ple et du Mac­in­tosh, un Bill Gates créa­teur de Microsoft, et bien d’autres fon­da­teurs d’en­tre­pris­es high tech, ce n’est pas tant par la haute qual­ité de l’en­seigne­ment dis­pen­sé que par le “bain cul­turel” dans lequel sont plongés ces hommes pen­dant leur péri­ode de formation.

En France, con­statant que les diplômes élevés n’aug­mentent pas la prob­a­bil­ité de réus­site, cer­tains ont été jusqu’à proclamer : “Un entre­pre­neur ne se forme pas”. En creu­sant un peu plus, on peut con­stater que si, effec­tive­ment, le niveau de for­ma­tion ini­tiale joue peu pour créer une entre­prise courante — il n’est pas indis­pens­able d’avoir le bac pour être patron d’un restau­rant qui marche bien -, les entre­pris­es high tech deman­dent un niveau élevé des managers.

Les expéri­ences menées depuis une dizaine d’an­nées par des écoles de com­merce et cer­taines écoles d’ingénieurs mon­trent que, même dans la sit­u­a­tion actuelle, on peut fort bien faire émerg­er des gens qui ont le pro­fil d’en­tre­pre­neurs, et leur incul­quer — par des méth­odes qui rompent avec l’en­seigne­ment tra­di­tion­nel — les con­nais­sances et les com­porte­ments qui les aideront à réus­sir dans leur futur métier.

Aujour­d’hui, on ne peut plus dire que seuls les enfants d’en­tre­pre­neurs devi­en­nent entre­pre­neurs. Mais les ingénieurs et sci­en­tifiques demeurent encore majori­taire­ment à l’é­cart de ce mou­ve­ment. Ils con­tin­u­ent à priv­ilégi­er les for­ma­tions spé­cial­isées qui les con­duiront vers les grands pro­jets et les grandes entre­pris­es… voire vers les grands corps de l’État.

Une révo­lu­tion cul­turelle reste à faire pour qu’une pro­por­tion impor­tante de jeunes ingénieurs et chercheurs quit­tant le sys­tème édu­catif, entrent dans des entre­pris­es nou­velle­ment créées, ou créent eux-mêmes leur pro­pre entreprise.

Le sys­tème édu­catif est con­scient des enjeux, et les propo­si­tions se mul­ti­plient pour met­tre au point des for­ma­tions nou­velles des­tinées à ceux qui veu­lent se lancer dans la créa­tion d’en­tre­pris­es high tech. Ces for­ma­tions com­porteront une forte pro­por­tion de “mise en sit­u­a­tion”, au sein d’en­tre­pris­es exis­tantes, et de sim­u­la­tions ou de jeux d’entreprises.

Les con­sul­tants pour­ront cer­taine­ment par­ticiper à de telles for­ma­tions d’en­tre­pre­neurs, car le corps enseignant s’élargi­ra néces­saire­ment à des pro­fes­sion­nels de la ges­tion des entreprises.

Quelles stratégies collectives pour les projets émergents ?

À beau­coup d’é­gards, la créa­tion d’en­tre­prise est aujour­d’hui en rup­ture par rap­port aux pra­tiques que nous con­nais­sions il y a quelques années encore, et qui imprèg­nent notre incon­scient collectif.

Le créa­teur d’en­tre­prise était quelqu’un qui dis­po­sait d’un peu d’ar­gent, cher­chait une bonne idée pour se met­tre à son compte, trou­vait dans sa famille les appuis néces­saires à son démar­rage, et par­ve­nait à réu­nir les fonds néces­saires au démar­rage grâce à son réseau de rela­tions. La créa­tion d’en­tre­prise était une aven­ture indi­vidu­elle ou familiale.

Aujour­d’hui, l’ini­tia­tive indi­vidu­elle ne suf­fit plus, au moins pour les entre­pris­es à fort con­tenu tech­nologique qui devront con­stituer la base de notre tis­su économique au début du XXIe siè­cle. La créa­tion d’en­tre­prise implique un nom­bre crois­sant de parte­naires, ce qui en fait une aven­ture col­lec­tive, et à ce titre beau­coup plus dif­fi­cile à mener.

Le créa­teur d’en­tre­prise n’est plus seul. Il s’ag­it sou­vent d’une petite équipe alliant les com­pé­tences tech­niques, com­mer­ciales et de ges­tion. Le por­teur d’un pro­jet doit donc d’abord trou­ver un ou plusieurs parte­naires lui appor­tant une complémentarité.

La nou­velle équipe doit ensuite trou­ver l’ensem­ble des parte­naires extérieurs qui par­ticiper­ont à l’aven­ture. Des parte­nar­i­ats sci­en­tifiques ou tech­niques seront indis­pens­ables pour main­tenir la tech­nolo­gie au meilleur niveau.

Des accords avec de grandes entre­pris­es seront par­fois néces­saires pour de nom­breuses actions d’accompagnement.

Les organ­ismes de finance­ment con­stituent un troisième type de parte­naires, qu’il faut bien choisir pour l’ac­com­pa­g­ne­ment des années difficiles.

Enfin les col­lec­tiv­ités ter­ri­to­ri­ales sont de plus en plus par­ties prenantes des créa­tions d’en­tre­pris­es qu’elles peu­vent favoris­er par des mesures favor­ables aux implan­ta­tions : dis­po­si­tions fis­cales par­ti­c­ulières, pépinières d’en­tre­pris­es, finance­ment dans cer­tains cas.

Par cette mul­ti­plic­ité d’in­ter-rela­tions, la créa­tion d’en­tre­prise devient un véri­ta­ble sys­tème com­plexe, qu’il faut gér­er comme tel. La stratégie de créa­tion et de développe­ment devient elle-même com­plexe, car elle doit se dévelop­per sur tous les plans, et tenir compte de la diver­sité des jeux d’acteurs.

Quel rôle pour les consultants ?

La com­plex­ité des sit­u­a­tions, le grand nom­bre d’ac­teurs à fédér­er, l’am­pleur des enjeux dans cer­tains cas sont des fac­teurs favor­ables à l’ex­er­ci­ce des tal­ents de con­sul­tants, mais de nom­breux freins s’op­posent à leur inter­ven­tion selon les con­di­tions habituelles.

Pen­dant la phase de créa­tion de l’en­tre­prise, tout d’abord, il peut arriv­er que le pro­jet et son finance­ment exis­tent avant même que le chef d’en­tre­prise soit claire­ment iden­ti­fié. Le con­sul­tant a bien du mal à inter­venir, alors même que la com­plex­ité du pro­jet peut néces­siter l’ex­is­tence d’un archi­tecte d’ensem­ble, capa­ble d’i­den­ti­fi­er et de fédér­er tous les acteurs. C’est prob­a­ble­ment la rai­son pour laque­lle, jusqu’à présent, le mou­ve­ment asso­ci­atif est beau­coup plus inter­venu, dans cette phase ini­tiale, que les cab­i­nets de con­sul­tants. Pour les pro­jets d’en­ver­gure, il devien­dra de plus en plus néces­saire de prévoir les modal­ités d’in­ter­ven­tions pro­fes­sion­nelles pour faire l’ingénierie du pro­jet. Leur finance­ment devrait, bien enten­du, faire par­tie du “busi­ness plan”.

Ensuite, une fois l’en­tre­prise créée, il devient plus facile de pro­pos­er au chef d’en­tre­prise un appui à sa stratégie, et même au bon fonc­tion­nement de son entre­prise. Mais si l’en­tre­prise a besoin de con­sul­tants pour l’aider à pass­er les caps dif­fi­ciles pen­dant les deux ou trois pre­mières années, elle a rarement les moyens de les pay­er. Il est pour­tant indis­pens­able de pass­er har­monieuse­ment le relais, le cas échéant, entre l’as­so­ci­a­tion inter­v­enue dans la phase ini­tiale, et la société de con­seil qui apportera les moyens tech­niques nécessaires.

Actuelle­ment, la solu­tion qui donne les meilleurs résul­tats est celle du “par­rainage” du nou­veau chef d’en­tre­prise par un patron plus chevron­né. Il est bien évi­dent qu’une telle solu­tion ne peut être que par­tielle : le temps d’un patron est pré­cieux, et l’ac­com­pa­g­ne­ment demande l’ap­pui d’un ou plusieurs pro­fes­sion­nels. Dans cette phase comme dans celle de la créa­tion, les chances de suc­cès seront forte­ment améliorées si l’in­ter­ven­tion de con­sul­tants est prévue dès le départ, et son finance­ment assuré dans le cadre du “busi­ness plan”.

Prévoir dès le départ les inter­ven­tions de pro­fes­sion­nels sera une des con­di­tions de réus­site des pro­jets émer­gents dans le domaine des hautes technologies.

Si le redé­ploiement de notre tis­su économique doit se faire par l’é­clate­ment des struc­tures hyper-con­cen­trées et la créa­tion d’un ensem­ble dif­fus de haut niveau, il est bien clair que tout le monde doit y par­ticiper. Il est dans la nature du méti­er de con­sul­tant d’an­ticiper les muta­tions, et d’être un moteur du change­ment cul­turel. Ce sera un des défis de la pro­fes­sion dans les dix prochaines années.

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