Quand le juge consulaire fait appel à l’expert judiciaire

Dossier : L'ExpertiseMagazine N°695 Mai 2014
Par Jean-Jacques DOYEN

Le choix de l’expert judi­ci­aire pour une affaire est pro­posé par le délégué général aux mesures d’instruction. Sa nom­i­na­tion est soit ordon­née en référé, soit décidée dans le cadre d’un juge­ment au fond avant dire droit, soit ordon­née par un juge con­sulaire dit « juge-com­mis­saire » dans le cadre des procé­dures de préven­tion des dif­fi­cultés des entreprises.

Nous nous lim­iterons aux deux pre­miers cas, qui sont les plus nombreux.

REPÈRES

Le juge consulaire, bénévole au service du ministère de la Justice, traite principalement de deux aspects de la vie des entreprises : les litiges entre commerçants, à l’exception de la propriété intellectuelle, et la problématique des entreprises en difficulté. Les candidats à cette fonction sont majoritairement des dirigeants de petites et moyennes entreprises, ou des cadres dirigeants opérationnels ou fonctionnels de grands groupes.
Après sélection, le candidat est élu une première fois juge consulaire pour deux ans. Il peut être réélu trois autres fois pour une période de quatre ans ce qui fait qu’il est au maximum en exercice pendant quatorze ans. D’un système uniquement électif au début des années 2000, le processus s’est beaucoup professionnalisé.
Le futur juge doit suivre une formation organisée par l’École nationale de la magistrature et le tribunal. Celle-ci est sanctionnée par un examen qu’il doit réussir. Au cours de ses quatorze ans de judicature, le juge complète chaque année sa formation.

La nomination de l’expert

En référé, le ou les deman­deurs d’expertise invo­quent l’article 145 du Code de procé­dure civile : « S’il existe un motif légitime de con­serv­er ou d’établir avant tout procès la preuve de faits dont pour­rait dépen­dre la solu­tion d’un lit­ige, les mesures d’instruction légale­ment admis­si­bles peu­vent être ordon­nées à la demande de tout intéressé sur requête ou en référé. »

Au fond, le juge s’appuie sur l’article 232 du Code de procé­dure civile : « Le juge peut com­met­tre tout tech­ni­cien de son choix pour l’éclairer par des con­stata­tions, par une con­sul­ta­tion ou par une exper­tise sur une ques­tion de fait qui requiert les lumières du technicien. »

Des préjudices importants

Le juge peut commettre tout technicien de son choix pour l’éclairer

Au début des années 2000, Paris ordon­nait de 500 à 600 exper­tis­es par an. Ce nom­bre n’a fait que baiss­er pour se sta­bilis­er autour de 200. Il faut not­er que beau­coup d’expertises s’arrêtaient rapi­de­ment, la par­tie deman­der­esse s’apercevant qu’elle n’avait pas les moyens ou que le niveau du préju­dice était faible par rap­port au coût de l’expertise.

En revanche, les exper­tis­es sont de plus en plus com­plex­es et sont motivées par des préju­dices allégués impor­tants. Désor­mais, la plu­part des con­trats prévoient le traite­ment ami­able des lit­iges avant de faire appel à la justice.

Le juge a un rôle de con­cil­i­a­teur et con­seille aux par­ties de s’arranger. Ce n’est que quand cela n’est plus pos­si­ble que l’expertise est ordon­née. Les désor­dres, objets de ces lit­iges, provi­en­nent soit de l’imbrication des tech­nolo­gies employées, des per­for­mances de plus en plus poussées demandées aux pro­duits, des con­traintes régle­men­taires, soit du car­ac­tère très pointu et nou­veau de la technologie.

Un défaut dans un pro­duit, même sec­ondaire, dans le monde du nucléaire, de la phar­ma­cie peut entraîn­er des préju­dices très impor­tants. Le solaire, l’éolien sont déjà objets de lit­iges, sans oubli­er d’évoquer la microélec­tron­ique des pro­duits de grande consommation.

Ces exper­tis­es sup­posent de faire appel soit à des général­istes très expéri­men­tés, soit à des jeunes pro­fes­sion­nels très poin­tus, soit à la com­bi­nai­son des deux. L’article 278 du Code de procé­dure civile dit : « L’expert peut pren­dre l’initiative de recueil­lir l’avis d’un autre tech­ni­cien mais seule­ment dans une spé­cial­ité dif­férente de la sienne. »

Nous sommes oblig­és, du fait de leur nom­bre lim­ité, de nom­mer les mêmes experts qui sont sur­chargés. Les exper­tis­es durent alors trop longtemps, ternissant l’image de la justice.

L’expert judiciaire

L’expert judiciaire doit être inscrit dans une ou plusieurs spécialités auprès d’une cour d’appel. Il existe huit branches :
A – agriculture, agroalimentaire, animaux, forêts ;
B – arts, culture, communication et médias, sport ;
C – bâtiment, travaux publics, gestion immobilière ;
D – économie et finances ;
E – industries ;
F – santé ;
G – médecine légale, criminalistique et sciences criminelles ;
H – interprétariat, traduction.
Elles sont divisées en rubriques, elles-mêmes composées de spécialités.
Dans certaines spécialités, l’inscription devient un véritable concours car il y a abondance d’experts. Pratiquement, la cour d’appel de Paris n’a pas inscrit en 2013 de nouveaux experts dans certaines spécialités de la branche D. En revanche, elle manque de demandes d’inscription dans les domaines techniques.
Après son inscription dans une cour d’appel, l’expert devient membre d’une compagnie d’experts qui le forme à l’expertise judiciaire. On attend de l’expert qu’il soit capable de gérer techniquement l’expertise mais aussi et surtout qu’il soit capable de gérer les relations avec les parties. Il ne peut donc pas être seulement un pur technicien.

La vie d’une expertise

La déci­sion d’expertise con­siste, en respec­tant le con­tra­dic­toire, à nom­mer un expert et à décider d’une mis­sion, des pré­cau­tions à pren­dre en compte par l’expert, du mon­tant de la consigna­tion ini­tiale à vers­er au greffe par une ou plusieurs par­ties et d’un délai ini­tial pour la remise du rapport.

Quelques chiffres

Dix pour cent des expertises qui se sont terminées en 2013 ont coûté plus de 75 000 euros et sont des expertises techniques. La durée moyenne des expertises est de plus de dix-neuf mois. En 2013, le tribunal de commerce de Paris a ordonné 117 expertises en référé et 68 au fond ; 153 experts ont été nommés ; les juges contrôleurs ont tenu 73 audiences et rendus 1121 ordonnances.
Trente pour cent de ces expertises sont des expertises techniques dans la branche C et 30% également concernent la branche E. C’est dire l’importance pour le tribunal de commerce de Paris des experts judiciaires ingénieurs.

Le dossier est ensuite trans­féré à un juge con­sulaire appelé « juge du con­trôle » par­mi la dizaine appar­tenant à la délé­ga­tion aux mesures d’instruction. Ce juge, chargé du con­trôle de l’expertise, est pour une exper­tise tech­nique plutôt un juge de for­ma­tion ingénieur, mais il n’a pas à avoir un avis technique.

Dans le cadre de la cer­ti­fi­ca­tion ISO du tri­bunal de com­merce de Paris obtenue en 2011, le proces­sus de con­trôle a été régle­men­té. Le juge du con­trôle prend con­tact avec l’expert dès le verse­ment de la consigna­tion pour s’assurer que celui-ci n’a pas de prob­lèmes. Pour respecter le con­tra­dic­toire, l’expert organ­ise une ou plusieurs réu­nions où cha­cune des par­ties doit être con­vo­quée. C’est au juge du con­trôle que s’adresse l’expert pour obtenir des pro­ro­ga­tions de délai et des consigna­tions com­plé­men­taires. C’est le juge du con­trôle qui a tout pou­voir pour éten­dre ou restrein­dre la mission.

En revanche, c’est le juge du référé qui doit être sol­lic­ité par une ou plusieurs par­ties pour attraire d’autres par­ties dans la procé­dure ; un avis motivé est alors demandé à l’expert.

Les difficultés et la taxation

Du fait de leur nombre limité, il faut nommer les mêmes experts, déjà surchargés

En cas de dif­fi­culté, l’expert doit s’adresser au juge du con­trôle dont la mis­sion est de l’aider. Les prin­ci­pales dif­fi­cultés con­cer­nent la non-remise de doc­u­ments demandés par l’expert ou la récu­sa­tion de l’expert par une par­tie qui peut lui reprocher de ne pas respecter le con­tra­dic­toire. Les exten­sions de mis­sion comme la réso­lu­tion des dif­fi­cultés font l’objet d’ordonnances du juge du con­trôle après audi­ences des par­ties pré­parées avec l’expert et en sa présence.

Cer­taines ordon­nances ne sont pas sus­cep­ti­bles d’appel. Le tri­bunal a mis en place un sys­tème de relance automa­tique en cas de dépasse­ment des délais. Celui-ci peut être un motif de rem­place­ment de l’expert par le juge. Après avoir obtenu les dires réca­pit­u­lat­ifs des par­ties sur son prérap­port, l’expert dépose un rap­port défini­tif au greffe du tri­bunal avec sa demande de taxation.

Celle-ci doit être inférieure ou égale au mon­tant con­signé. Le juge du con­trôle laisse quinze jours aux par­ties pour une éventuelle con­tes­ta­tion du mon­tant avant de faire vers­er par le greffe le mon­tant qu’il a accepté.

L’importance du rapport

Le rap­port, qui doit être exhaus­tif con­cer­nant la mis­sion et com­préhen­si­ble par un non-spé­cial­iste, est la base de la réso­lu­tion du litige.

Le rapport de l’expert est la base de la résolution du litige

Sou­vent les par­ties négo­cient un accord au vu du rap­port. Si les par­ties vont au fond et ne deman­dent pas l’annulation du rap­port, le juge tient par­ti­c­ulière­ment compte de celui-ci pour motiv­er la déci­sion du tri­bunal. Dans cer­tains cas, avant de la for­malis­er, il con­voque les par­ties en présence de l’expert.

Les rap­ports entre le juge con­sulaire et l’expert judi­ci­aire se sont forte­ment pro­fes­sion­nal­isés dans les cinq dernières années. Deux points sont impor­tants pour notre tribunal.

D’abord, créer un rap­port de con­fi­ance entre l’expert et le tri­bunal, Ensuite, sus­citer des voca­tions du monde des ingénieurs pour l’expertise judi­ci­aire, domaine dans lequel nous avons un manque.

Pour ceux qui ont une activ­ité de con­seil, devenir expert judi­ci­aire val­orise leur image auprès de leurs clients. Pour ceux qui sont en fin de car­rière, cela per­met de pour­suiv­re une activ­ité rémunérée fondée sur leur expéri­ence bien au-delà de l’âge de la retraite.

QUELQUES EXEMPLES

L’expertise vise à analyser le désordre causé par l’apparition de fissures dans des soudures dans des cuves en acier austénitique. Le fabricant français X des cuves assigne en référé l’aciériste européen fournisseur de l’acier. Après la mise à disposition de l’ordonnance, l’expert a été l’objet d’une demande de récusation par l’aciériste européen. Le juge du contrôle a maintenu l’expert mais a ordonné que les essais métallurgiques soient effectués dans un laboratoire non français. L’expertise a duré 60 mois et a coûté 69 000 euros.
L’ordonnance de référé a missionné l’expert pour analyser le désordre résultant du déraillement d’un convoi transportant des pierres. Sept parties sont dans la cause : le fournisseur des pierres, la société de location, les chemins de fer et les assureurs. L’expertise a duré 26 mois et a coûté 38 000 euros.
L’ordonnance de référé a missionné l’expert pour analyser le désordre concernant des travaux de menuiserie pour la rénovation d’un bar. Les parties à l’expertise sont l’exploitant du bar, le maître d’œuvre et le menuisier. L’expertise a duré 28 mois et a coûté 5 600 euros.
Une société pharmaceutique française a assigné en référé son fournisseur européen suite à l’effondrement d’une trémie dans un équipement de production. L’expertise a duré 15 mois et coûté 32 000 euros.
L’expertise décidée en référé vise à analyser les conséquences de la rupture du contrat entre les sociétés X et Y concernant la refonte du système d’information de la société X. Celle-ci a fait terminer le projet par une société Z. X invoque un préjudice lié au retard de la refonte de son système d’information mais refuse de fournir des éléments de planning, réclamés par Y, les considérant comme confidentiels. L’expert a proposé une méthode alternative ne faisant pas appel aux données confidentielles de X qui a été ordonnée par le juge du contrôle. L’expertise a duré 27 mois et coûté 49 000 euros.
L’expertise décidée en référé vise à analyser les désordres provenant de la corrosion des wagons-citernes en acier austénitique appartenant à la société X et pris en location par la société Y pour transporter de l’acide nitrique concentré. Le juge du contrôle a refusé, sur avis de l’expert, la demande de Y d’étendre la mission à la vérification que de laisser après dépotage de l’acide nitrique dilué n’avait pas d’impact. L’expertise a duré 49 mois et coûté 69 000 euros.
L’expertise décidée en référé vise à analyser l’aspect technique des désordres engendrés par la chute d’une grue sur un chantier dans un aéroport. Le juge du contrôle, à la demande des parties, a ordonné que l’expert, en s’adjoignant si nécessaire un sapiteur financier, donne son avis sur les préjudices financiers allégués par les parties. L’expertise a duré 39 mois et coûté 108 000 euros.

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