L’europe de l’“Erika” au “Costa Concordia”

Dossier : Sécurité des transportsMagazine N°704 Avril 2015
Par Régine BRÉHIER (79)
Par Damien CHEVALLIER

À l’heure de la genèse du mod­èle européen, la seule approche est économique. Le trans­port mar­itime inter­na­tion­al est un sys­tème mon­di­al­isé depuis toujours.

“ Il faut attendre les années 1990 pour que l’Europe s’engage dans la sécurité maritime ”

Pour quelle rai­son le Vieux Con­ti­nent devrait-il régle­menter régionale­ment un mod­èle totale­ment mon­di­al­isé ? La sécu­rité mar­itime ou la préven­tion de la pol­lu­tion relèvent de l’unique com­pé­tence des États.

Il faut atten­dre les années 1990 pour que l’Europe s’engage dans la sécu­rité mar­itime. Les marées noires qui touchent péri­odique­ment le con­ti­nent démon­trent la faib­lesse de cer­tains États européens à exercer le con­trôle des navires.

En 1994 et 1995 sont adop­tées les pre­mières direc­tives visant à har­monis­er les pra­tiques des États membres.

REPÈRES

Cent ans après le Titanic, on ne peut que constater les progrès considérables qui ont été accomplis en matière de sécurité maritime dans le cadre des instances internationales, et tout particulièrement de l’Organisation maritime internationale (OMI).
Cependant, la catastrophe de l’Erika met en évidence qu’une convention internationale n’a de pertinence que si celle-ci dispose d’un régime d’application contraignant pour les différents acteurs. Cette catastrophe devient l’étincelle d’une politique européenne de sécurité maritime.
Mais, quinze ans après, l’Europe a‑t-elle su trouver sa place en tant qu’instance régionale dans un modèle mondial ? Quel bilan et quel avenir à l’heure de l’analyse d’un nouveau drame, celui du Costa Concordia ?

Les failles d’un système mondial

Les pre­miers textes com­mu­nau­taires révè­lent les faib­less­es du mod­èle de l’Organisation mar­itime inter­na­tionale (OMI). Le mod­èle mar­itime repose sur le principe de respon­s­abil­ité de l’État du pavil­lon, garant du con­trôle et de la cer­ti­fi­ca­tion du navire vis-à-vis des règles inter­na­tionales en matière de sauve­g­arde de la vie humaine en mer et de préven­tion de la pollution.

“ L’Erika est emblématique de toutes les faiblesses du régime de responsabilités dans le secteur maritime ”

Le lax­isme de cer­tains États per­met de voir nav­iguer sur les routes mar­itimes mon­di­ales des navires sous normes. Ces États, rapi­de­ment bap­tisés « pavil­lons de com­plai­sance », jouent sur l’attractivité de leur pavil­lon via des régimes fis­caux « opti­misés », des for­mal­ités admin­is­tra­tives qua­si inex­is­tantes et des con­trôles de sécu­rité con­fiés à des sociétés peu regardantes.

Une pre­mière bar­rière, le pavil­lon, présente une faille majeure. Une sec­onde bar­rière doit pren­dre le relais : le con­trôle par l’État du port.

Une arme efficace mais limitée

APRÈS L’« ERIKA »

Les États européens ont désormais l’obligation d’inspecter les navires présentant un risque élevé en matière de sécurité maritime, et de procéder à des inspections renforcées. Certains navires peuvent être bannis des eaux européennes. La Commission européenne publiera tous les six mois une liste noire.
La Commission se réserve le droit de suspendre ou de retirer l’agrément de sociétés qui ne satisfont plus aux critères de la directive.
Enfin, l’Europe doit anticiper un programme de remplacement de pétroliers à simple coque par des pétroliers à double coque. À compter du 22 octobre 2003, le règlement (CE) n° 417/2002 modifié interdit aux États membres d’accueillir dans leurs ports ou terminaux en mer des pétroliers à simple coque de plus de 600 tonnes de port en lourd transportant des hydrocarbures lourds.

Le con­trôle par l’État du port per­met à un État de s’assurer de la con­for­mité aux con­ven­tions inter­na­tionales des navires étrangers faisant escale dans ses ports.

Une non-con­for­mité impor­tante peut men­er à la déten­tion du navire jusqu’à sa remise en con­for­mité. Si l’arme est effi­cace, sa portée a cepen­dant des limites.

Les exemp­tions et déro­ga­tions accordées par le pavil­lon ou la société de clas­si­fi­ca­tion peu­vent dif­fi­cile­ment être remis­es en cause. D’autre part, le con­trôle ne peut retarder indû­ment le navire. L’efficacité du con­trôle par l’État du port repose sur la rigueur de ces con­trôles à réalis­er dans des temps très courts, mais aus­si sur la péri­od­ic­ité de ces contrôles.

En effet, le mécan­isme n’est dis­suasif que si le navire ciblé est sus­cep­ti­ble de faire l’objet de con­trôles répéti­tifs et contraignants.

Dans les années 1990, mal­gré les coor­di­na­tions volon­taires régionales (en Europe et dans le Paci­fique), tous les États n’assurent pas le même niveau de con­trôles, les navires passent à tra­vers les mailles du filet.

Une marée noire pour une politique européenne

L’accident du pétroli­er Eri­ka le 11 décem­bre 1999, qui crée une pol­lu­tion majeure des côtes français­es, mar­que le point de départ d’une poli­tique européenne volon­tariste en matière de sécu­rité maritime.

Ce pétroli­er est emblé­ma­tique de toutes les faib­less­es du régime de respon­s­abil­ités dans le secteur mar­itime : il porte le pavil­lon mal­tais, est suivi par une société de clas­si­fi­ca­tion ital­i­enne, le Rina, est affrété par une com­pag­nie pétrolière française, Total, et a fait l’objet de dif­férents con­trôles par l’État du port en Europe.

Mal­gré tous ces con­trôles, il se brise dans la tempête.

Un constat simple

L’accident du Cos­ta Con­cor­dia a mon­tré que les com­porte­ments humains devaient être maîtrisés.  © REUTERS

Le con­stat européen est alors sim­ple. Les pétroliers à sim­ple coque comme l’Eri­ka, l’Amo­co Cadiz ou l’Exxon Valdez présen­tent un risque majeur vis-à-vis de la pro­tec­tion du milieu marin. En effet, une sim­ple tôle sépare le milieu marin de la cargaison.

Le moin­dre inci­dent sur la struc­ture du navire peut con­duire à la marée noire. Les sociétés de clas­si­fi­ca­tion doivent faire l’objet de con­trôles renforcés.

Ces sociétés agis­sent au nom d’États pour cer­ti­fi­er des navires, mais dis­posent d’une rela­tion com­mer­ciale avec l’armateur ou le chantier. Le niveau de cer­ti­fi­ca­tion est très iné­gal. Le con­trôle des navires étrangers par l’État du port doit être ren­for­cé et har­mon­isé. Les navires entrant dans les eaux com­mu­nau­taires ne doivent plus pou­voir pass­er entre les mailles du filet.

Les États du pavil­lon doivent être respon­s­abil­isés et dis­pos­er de moyens suff­isants pour assur­er sinon la cer­ti­fi­ca­tion des navires du moins le con­trôle des organ­ismes certificateurs.

Une efficacité régionale

La poli­tique de sécu­rité mar­itime européenne se con­cen­tre dès lors sur la méthode d’application des mesures de l’OMI, et dans cer­tains cas en allant au-delà des exi­gences de celle-ci.

Ain­si, le pre­mier paquet lég­is­latif est la con­séquence directe des con­clu­sions de l’accident de l’Eri­ka.

Les outils d’une politique de sécurité maritime

Une sec­onde phase affirme le souhait de l’institution com­mu­nau­taire de dis­pos­er d’une poli­tique en matière de sécu­rité mar­itime et de s’en don­ner les moyens.

RENFORCER LA SURVEILLANCE DU TRAFIC

Une mesure significative vise à renforcer la surveillance du trafic dans les eaux européennes et répondre à la problématique des lieux de refuge.
Celle-ci impose un renforcement des procédures de surveillance de la navigation par l’exploitation des comptes rendus des navires, la surveillance des systèmes d’organisation du trafic, la mise en œuvre des systèmes de trafic maritime, l’équipement et le fonctionnement des centres de surveillance côtiers.
Ces mesures sont complétées par des obligations techniques pour les navires, déjà prévues par l’OMI mais anticipées et étendues par la directive européenne (transpondeur AIS, boîte noire VDR).

L’élément sig­ni­fi­catif est la créa­tion de l’Agence européenne de sécu­rité mar­itime (AESM) par l’adoption du règle­ment du 27 juin 2002. L’Agence a deux prin­ci­pales missions.

La pre­mière, en lien direct avec l’accident de l’Eri­ka, est de met­tre à dis­po­si­tion des États mem­bres des moyens effi­caces de lutte con­tre les pol­lu­tions. Ain­si, l’Agence affrète des navires équipés de moyens de lutte et assure leur mise à dis­po­si­tion des États mem­bres deman­deurs en cas de pollution.

La sec­onde en fait le bras armé de la Com­mis­sion en matière d’expertise mar­itime. Elle lui four­nit des avis sci­en­tifiques et tech­niques en matière de sécu­rité mar­itime et de préven­tion de la pol­lu­tion, afin de l’assister dans l’élaboration de la lég­is­la­tion, le con­trôle de sa mise en œuvre par les États mem­bres, et dans l’évaluation de l’efficacité des mesures en vigueur.

Le pavillon

Pour com­pren­dre les nou­veautés de cette régle­men­ta­tion, il faut s’intéresser à la direc­tive 2009/21/CE, que l’on peut présen­ter comme la direc­tive du « pavillon ».

“ L’Agence européenne de sécurité maritime est créée par le règlement du 27 juin 2002 ”

Il est assez révéla­teur de ne légifér­er sur l’organisation du pavil­lon que lors de ce troisième paquet, alors que les principes de l’OMI reposent en pre­mier lieu sur la cer­ti­fi­ca­tion du navire par l’État du pavil­lon. L’Europe sem­ble pren­dre con­science tar­di­ve­ment de la faib­lesse de ce maillon.

Cette direc­tive, d’ambition mod­este, se lim­ite à rap­pel­er aux États leurs oblig­a­tions au regard des con­ven­tions inter­na­tionales. Elle struc­ture cette activ­ité en leur imposant une cer­ti­fi­ca­tion qual­ité de type ISO 9001.

Des résultats positifs

QUELQUES CHIFFRES

La sécurité de la navigation en France, ce sont 7 centres régionaux opérationnels de surveillance et de sauvetage, 300 agents sous statut civil ou militaire, 10 000 opérations de sauvetage par an et 300 000 mouvements de navires par an (près d’un tiers du trafic maritime mondial).
Pour les phares et balises, on compte 750 agents dont 280 marins, 6 200 éléments de signalisation maritime, 135 phares, et 37 navires.
Le contrôle de la sécurité des navires, réparti sur 16 centres de sécurité des navires, emploie 200 inspecteurs de la sécurité des navires et vérifie 3 200 navires professionnels dont 200 navires internationaux, 9 300 navires de pêche et aquacoles et 860 000 bateaux de plaisance.

À l’heure du bilan, la pre­mière inter­ro­ga­tion porte sur le fait de savoir si notre lit­toral demeure exposé à des cat­a­stro­phes majeures. En matière d’accidentologie, la sur­ve­nance d’un acci­dent restant tou­jours pos­si­ble, on ne peut donc pas se lim­iter à la seule analyse probabiliste.

Une rapi­de analyse sta­tis­tique per­met cepen­dant de con­stater que l’Europe ne con­naît plus actuelle­ment la même fréquence de marées noires que dans les années 1970- 1990. Le niveau de risque paraît donc plus faible.

Les Eri­ka, Amo­co Cadiz, Exxon Valdez, pétroliers à sim­ple coque, n’ont plus accès aux eaux communautaires.

Si cette mesure a enfin été adop­tée par l’OMI, c’est bien grâce au cal­en­dri­er accéléré porté par l’Europe et les États-Unis. Ces navires ont très rapi­de­ment dis­paru du paysage mar­itime européen.

Cepen­dant, l’interdiction de pétroliers à sim­ple coque ne saurait être effi­cace sans un régime de con­trôle et de sanc­tions dis­sua­sives. Il s’agit bien là du con­stat des faib­less­es du sys­tème de l’OMI qui ne repose que sur la seule respon­s­abil­ité des acteurs éta­tiques et privés, sans prévoir de sanction.

“ 100 % des navires pénétrant dans les eaux communautaires sont contrôlés au moins une fois ”

Com­ment la France pour­rait-elle s’assurer seule que les 600 navires quo­ti­di­ens tran­si­tant en Manche respectent un niveau de sécu­rité suff­isant ? Auri­ons-nous eu les moyens de dévelop­per seuls une organ­i­sa­tion en matière de con­trôle des navires étrangers ? L’Europe a su indé­ni­able­ment organ­is­er et struc­tur­er le con­trôle par l’État du port.

Grâce à des sys­tèmes d’information puis­sants, il n’est plus pos­si­ble aujourd’hui de pass­er à tra­vers les mailles du filet. À ce jour 100 % des navires péné­trant dans les eaux com­mu­nau­taires sont con­trôlés au moins une fois.

Les navires se voient noti­fi­er des défi­ciences à rec­ti­fi­er avant le prochain con­trôle. En cas d’écart majeur, la sanc­tion de la déten­tion est lourde finan­cière­ment du fait des pertes d’exploitation induites. Et les navires les plus dan­gereux sont ban­nis des eaux européennes.

Dans ce domaine, l’Europe a su gom­mer les dif­férences de traite­ment exis­tant en son sein.

Contrôler le controleur

Dans le cas bien pré­cis de l’Eri­ka, le rôle de la société de clas­si­fi­ca­tion ayant délivré les cer­ti­fi­cats inter­na­tionaux au nom du pavil­lon a été large­ment critiqué.

Le Costa Concordia.
Le Cos­ta Con­cor­dia. © REUTERS

Force est de con­stater que les admin­is­tra­tions ont très large­ment délégué leurs prérog­a­tives à ces sociétés.

Par le biais de l’Agence européenne de sécu­rité mar­itime, la Com­mis­sion assure désor­mais un con­trôle poussé de ces organ­ismes qui doivent dis­pos­er désor­mais d’un agré­ment européen pour exercer leurs activ­ités auprès des pavil­lons européens.

De plus, chaque État mem­bre peut habiliter cer­taines sociétés tout en exerçant égale­ment des vis­ites péri­odiques de ses navires.

L’OMI ne ver­ra quant à elle entr­er en vigueur son code relatif au con­trôle des sociétés de clas­si­fi­ca­tion, et donc l’obligation de con­trôle des sociétés de clas­si­fi­ca­tion par les États du pavil­lon, qu’à l’horizon 2016.

PRENDRE EN COMPTE LE FACTEUR HUMAIN

Aujourd’hui, il apparaît qu’en matière de normes techniques de sécurité, et plus particulièrement pour ce qui concerne les navires à passagers, on ait atteint un seuil où il devient difficile de progresser. Ainsi, l’adoption en 2010 du nouveau concept de safe return to port consacre désormais la redondance des équipements essentiels à bord des navires à passagers neufs.
Par ailleurs, l’analyse des accidents de mer démontre qu’une large majorité des événements a pour point de départ une erreur humaine. Aussi est-il évident que le facteur humain devra trouver une place prioritaire dans la gestion de la sécurité des navires. Contrairement à l’aérien ce facteur n’a pas vraiment été intégré dans la démarche de gestion de la sécurité maritime.
Certes, depuis l’accident dramatique du ferry Estonia en 1994, un code obligatoire de management et de gestion de la sécurité a été imposé pour les compagnies de navigation et leurs navires. Par ailleurs, sur le plan international, les exigences de formation des marins se sont renforcées et le principe de la revalidation quinquennale des brevets et des certificats est désormais acquis. Néanmoins, l’accident du Costa Concordia a démontré que les comportements humains et les processus de décision devaient être maîtrisés.
La notion de bridge management fait son apparition, mais elle reste isolée sans connaître encore de véritable impulsion au niveau de la réglementation. Ce retard peut s’expliquer par l’absence d’une « culture du risque » dans la navigation maritime. Cette culture est d’abord en partie une affaire d’éducation à partir d’un socle de valeurs communes partagées par les équipages. Dans ce domaine, il reste beaucoup de chemin à parcourir et d’obstacles à franchir, d’autant que la plurinationalité des équipages reste la règle.
Le premier obstacle, et non le moindre, est celui de l’harmonisation sociale des conditions d’emploi et de travail des équipages entre tous les pavillons. Au niveau européen, la France s’emploie activement pour qu’on accorde une priorité dans ce domaine, mais force est de constater qu’elle reste plutôt isolée et qu’aucune dynamique politique n’a pu être enclenchée à ce jour.

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