Responsabilité et statut de l'expert

La responsabilité de l’expert et son statut

Dossier : L'expertise judiciaireMagazine N°763 Mars 2021
Par Bernard DENIS-LAROQUE (67)

Pour la Patrie, les sci­ences et la gloire. C’est l’esprit dans lequel nous avons vécu notre for­ma­tion, dans notre jeunesse, et, volens nolens, il nous en reste for­cé­ment quelque chose. Un expert de jus­tice, avant d’être un statut, c’est d’abord un état d’esprit dans le droit fil de cette devise.

L’ingénieur, qui a accu­mulé expéri­ence et con­nais­sances au cours de sa car­rière, intéresse les juges parce qu’il sait ce qui est vrai et il peut le dire. Que n’avez-vous, par exem­ple, enten­du d’inepties, sur les sujets tech­niques que vous con­nais­sez bien, proférées par des gens qui n’ont aucune idée de la réal­ité sci­en­tifique qui les sous-tend. Ils sont légion, ces spé­cial­istes auto­proclamés qui entre­ti­en­nent la peur de la sci­ence en vue de glan­er des con­trats de con­seil auprès de citoyens crain­tifs. À cause de cela le juge, qui doit juger un lit­ige tech­nique entre deux par­ties et les mil­liers de pages de dossiers à l’appui de leurs allé­ga­tions, a besoin de points de repère ; il a besoin d’experts de confiance.

L’expert de justice en France

La sit­u­a­tion de l’expert français dif­fère notable­ment de celle de l’expert anglo-sax­on. Dans les pays de com­mon law, chaque jus­ti­cia­ble vient avec ses pro­pres experts qui débat­tent devant le juge avec les experts advers­es. C’est la cross-exam­i­na­tion. Le juge se forge sa con­vic­tion au vu de ces débats et au vu de la répu­ta­tion des experts. La dif­férence avec la France réside dans le fait que, en com­mon law, un expert trop com­plaisant, c’est-à-dire un expert qui trav­e­s­ti­rait la vérité pour com­plaire à son client, ne pour­rait défini­tive­ment plus dépos­er devant une cour. En France, en revanche, l’expert d’une par­tie ment sou­vent, au moins par omis­sion, sans qu’il lui en soit tenu rigueur. Les char­la­tans auto­proclamés experts dont je par­lais plus haut et qui ont une notoriété fondée sur le tapage médi­a­tique, plus que sur leur sci­ence, con­tin­u­ent à ali­menter les pré­toires de leurs élu­cubra­tions sans être con­damnés. Vis-à-vis du men­songe, surtout par omis­sion, la tra­di­tion française est bien plus tolérante que la tra­di­tion anglo-sax­onne… On se rap­pelle que la Cour suprême des États-Unis a démis (du moins par la men­ace de cette démis­sion) le prési­dent Nixon non pas pour avoir fait pos­er des micros, comme se plut à le dire une cer­taine presse, mais pour avoir affir­mé qu’il ne l’avait pas fait. En France, pays où « les promess­es n’engagent que ceux qui les reçoivent », on n’imagine pas une Cour de jus­tice con­damn­er un dirigeant poli­tique pour avoir menti.

Ain­si le juge français ne peut pas espér­er dis­tinguer le vrai du faux sur le seul fonde­ment des élu­cubra­tions que se per­me­t­tent impuné­ment les jus­ti­cia­bles. Ce qu’il lui faut, ce n’est pas quelqu’un qui tranche le lit­ige en dis­ant : « Voici la vérité. » Si la vérité était si nette, le lit­ige ne serait pas porté devant lui. Il a besoin de la per­son­ne de con­fi­ance qu’est l’expert de jus­tice français. Il dit au juge les lim­ites tech­niques du domaine à l’intérieur duquel il va devoir juger et hors duquel règne la vérité objec­tive, insus­cep­ti­ble de juge­ment. Il dit ce qui est pos­si­ble­ment vrai et ce qui est cer­taine­ment faux.


REPÈRES

L’expert est celui qui dit au juge ce qui est vrai. Le juge jugera selon la vision qu’il a du lit­ige et des par­ties au lit­ige. Il ne peut pas avoir une opin­ion sur la vérité sci­en­tifique. 2 + 2 = 4, c’est une vérité, ce n’est pas une opin­ion. La vérité sci­en­tifique est inac­ces­si­ble au juge. Même si un juge suprême décidait en dernier ressort d’appel que 2 + 2 = 5, deux plus deux n’en con­tin­ueraient pas moins à faire qua­tre. Le rôle de l’expert judi­ci­aire est de dire au juge ce qui est insus­cep­ti­ble d’être jugé. L’expert met sa sci­ence au ser­vice de la justice.


Un véritable acteur du procès

Cha­cune des quar­ante-cinq cours de jus­tice français­es, judi­ci­aires et admin­is­tra­tives, nomme ses experts, les asser­mente et con­trôle leur activ­ité. Elle établit une liste de ces experts sus­cep­ti­bles d’être utiles à son activ­ité juri­dic­tion­nelle. Ces listes per­me­t­tent aux juges de choisir des experts fiables. Elles sont établies après enquête sur la notoriété pro­fes­sion­nelle de l’impétrant et, plus générale­ment, sur sa répu­ta­tion d’honnête homme au sens que les clas­siques don­naient à ce terme. Les experts qui com­met­tent des indéli­cat­esses, au rang desquelles notam­ment le con­flit d’intérêts, se voient radier de la liste par le Par­quet général dont ils dépen­dent. Un expert de jus­tice peut être sol­lic­ité par un jus­ti­cia­ble pour être son expert devant le juge. Dans ce cas, il n’est plus l’expert du juge, mais celui de son client. Toute­fois sa qual­ité d’inscrit sur une liste d’experts de jus­tice fait qu’il est tenu aux mêmes oblig­a­tions de vérité et de pro­bité. Ce dis­posi­tif garan­tit aux juges des experts fiables.

“La réputation d’honnête homme au sens que les classiques donnaient à ce terme.”

Au-delà d’être le con­seil du juge, l’expert est un véri­ta­ble acteur du procès. Il se doit ain­si de bien con­naître les Codes de procé­dure, civile et pénale, ain­si que, le cas échéant, le Code de jus­tice admin­is­tra­tive. Après une for­ma­tion ini­tiale de trois ou qua­tre journées, con­séc­u­tive à son inscrip­tion, l’expert est tenu, comme les avo­cats, à quelques heures de for­ma­tion con­tin­ue par an. Les com­pé­tences judi­ci­aires atten­dues de lui sont de bien con­naître les principes directeurs du procès équitable et les règles de procé­dure qui en découlent. Pour sim­pli­fi­er, on peut dire que l’expert est chargé du procès pen­dant la durée de l’expertise. Autre élé­ment qui vous mon­tre bien que, de fac­to, l’expert a la maîtrise qua­si totale de la procé­dure, il peut enten­dre de son pro­pre chef tous les sachants qu’il souhaite. Ce sont des per­son­nes étrangères au lit­ige qui en con­nais­sent néan­moins des élé­ments sus­cep­ti­bles de l’aider à émet­tre son avis. En pra­tique, ils sont comme des témoins, mais sans ser­ment ni audi­ence d’un juge.

La responsabilité de l’expert

Il est tout à fait excep­tion­nel qu’un juge inter­fère avec les opéra­tions d’expertise, sauf pour les faciliter, par exem­ple quand une dif­fi­culté appa­raît dans l’interprétation des ter­mes de la mis­sion qu’il a con­fiée à l’expert, ou quand l’expert doit con­train­dre une par­tie récal­ci­trante à pro­duire des pièces. Ain­si l’expert est vrai­ment chargé du procès entre sa nom­i­na­tion et le dépôt de son rap­port. Une erreur de procé­dure, telle qu’une entorse au principe de la con­tra­dic­tion, un con­seil don­né à l’un des jus­ti­cia­bles, ou encore le fait d’avoir tu l’existence d’éléments sus­cep­ti­bles de porter atteinte à son indépen­dance, peut entraîn­er la nul­lité de l’expertise, ce qui, notam­ment devant une juri­dic­tion pénale, peut entraîn­er la nul­lité de toute la procé­dure. C’est une respon­s­abil­ité impor­tante, morale et matérielle. Pour la respon­s­abil­ité matérielle, l’expert est assuré. Quant à la respon­s­abil­ité morale, un expert qui deviendrait fam­i­li­er de ce genre d’erreur ne resterait pas inscrit longtemps sur la liste de sa cour d’appel.

L’engagement de la respon­s­abil­ité d’un expert est tou­jours un moment dif­fi­cile pour lui. Il faut sur­mon­ter les ques­tions d’ego et se sou­venir que les meilleurs experts font l’objet des attaques les plus sournois­es. Les bons experts sont ravageurs pour le fonds de com­merce des char­la­tans dont je par­lais plus haut. Alors ces derniers font des recherch­es, ils « googlisent » l’expert, ils épluchent les réseaux soci­aux, cer­tains font même appel à des détec­tives pour trou­ver quelque chose qui pour­ra être util­isé pour désta­bilis­er l’expert avec un grand ren­fort de pub­lic­ité. C’est une expéri­ence désagréable mais, d’un autre côté, il est grat­i­fi­ant pour l’expert de se voir si impor­tant qu’un avo­cat aille jusqu’à ris­quer la radi­a­tion du bar­reau pour le décrédibiliser…


Souvenir d’un certain passé

Il y a un demi-siè­cle, on souhaitait que l’expert fût juste le tech­ni­cien, le juge restant garant de la rigueur procé­du­rale. On avait créé à cette fin la fonc­tion de juge du con­trôle des exper­tis­es. Un demi-siè­cle plus tard, en pra­tique sinon en théorie, l’expert fait tout et le juge n’est là que pour lui faciliter la tâche et émet­tre les ordon­nances qui lui sont néces­saires (délai de dépôt du rap­port, consigna­tion d’honoraires com­plé­men­taires, etc.). Il traîne encore des résidus des temps anciens dans les codes. Par exem­ple, le Code de procé­dure civile dis­pose que « l’expert doit informer le juge de l’avancement de ses opéra­tions et des dili­gences par lui accom­plies ». En ver­tu de quoi, au début de ma car­rière d’expert, j’envoyais con­scien­cieuse­ment aux juges du con­trôle des exper­tis­es une copie de mes comptes ren­dus de réu­nions accom­pa­g­nés d’un bref com­men­taire, jusqu’à ce qu’un de nos cama­rades, juge au tri­bunal de com­merce de Paris, me dise : « Que veux-tu que j’en fasse ? Je ne vais quand même pas les lire ! »


L’impartialité objective

Ce qui est frus­trant, c’est de ne pou­voir pub­li­er libre­ment sur un sujet don­né. En effet, on attend de l’expert qu’il soit objec­tif et, si les jus­ti­cia­bles ont des points de vue opposés sur un sujet, l’expert qui aura déjà pub­lié sur ce sujet ne sera pas objec­tif. Un psy­cho­logue qui aura pub­lié des ouvrages sur la mal­trai­tance infan­tile ou qui aura mil­ité dans des asso­ci­a­tions pour la pro­tec­tion de l’enfance ne fera pas un expert crédi­ble dans une affaire de pédophilie : les avo­cats des prévenus auront tôt fait de dénon­cer sa par­tial­ité. L’expert doit faire abstrac­tion de tout préjugé, ou de toute idéolo­gie, bien sûr. C’est ce que l’on appelle l’impartialité sub­jec­tive, sans laque­lle aucune exper­tise n’est pos­si­ble. Mais, à côté de cela, il s’est dévelop­pé ce que la jurispru­dence européenne nomme la théorie de l’apparence. Aucun élé­ment ne doit exis­ter qui puisse seule­ment faire penser à une pos­si­ble par­tial­ité de l’expert. Ain­si le psy­cho­logue con­nu par ses pub­li­ca­tions pour être act­if dans une asso­ci­a­tion de pro­tec­tion de l’enfance, s’il menait une exper­tise en pédophilie, même sans aucun par­ti pris, man­querait à ce que l’on appelle l’impartialité objec­tive : même s’il agit en toute hon­nêteté, son activisme par ailleurs pour­rait faire crain­dre aux pédophiles pré­sumés une par­tial­ité à leur encontre.

Le statut de l’expert de justice

Devant les juri­dic­tions judi­ci­aires, l’expert n’est qu’un pro­fes­sion­nel inscrit sur une liste. Aucun texte ne tranche le fait de savoir s’il est un col­lab­o­ra­teur occa­sion­nel du ser­vice pub­lic de la jus­tice ou un aux­il­i­aire de jus­tice. La nature des fonc­tions d’expert ne per­met pas de tranch­er. Entre d’une part l’expert-traducteur qui exerce claire­ment une fonc­tion d’auxiliaire de jus­tice (d’ailleurs un arrêt de la Cour de jus­tice de Lux­em­bourg le pré­cise explicite­ment) et d’autre part l’expert tech­nique, qui est seul aux com­man­des du procès pen­dant des mois et qui, de ce fait, exerce claire­ment une mis­sion de col­lab­o­ra­teur du ser­vice pub­lic, le fos­sé est immense, avec toutes les nuances entre ces deux extrêmes : l’expert nom­mé pour une sim­ple con­stata­tion, l’expert appelé en sim­ple con­sul­ta­tion par le juge, etc. Mais aucun texte n’a encore tranché. La dif­férence entre les deux statuts est pour­tant notable en matière de respon­s­abil­ité. Dans un cas l’expert est respon­s­able de toutes ses erreurs et, dans l’autre, le ser­vice pub­lic en est respon­s­able et, sauf action récur­soire, l’expert ne l’est pas directement.

“On ne se bat pas pour le théorème de Pythagore.”

Devant les juri­dic­tions admin­is­tra­tives, l’expert est offi­cielle­ment un col­lab­o­ra­teur occa­sion­nel du ser­vice pub­lic. En principe sa respon­s­abil­ité ne peut pas être engagée et les jus­ti­cia­bles vic­times d’erreurs de procé­dure de l’expert se retour­nent nor­male­ment con­tre l’État pour dys­fonc­tion­nement du ser­vice pub­lic. C’est pure­ment théorique, parce que la respon­s­abil­ité per­son­nelle de l’expert, qu’il soit admin­is­tratif ou judi­ci­aire, peut tou­jours être recher­chée en sai­sis­sant le tri­bunal de grande instance. Or ce tri­bunal, en cas d’erreur com­mise par l’expert, qu’il soit judi­ci­aire ou admin­is­tratif, le con­damne à répar­er le préjudice.

Une profession organisée

Ain­si, que ce soit dans l’ordre judi­ci­aire ou dans l’ordre admin­is­tratif, l’expert doit être assuré. Mais les experts se sont bien organ­isés. Sché­ma­tique­ment, il y a une com­pag­nie d’experts par cour et, au niveau nation­al, une com­pag­nie d’experts par grande spé­cial­ité. Toutes ces com­pag­nies sont regroupées sous l’égide d’un con­seil nation­al, recon­nu d’utilité publique. Ain­si l’expert, qui exerce des fonc­tions très soli­taires par nature, n’est pas seul. Les com­pag­nies per­me­t­tent la con­fronta­tion des expéri­ences, la for­ma­tion aux règles du procès et la mutu­al­i­sa­tion du risque en pro­posant une assur­ance à leurs mem­bres. Nom­bre de com­pag­nies aus­si con­fient les nou­veaux experts à un par­rain qui les assiste et les con­seille pour leurs pre­mières exper­tis­es. Enfin, la revue Experts leur per­met de se tenir infor­més de l’évolution tech­nique et juridique de l’univers expertal.

Quand vous con­staterez que votre car­rière pro­fes­sion­nelle est plus longue der­rière vous que devant vous, ce qui arrive plus vite que les jeunes ne le croient, pourquoi ne met­triez-vous pas votre expéri­ence au ser­vice de la jus­tice ? Vous ne fer­ez pas for­tune avec ça, mais ce n’est pas non plus du bénévolat. Et, d’expérience, je puis vous dire que cela apporte bien plus de sat­is­fac­tions que de déboires. Les gens qui se font un procès sont des gens qui ne se com­pren­nent pas et vous êtes là pour lim­iter le champ de leur incom­préhen­sion. Le philosophe André Comte-Sponville dis­ait à un groupe d’experts : « L’homme qui ne com­prend pas est agres­sif. Il se bat pour ce qu’il ne com­prend pas. On fait la guerre sur l’existence de Dieu. On ne se bat pas pour le théorème de Pythagore. » Réu­nir des gens qui se détes­tent depuis des années pour voir la vérité sci­en­tifique, que vous leur servez, ramen­er leur con­flit à un niveau picro­cholin, croyez-moi, c’est gratifiant.

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