Pompiers sur le site du crash du Concorde

La pénalisation des accidents en France

Dossier : Sécurité des transportsMagazine N°704 Avril 2015
Par Daniel SOULEZ-LARIVIERE

Les caus­es de l’inflation pénale française sont pro­fondes et loin­taines, mais l’accélération en est rel­a­tive­ment récente puisqu’elle date des années 1980.

“ L’accident qui arrive ne peut être causé que par le mal qui résulte évidemment d’un acte immoral ”

La cause plus com­plexe réside sans doute dans la cul­ture d’un vieux pays catholique. Lorsque l’accident arrive, il ne peut être causé que par le mal qui résulte évidem­ment d’un acte immoral.

Et celui-ci, même s’il est involon­taire, s’apparente à une sorte de « péché » objec­tif. On ne retrou­ve pas du tout cette atti­tude dans les pays protes­tants, par exem­ple en Allemagne.

REPÈRES

La pénalisation des accidents a débuté par l’affaire du Cinq-Sept, une boîte de nuit inaugurée en avril 1970 à Saint- Laurent-du-Pont, et dont l’incendie en octobre de la même année fit 146 morts. Le maire fut condamné à une peine de prison avec sursis.
Plus de quarante ans après, une inondation à La Faute-sur- Mer faisait 29 morts et aboutissait à une décision de condamnation du maire de la commune à quatre ans de prison ferme, faisant actuellement l’objet d’un appel.
Entre ces deux dates repères, les catastrophes de Furiani, des thermes de Barbotan, de l’Erika, d’AZF, du mont Sainte-Odile, du Concorde et du Rio-Paris, ont toutes donné lieu à des informations pénales.

Des causes culturelles

Ce réflexe qui amène la vic­time, même si elle a été indem­nisée, à devoir tou­jours soutenir l’action publique dans une action dite « vin­dica­tive » trou­ve sa source dans la cul­ture française.

Même en Ital­ie, ce n’est pas pos­si­ble : dès lors que la vic­time est indem­nisée, les portes du procès lui sont fermées.

Cela témoigne d’un rap­port par­ti­c­uli­er des Français à la mort qui, con­traire­ment aux idées reçues, ne facilite guère le tra­vail de deuil. Celui-ci, dans toutes les cul­tures et toutes les reli­gions, obéit à une rit­u­al­i­sa­tion tem­porelle stricte et à court terme dans l’intérêt du survivant.

Ce n’est pas sept, dix ou quinze ans après la dis­pari­tion d’un être cher que l’on peut com­mencer à faire un deuil.

Des procureurs privés

Sur le plan tech­nique, cette sit­u­a­tion trou­ve son orig­ine loin­taine notam­ment dans l’unité de la faute civile et pénale depuis un arrêt de 1912 de la Cour de cas­sa­tion et dans l’existence de la par­tie civile.

TOURNER LA PAGE

Dix après le crash du Concorde à Gonesse, en 2000, le ministère de la Justice avait fait construire pour l’audience publique, à Pontoise, une salle prolongeant la cour d’assises pour accueillir les familles allemandes qui constituaient la majeure partie des victimes et prévu des interprètes pour la traduction simultanée des débats. Mais il n’y avait pas d’Allemands.
Et, au journaliste de la BBC qui lui demandait s’il était satisfait de voir enfin cette affaire venir à l’audience, l’avocat des familles répondit en substance : « Non, mes clients ne sont pas satisfaits. Ils ont été correctement et rapidement indemnisés et la page est tournée pour eux. Ils n’ont nulle envie de la voir rouvrir. »

Celle-ci, incon­nue dans les pays anglo-sax­ons et diverse­ment val­orisée dans l’Union européenne, peut, en France, depuis 1906, déclencher une infor­ma­tion pénale con­tre l’avis du Parquet.

C’est ain­si que nous en arrivons à avoir en fait deux types de pro­cureurs. Le pro­cureur d’État, appelé pro­cureur de la République, et des pro­cureurs privés, les avo­cats des par­ties civiles.

À par­tir du moment où la gâchette pénale est mise entre les mains des vic­times, il est évi­dent que le tir est beau­coup plus fréquent et même qua­si automatique.

Le passage à un état de justice

À ces caus­es cul­turelles et tech­niques s’ajoutent des élé­ments poli­tiques. La méfi­ance envers l’autorité admin­is­tra­tive et les élus est dev­enue sys­té­ma­tique et, à par­tir des années 1980, élus, maires, préfets et « décideurs publics » ont com­mencé à être mis en cause. Un mou­ve­ment poli­tique de fond s’est créé.

La France est passée pro­gres­sive­ment d’un État de finances et de police exis­tant depuis le XVIIe siè­cle à un État de jus­tice. Le juge a recon­quis sa place.

“ Quand la gâchette pénale est entre les mains des victimes, le tir est beaucoup plus fréquent ”

Finie l’extraterritorialité de domaines trop sérieux (la poli­tique) ou trop ludiques (le sport) ou encore trop impor­tants économique­ment (l’activité des entreprises).

En 1976, la mise en déten­tion pro­vi­soire pour acci­dent du tra­vail de Jean Chapron, patron des Huiles et Goudrons dérivés, par le juge Patrice de Charette a créé un énorme scan­dale mais a mar­qué le début de la recon­quête par les juges d’un ter­ri­toire. La mon­tée en puis­sance du juge est venue avec celle du droit, elle-même liée à la diminu­tion du pou­voir régu­la­teur de l’administration.

Si, jusqu’en 1988, le Bureau enquêtes acci­dents et la DGAC fai­saient ce qu’ils pen­saient lors des acci­dents pour, par exem­ple, recueil­lir les boîtes noires, les choses se sont gâtées à par­tir de 1988, date du crash d’Habsheim. On ne fait plus autant con­fi­ance à l’administration.

Et, à l’époque, il a même été soutenu bête­ment et de façon diffam­a­toire et recon­nue comme telle y com­pris par la Cour de cas­sa­tion, que l’administration française avait trafiqué les boîtes noires dans le but de « sauver le trust militaro-industriel-franco-germanique ».

Fan­tasme bien en phase avec le sen­ti­ment de l’époque qui voy­ait, faute de con­fi­ance dans les insti­tu­tions, la jus­tice éten­dre son ter­ri­toire tous azimuts, jusqu’au finance­ment des par­tis poli­tiques, aux pour­suites con­tre les élus et celles des maires et même des préfets sur le plan des infrac­tions involontaires.

Faute caractérisée

L’extension de ter­ri­toire de la jus­tice, facil­itée par la spé­ci­ficité française qu’est l’étendue de l’infraction involon­taire et la présence des par­ties civiles, a fini par faire peur aux « décideurs publics ».

LA LOI CONTOURNÉE

La Chambre criminelle de la Cour de cassation (très répressive) est arrivée à juger que, si les règles de prudence et de sécurité prévues par la loi et le règlement n’étaient pas applicables, une faute caractérisée pouvait exister pour ne pas avoir respecté spontanément les dispositions inapplicables de la loi.

C’est ce qui a jus­ti­fié une réflex­ion qui a abouti à la loi du séna­teur Fau­chon. Celui-ci est arrivé avec une idée for­mi­da­ble dis­ant en sub­stance : puisque la loi actuelle sur les infrac­tions involon­taires est stu­pide, n’essayons pas de la ren­dre intel­li­gente seule­ment pour quelques-uns mais pour tout le monde.

La pre­mière ver­sion, le texte du 10 juil­let 2000, tradui­sait l’idée de trans­former les infrac­tions involon­taires en infrac­tions volon­taires de vio­la­tion d’une oblig­a­tion de pru­dence ou de sécu­rité prévue par la loi ou le règle­ment (au sens constitutionnel).

Devant les protes­ta­tions majeures des syn­di­cats et des asso­ci­a­tions de vic­times, il a été rajouté, dans l’improvisation au dernier moment pour sauver le texte, l’existence d’une « faute car­ac­térisée » qui avait l’avantage de sat­is­faire tout le monde parce que son con­tour n’était pas défini.

Ce fut la loi du 10 juil­let 2000, et son appli­ca­tion qui a un peu restreint l’assiette des infrac­tions involon­taires depuis main­tenant quinze ans.

Une situation floue

Pom­piers sur le site du crash du Con­corde (26 juil­let 2000). © REUTERS

Actuelle­ment, rien n’est arrêté. Le rétré­cisse­ment du champ de l’infraction involon­taire est tou­jours soumis à la bonne volon­té des tri­bunaux, en fonc­tion des cas par rap­port à la faute car­ac­térisée qui n’est pas tou­jours la même selon qu’il s’agisse d’un acci­dent du tra­vail ou d’une autre matière, ou que l’on soit chef d’une PME ou d’une grande entre­prise, ou sim­ple individu.

L’opinion publique trans­forme les affaires de cat­a­stro­phes en nou­velles affaires poli­tiques car, si le juge n’est plus dépen­dant du poli­tique, il doit résis­ter aujourd’hui à l’opinion publique, ce qui n’est pas mieux ni plus facile. Et rien ne peut dire de quoi sera fait l’avenir.

Il est cepen­dant néces­saire de soulign­er le fait que, si l’inflation pénale en matière d’accidents peut avoir un pou­voir dis­suasif, d’autres effets (ceux-là per­vers) existent.

C’est ain­si qu’une grande par­tie de l’activité indus­trielle ou de trans­port repose sur le retour d’expérience. Il est évi­dent que la pénal­i­sa­tion de tout n’incite pas les indi­vidus et les per­son­nes morales à s’autodénoncer ou à dénon­cer les défauts qu’ils ont pu con­stater dans un fonc­tion­nement humain ou matériel, puisqu’à la sor­tie, s’il y a un pépin, le rap­port d’incident dans lequel ils auront recon­nu, eux-mêmes et par écrit, les insuff­i­sances humaines ou mécaniques sur­v­enues sera con­sid­éré comme une sorte d’aveu anticipé.

Le progrès en cause

“ La pénalisation de tout n’incite pas les individus et les personnes morales à s’autodénoncer ”

C’est là où l’inflation pénale ne fonc­tionne pas dans le sens du pro­grès de la sécurité.

Le règle­ment européen d’octobre 2010, qui l’a bien vu, a du reste instal­lé dans l’aéronautique un sys­tème qui donne la pri­mauté à l’enquête de sécu­rité sur l’enquête pénale, et prévoit des arbi­trages sur la con­fi­den­tial­ité des don­nées décou­vertes par l’enquête de sécu­rité sur les caus­es de l’accident.

L’hôtel atteint par le crash du Concorde, à Gonesse
L’hôtel atteint par le crash du Con­corde, à Gonesse. © REUTERS

Ce règle­ment s’imprègne explicite­ment de la just cul­ture par oppo­si­tion à la blame cul­ture. Ce qui con­siste à ne retenir une respon­s­abil­ité pénale que dans les cas de grav­ité qui sont proches de la faute intentionnelle.

Tel est le sys­tème dans lequel nous nous trou­vons aujourd’hui, à la croisée des chemins, avec une volon­té nationale sem­ble-t-il de plus en plus répressive.

Mais, en même temps, on observe une ori­en­ta­tion européenne ten­dant à con­tenir ces évo­lu­tions vers une pénal­i­sa­tion aggravée et général­isée, qui sont le fait essen­tielle­ment de la France et de l’Italie

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