Sécurité routière, une histoire mal connue

Dossier : Sécurité des transportsMagazine N°704 Avril 2015
Par Jean ORSELLI (62)

En France, les divers­es asso­ci­a­tions d’usagers rassem­blent quelque 400 000 à 600 000 auto­mo­bilistes alors qu’aux Pays-Bas on en compte 3,9 mil­lions, aux États-Unis et au Cana­da 45 mil­lions, en Alle­magne 18 mil­lions, au Japon 15 mil­lions, au Roy­aume-Uni 17 mil­lions, etc.

Cette sit­u­a­tion excep­tion­nelle est cer­taine­ment à l’origine de dif­fi­cultés per­sis­tantes pour « penser la sécu­rité routière » en France.

REPÈRES

Selon l’OMS, les accidents de la route sont à l’origine chaque année de 1,3 million de morts et 25 à 50 millions de blessés – dont 90 % dans les pays en voie de développement – et constituent la première cause de décès pour les jeunes de 15 à 29 ans. Avec 24,1 morts pour 100 000 habitants (contre 10,3 en Europe), l’Afrique est le continent le moins sûr.

Hausse du trafic et baisse du risque

Le dia­gramme ci-dessous mon­tre com­ment, de 1960 à 1972, sans mod­i­fi­ca­tion des règles, le risque I(t) a dimin­ué de 31 %.

Et com­ment il con­tin­ua à dimin­uer jusqu’à n’être plus que 5,3 % de son niveau de 1960.

Le dia­gramme suiv­ant illus­tre la légende de l’attribution de la fin de l’augmentation du nom­bre de tués à une prise de con­science col­lec­tive et aux mesures de sécu­rité (loi de 1970 sur le taux d’alcoolémie et lim­i­ta­tion des vitesses) pris­es par Jacques Cha­ban-Del­mas au début des années 1970.

En fait, le nom­bre de tués, résul­tat de la mul­ti­pli­ca­tion de la fonc­tion crois­sante de traf­ic et de la fonc­tion décrois­sante de tués par kilo­mètre par­cou­ru, a con­nu – dans tous les pays dévelop­pés – un max­i­mum parabolique à cette époque.

Le ralen­tisse­ment de la crois­sance du traf­ic dû à la crise pétrolière de 1973 a ren­du plus aigu ce max­i­mum. L’effet des mesures de sécu­rité a rapi­de­ment cul­miné (courbe du bas).

Un des pays les plus sûrs d’Europe

Vers 1985, la Direc­tion de la sécu­rité et de la cir­cu­la­tion routière (DSCR) affichait que la France était un des pays les plus sûrs d’Europe.

Evolution des accidents de trafic routier après 1972 en FrancePuis une poli­tique de respon­s­abil­i­sa­tion des con­duc­teurs aboutit à stig­ma­tis­er la France en dif­fu­sant dans les bilans français (et européens) une « com­para­i­son glob­ale », par pays entiers, des ratios de tués par mil­lion d’habitants. On imag­i­nait que recon­naître la bonne place de la France « démo­tiverait » les conducteurs.

Ain­si, on lit dans le « Bilan 2013 de la Sécu­rité routière » : « Neuf pays européens ont un taux [de tués par habi­tant] inférieur à la France, dont l’Allemagne et le Roy­aume-Uni. » Pour­tant, un fac­teur dis­crim­i­nant évi­dent est la den­sité humaine : le ratio « tués par habi­tant » de nos départe­ments varie de 1 à 5 entre les plus dens­es et les moins denses.

En 2013, la com­para­i­son avec un groupe de régions français­es ayant la même den­sité que le pays con­cerné mon­tre que la France est plus sûre que les Pays-Bas ou l’Allemagne et fait jeu égal avec la Grande-Bretagne.

Une baisse de mortalité qui ralentit

En 2013, il y a eu 3 653 tués pour 3 386 acci­dents mor­tels. Les acci­dents étant par essence mul­ti­causals, il est dif­fi­cile d’en représen­ter sim­ple­ment les causes.

Notons que :

“ La France est plus sûre que les Pays-Bas ou l’Allemagne et fait jeu égal avec la Grande-Bretagne ”
  • 67 % des tués le sont en rase cam­pagne (hors autoroutes) et dans les vil­lages de moins de 2 000 habitants ;
  • 20 % env­i­ron des « con­duc­teurs pré­sumés respon­s­ables d’un acci­dent mor­tel » dépas­saient la lim­ite légale d’alcoolémie ;
  • 36 % des tués le sont dans un acci­dent à un seul véhicule sans piéton ;
  • 24 % des tués le sont dans un acci­dent impli­quant les 4 % de con­duc­teurs ayant un per­mis de moins de deux ans ;
  • 24 % des tués le sont en deux-roues motorisés (2,4 % du trafic) ;
  • 5 % des tués sont des pié­tons dont 41 % ont plus de 75 ans ;
  • 23 % des tués le sont avec un choc avec un obsta­cle de bord de route hors agglomération ;
  • 14 % des tués le sont dans un acci­dent impli­quant un poids lourd (5 % du trafic).

Le troisième dia­gramme retrace l’évolution depuis 1996. La poli­tique de respon­s­abil­i­sa­tion des con­duc­teurs lancée en 1981 et le lax­isme de la répres­sion avaient ralen­ti la baisse du nom­bre de tués vers 1985. Un retour à la répres­sion en 2002 a relancé la baisse de la mor­tal­ité qui a toute­fois ten­dance à ralen­tir depuis 2006, alors que le traf­ic et le parc auto­mo­bile se sta­bilisent depuis 2002.

Une connaissance statistique problématique

Les sta­tis­tiques reposent sur les 57 000 « bul­letins d’analyse des acci­dents cor­porels » (BAAC) rem­plis longtemps après l’accident par un mem­bre d’une des 4 000 cel­lules de police ou de gen­darmerie con­cernées sur la base du procès- ver­bal de con­stat d’accident dressé sur place.

Tués en trafic routier en France de 1996 à 2014Son rédac­teur n’est donc pas un spé­cial­iste comme il l’est aux États-Unis par exem­ple. Cette dis­per­sion pose un prob­lème de qualité.

Seule la sta­tis­tique des tués – suff­isam­ment robuste – per­met de car­ac­téris­er l’évolution de la sécu­rité. Le nom­bre de blessés graves recen­sés selon l’échelle médi­cale Abbre­vi­at­ed Injury Scale pré­con­isée par l’Europe est inconnu.

Le traf­ic, prin­ci­pal fac­teur d’évolution du nom­bre de tués, est con­nu glob­ale­ment grâce à des comp­tages routiers recalés par des enquêtes tous les cinq à sept ans, mais le détail des divers trafics reste très approximatif.

Les organ­ismes et pro­grammes de recherche man­quent cru­elle­ment de moyens.

L’Université a été fer­me­ment tenue à l’écart de ce domaine par l’administration.

Les suites judi­ci­aires sont inex­ploita­bles pour des statistiques.

Complexité des facteurs d’insécurité

Les gains de sécu­rité sur les cinq décen­nies passées sont en grande par­tie dus à trois « mains invis­i­bles » : la baisse du taux d’occupation, la baisse de la pro­por­tion de con­duc­teurs novices et les pro­grès de la médecine.

“ Un retour à la répression en 2002 a relancé la baisse de la mortalité ”

Elles n’ont fait l’objet d’aucune étude offi­cielle car elles sor­taient de la tri­ade com­porte­ment- véhicule-infra­struc­ture et du champ d’action des respon­s­ables de la Sécu­rité routière.

Le taux d’occupation a bais­sé de 2,3 occu­pants par véhicule en 1954 à 1,38 en 2014. Pour un même nom­bre d’accidents, celui des vic­times était donc divisé par 1,7.

L’ancienneté du per­mis est un fac­teur cru­cial de dan­gerosité des con­duc­teurs. En réal­ité, il faut en moyenne douze ans d’apprentissage pour rejoin­dre un palier d’implication dans les acci­dents. Les 24 % de con­duc­teurs ayant un per­mis de moins de deux ans impliqués dans un acci­dent mor­tel ne sont donc qu’une par­tie des « con­duc­teurs novices » présen­tant une sur­dan­gerosité, dont la pro­por­tion a cul­miné vers 70 % en 1960, pour tomber vers 25 % actuellement.

Les pro­grès de la médecine qui ont allongé l’espérance de vie depuis trente ans ont aus­si eu une influ­ence majeure sur le devenir des acci­den­tés et leur mortalité.

Ces trois grands mécan­ismes, ten­dant vers des asymp­totes, seront de moins en moins actifs.

Des voitures plus sûres

Leur amélio­ra­tion a été con­stante en ter­mes de sécu­rité active ou pas­sive. Mais les con­struc­teurs français, pour se pro­téger, ont sou­vent ralen­ti l’adoption de dis­posi­tifs sécuritaires.

Le mod­èle des véhicules acci­den­tés n’est pas réper­torié dans les sta­tis­tiques d’accidents (comme aux États-Unis), les con­struc­teurs français y étant opposés.

La cein­ture de sécu­rité – prin­ci­pale amélio­ra­tion du véhicule – a longtemps été com­bat­tue par le lob­by auto­mo­bile français. Le port du casque sur les deux-roues motorisés a aus­si été longtemps différé.

La boîte de vitesses automa­tique, fac­teur de sécu­rité recon­nu, a été défa­vorisé par l’État (fis­cal­ité, per­mis spé­cial). La recherche sur le véhicule intel­li­gent offre des per­spec­tives encore dif­fi­ciles à cerner.

Un réseau inégalement sûr

Voies urbaines et routes font l’objet d’aménagements sécu­ri­taires par­fois mal conçus.

Les deux-roues motorisés sont responsables de 24 % des tués.
Les deux-roues motorisés sont respon­s­ables de 24 % des tués. © FOTOLIA

L’autoroute et les voies rapi­des assurent env­i­ron 30 % du traf­ic hors aggloméra­tion en étant cinq fois plus sûres que les routes à chaussée unique. Les voies rapi­des urbaines présen­tent un avan­tage analogue.

Les obsta­cles de bord de route inter­vi­en­nent dans 36 % des morts après un choc con­tre eux (dont 23 % en rase cam­pagne). Une poli­tique de traite­ment des obsta­cles, dont les arbres dan­gereux, menée dans les années 1980 et 1990 sur les routes nationales, a lais­sé de côté les réseaux décentralisés.

Les obsta­cles de bord de route ont vu le nom­bre de leurs vic­times dimin­uer avec le meilleur respect des lim­ites de vitesse. Mais la décen­tral­i­sa­tion de la ges­tion des routes de rase cam­pagne reste un obsta­cle à une poli­tique plus volon­tariste dans ce domaine.

Entre responsabilisation et répression

L’excès de vitesse et la con­duite sous l’influence de l’alcool sont les com­porte­ments les plus dan­gereux. Le reste est secondaire.

“ La recherche sur le véhicule intelligent offre des perspectives encore difficiles à cerner ”

En 1970, Jacques Cha­ban-Del­mas crée une mis­sion inter­min­istérielle de la sécu­rité routière, puis nomme un délégué à la sécu­rité routière, Chris­t­ian Geron­deau (57), en 1972. La répres­sion est activée, les vitesses sur routes et autoroutes lim­itées, le sec­ours aux blessés organ­isé, etc.

Mais, dès 1975, les par­lemen­taires com­pliquent les retraits de per­mis dont le nom­bre s’effondre de 63 %, et la répres­sion rechute.

En 1981, une poli­tique de « respon­s­abil­i­sa­tion des con­duc­teurs » crée un sen­ti­ment d’impunité. Les délégués ne maîtrisent plus l’activité des polices et la répres­sion. Le taux de port de la cein­ture baisse d’un tiers entre 1980 et 1985. Le taux de procès-ver­baux pour excès de vitesse en rase cam­pagne chute de 38 % entre 1978 et 1987. Cela aboutit à une qua­si-stag­na­tion du nom­bre des tués de 1992 à 2002.

Le retour à la répres­sion en 2002, avec les radars automa­tiques et la mise en œuvre effec­tive du per­mis à points, divise la mor­tal­ité par deux entre 2002 et 2013.

Inertie administrative

Arbres dangereux au bord de la route
Des arbres dan­gereux sur les réseaux décen­tral­isés.  © FOTOLIA

La répres­sion des excès de vitesse se heur­tait à l’inertie de la gen­darmerie chargée de la rase cam­pagne (72 % des tués en 2013) qui priv­ilé­giait l’interception à l’utilisation du relevé d’infraction par photographie.

En 2000, des équipes spé­cial­isées des CRS, util­isant le relevé pho­tographique, met­taient 15 min­utes par procès-ver­bal, con­tre 1 h 45 pour la police et 2 h 17 pour la gen­darmerie. Le con­traste sur­prenant entre les résul­tats de ces « organ­i­sa­tions » mon­tre que les dirigeants de celles-ci pour­suiv­aient leurs pro­pres poli­tiques en toute indépendance.

L’apprentissage de la con­duite sur le ter­rain est très long. Le dur­cisse­ment de l’examen ne peut guère apporter de solu­tion. Le per­mis pro­ba­toire de 2004 n’a apparem­ment guère amélioré la situation.

La for­ma­tion avec con­duite accom­pa­g­née (pen­dant 3 000 km) est la seule effi­cace : les assureurs le savent bien et accor­dent ain­si une diminu­tion allant jusqu’à 50 % de la sur­prime appliquée aux jeunes con­duc­teurs for­més de manière clas­sique. Elle reste encore trop peu employée (18 % des per­mis délivrés en 2013).

Le per­mis à points, pré­con­isé par un rap­port par­lemen­taire dès 1974, n’est mis en place qu’en 1989 et ne devient réelle­ment opéra­tionnel qu’en 2002 avec la mul­ti­pli­ca­tion du nom­bre de procès-ver­baux dus aux radars automatiques.

Le nom­bre de points retirés est passé de 3,2 à 13,5 mil­lions entre 2000 et 2013. En 2013, on n’a retiré que 85 000 per­mis, mais env­i­ron 20 % des con­duc­teurs sont soumis à chaque moment à la men­ace d’un retrait.

L’alccoolisme peu réprimé

La répres­sion de la con­duite sous l’influence de l’alcool a demandé trente ans et une douzaine de textes pour arriv­er à des procé­dures effi­caces. Mais la per­sis­tance de 29 % de con­duc­teurs impliqués dans un acci­dent mor­tel dépas­sant la lim­ite légale d’alcoolémie (dont deux tiers en sont « pré­sumés respon­s­ables ») mon­tre que le niveau de répres­sion reste très insuffisant.

Les organ­i­sa­tions poli­cières locales déci­dent seules actuelle­ment de l’organisation des con­trôles. La mise en œuvre, avec des agents spé­cial­isés, d’un sys­tème de con­trôle indépen­dant comme pour les excès de vitesse pour­rait con­tribuer à une amélio­ra­tion en la matière.

Surdangerosité des deux-roues et des poids lourds

Les deux-roues motorisés (3,14 mil­lions) sont respon­s­ables de 24 % des tués (648 pour les motos et 167 pour les cyclo­mo­teurs) pour 2,4 % du traf­ic. Le risque du con­duc­teur d’être tué par kilo­mètre est 20 fois celui du con­duc­teur d’une voiture particulière.

“ Environ 20 % des conducteurs sont soumis à chaque moment à la menace d’un retrait ”

Le nom­bre de tués de cette caté­gorie a bais­sé moins vite que celui de l’ensemble de la cir­cu­la­tion. Le taux de port du casque est excel­lent (seule­ment 41 tués non casqués dont 5 passagers).

Les fac­teurs d’amélioration sont dif­fi­ciles à imag­in­er. La diminu­tion de ce mode de trans­port par une prise de con­science de leurs util­isa­teurs paraît la seule voie possible.

Les véhicules lourds sont impliqués dans des acci­dents ayant tué 465 per­son­nes dont 57 dans le véhicule lourd. L’analyse offi­cielle met en rap­port leur part dans la mor­tal­ité (14,2 %) et leur traf­ic (4,8 %), soit un ratio de sur­dan­gerosité de 2,9.

Mais il faudrait exclure les acci­dents à un seul véhicule (33 tués), le poids lourd agis­sant par sa masse dans des col­li­sions. De plus, ils cir­cu­lent sur les voies les plus sûres et aux heures les plus sûres (en semaine, de jour).

Une étude de « débi­ais­age » a mon­tré que leur sur­dan­gerosité par rap­port aux véhicules légers était supérieure à 5.

Des amor­tis­seurs de choc ont été étudiés, mais il reste à les imposer.

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Jean Orsel­li,
L’Analyse sta­tis­tique des vari­a­tions spa­tio-tem­porelles des acci­dents de la route, 2003.
Usages et usagers de la route, mobil­ité et acci­dents, La Doc­u­men­ta­tion française.
Usages et usagers de la route, 1860–2010, L’Harmattan, 2011.

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