Pollution

L’expert peut-il s’exprimer dans la presse ?

Dossier : L'ingénieur dans la sociétéMagazine N°737 Septembre 2018
Par Bernard DENIS-LAROQUE (67)

À l’heure du web 2.0 et de Wikipé­dia, notre société se méfie de la parole des experts, fussent-ils ingénieurs, voire savants. Pour les experts de jus­tice, cette sit­u­a­tion aboutit à une con­tra­dic­tion exis­ten­tielle. Il leur faut choisir entre être savants et par­ler, ou être experts et… se taire ! 

La presse mod­erne, dans laque­lle, par com­mod­ité, j’englobe les réseaux soci­aux, est le lieu où le citoyen s’exprime face à la cité. Elle n’est qu’une forme actuelle de l’agora athéni­enne ou du forum romain. Aris­tote ne dis­ait-il pas que la dif­férence entre les peu­ples civil­isés et les bar­bares résidait dans l’agora ?
On dit aujourd’hui de la presse qu’elle est le qua­trième pou­voir, au même titre que l’exécutif, le lég­is­latif et le judi­ci­aire. Une presse libre est ain­si con­sid­érée comme un attrib­ut essen­tiel d’une nation démoc­ra­tique, syn­onyme mod­erne de peu­ple civilisé. 

REPÈRES
Plusieurs X sont experts de jus­tice auprès d’une cour d’appel, pour cer­tains d’entre eux – comme l’auteur – agréés par la Cour de cas­sa­tion. Ils étaient 38 recen­sés dans le dernier annu­aire de l’X. À com­par­er par exem­ple aux 220 ingénieurs experts inscrits près la cour d’appel de Paris, qui compte env­i­ron 1 700 experts de toutes spé­cial­ités. Par­al­lèle­ment, 18 X sont juges con­sulaires aux tri­bunaux de commerce. 

Les lieux de l’expression publique

Cette notion de lieu d’expression publique a évolué : la notion de lieu, au sens pro­pre du terme, a peu à peu dis­paru du con­cept ini­tial de l’agora. Une étape essen­tielle de cette délo­cal­i­sa­tion a été l’imprimerie qui a per­mis aux philosophes de la Renais­sance de s’exprimer en pub­lic devant toute l’Europe. Une sec­onde étape a été le jour­nal­isme, La Gazette, puis la presse quo­ti­di­enne et audio­vi­suelle qui ont per­mis aux hommes publics de s’exprimer à chaud, sur l’événement ; c’est le J’Accuse… ! d’Émile Zola. Les réseaux soci­aux sont une troisième étape… avec les forums inter­net et le web 2.0. Remar­quez la ter­mi­nolo­gie : l’agora athéni­enne, puis le forum romain, puis la presse à imprimer de Guten­berg et La Gazette de Théophraste Renau­dot. Puis on a repris le terme de presse pour les rota­tives, le terme de forum sur le web. Gageons que la prochaine évo­lu­tion s’appellera… « Agora ».
Dans une société de médias (que ce soit l’agora, la presse ou l’Internet), la bar­barie s’appelle obscu­ran­tisme. Il con­siste à occul­ter la vérité en la masquant au pub­lic par des con­cepts délétères en philoso­phie, tox­iques en poli­tique ou des char­la­tans en sci­ences. Dans le Gor­gias, Pla­ton nous présente Socrate dénonçant le côté per­vers de l’art de l’orateur qui, par­lant plus, plus fort ou mieux que les autres, est capa­ble d’inculquer au peu­ple n’importe quelle notion ; indépen­dam­ment du bien et du mal en morale, du juste et de l’injuste en poli­tique, du vrai et du faux en sci­ences (ou en philoso­phie, ces deux notions n’étant guère dis­tinctes à cette époque). Mais la triple vic­toire dialec­tique de Socrate con­tre Gor­gias, Polos et Cal­li­clès a con­sacré la vic­toire du bien, du juste et du vrai sur l’obscur, le délétère et l’erreur. Ces valeurs restent préémi­nentes dans toutes les sociétés civil­isées, en dépit des par­en­thès­es obscu­ran­tistes par­mi lesquelles je cit­erai la con­damna­tion de Socrate, l’assassinat d’Hypatie ou la destruc­tion de la bib­lio­thèque de Tombouctou. 


La pol­lu­tion des moteurs diesels, vérité sci­en­tifique longtemps occultée.

Peut-on être expert et s’exprimer sur cette agora moderne ?

On a spon­tané­ment envie de répon­dre oui à cette ques­tion. Un expert est un spé­cial­iste recon­nu, et ils devraient être révo­lus ces temps où l’on impo­sait à Socrate de renon­cer à enseign­er ou à Hypatie de taire sa sci­ence. Si un savant, fût-il expert, con­naît une vérité, il a le devoir de la dire en face de celui qui pré­tend le con­traire. Il doit le dire et en apporter cette preuve que, par déf­i­ni­tion, son con­tra­dicteur ne saurait apporter.
Un exem­ple d’obscurantisme récent : les vrais sci­en­tifiques ont tou­jours dit que les éma­na­tions des moteurs diesels étaient dan­gereuses pour la san­té. C’était – et c’est tou­jours – très facile à démon­tr­er sci­en­tifique­ment. Mal­gré tout, l’obscurantisme en vigueur impli­quait qu’un moteur qui pro­duit moins de gaz car­bonique (rap­pelons que le gaz car­bonique n’est pas tox­ique) soit par principe meilleur ; donc l’accuser de pol­luer était, tou­jours par principe, un blas­phème. Cet obscu­ran­tisme a dom­iné la pen­sée pen­dant deux décen­nies. Aujourd’hui, il appa­raît pour ce qu’il est, une bar­barie au nom de laque­lle des poli­tiques dés­in­for­més par de mod­ernes Gor­gias ont pris des déci­sions insen­sées comme la sur­diéséli­sa­tion délibérée du parc auto­mo­bile français. 

Socrate et les experts dans le Protagoras
« Je suis per­suadé, avec tous les autres Grecs, que les Athéniens sont sages ; or je vois que, dans nos assem­blées publiques, s’il s’agit de délibér­er sur une con­struc­tion, on fait venir les archi­tectes pour pren­dre leur avis sur les bâti­ments à faire ; s’il s’agit de con­stru­ire des vais­seaux, on fait venir les con­struc­teurs de navires et de même pour tout ce qu’on tient sus­cep­ti­ble d’être appris et enseigné ; mais si quelque autre se mêle de don­ner des con­seils, sans être du méti­er, si beau, si riche, si noble qu’il soit, il n’en reçoit pas pour cela meilleur accueil ; au con­traire on le raille et on le sif­fle, ce don­neur d’avis, jusqu’à ce qu’il se retire lui-même sous les huées ou que les archers l’entraînent et l’enlèvent sur l’ordre des pry­tanes : voilà com­ment les Athéniens se com­por­tent dans ce qui leur paraît touch­er au méti­er. Si au con­traire il faut délibér­er sur le gou­verne­ment de la cité, cha­cun se lève pour leur don­ner des avis, char­p­en­tier, forg­eron, cor­don­nier, marc­hand, arma­teur, riche ou pau­vre, noble ou roturi­er indif­férem­ment, et per­son­ne ne leur reproche, comme aux précé­dents, de venir don­ner des con­seils… » Tra­duc­tion Émile Chambry 

L’expert peut-il ou non publier sa science ?

Socrate dis­tin­guait déjà ce qui est du domaine de l’expert de ce qui est du domaine du poli­tique, et démon­trait que l’intrusion d’un domaine dans l’autre est per­verse. Dans la démoc­ra­tie athéni­enne, le pou­voir entendait les experts, mais les experts en tant que tels ne partageaient pas plus le pou­voir que les autres citoyens. Bien plus, les experts en sci­ence admin­is­tra­tive, que leurs con­nais­sances de la gou­ver­nance de la cité auraient pu con­duire à acca­parer le pou­voir, étaient en général des esclaves publics et ne par­tic­i­paient à l’Assemblée qu’à la demande de la Boulê pour y être con­sultés, et en aucun cas pour par­ticiper aux déci­sions. Comme, aujourd’hui, un expert ne par­ticipe à la jus­tice qu’à la demande du juge pour être enten­du, et en aucun cas pour par­ticiper à la déci­sion de justice. 

La confusion funeste des champs scientifique et politique

Aujourd’hui, plus que jamais, l’obscurantisme con­siste juste­ment à faire entr­er dans la sphère du poli­tique des sujets qui relèvent nor­male­ment de celle de l’expert. Ain­si, les lois de la chimie sont des vérités inac­ces­si­bles à la dis­cus­sion poli­tique : la syn­thèse du monoxyde d’azote ne chang­era pas si des poli­tiques déci­dent qu’elle n’existe pas. C’est pour­tant ce qu’ils ont fait en occul­tant les con­séquences inéluctable­ment funestes de la sur-diéséli­sa­tion du parc auto­mo­bile français. Ils l’ont fait au nom de la lutte con­tre l’effet de serre, mais un cli­ma­to­logue qui s’exprime sur les moteurs diesels mérit­erait qu’« on le raille et qu’on le sif­fle, ce don­neur d’avis, jusqu’à ce qu’il se retire lui-même sous les huées ».
Bien des sujets sont ain­si dévoyés. Je cit­erai aus­si l’effet des ondes élec­tro­mag­né­tiques sur la san­té, dénon­cé par des gens qui ignorent sou­vent ce qu’est un ray­on­nement élec­tro­mag­né­tique, ou encore l’interaction des éoli­ennes et des radars dont dis­ser­tent des impos­teurs qui ignorent jusqu’aux équa­tions de Maxwell.
Parce que l’obscurantisme est plus vir­u­lent que jamais, l’expert doit-il fein­dre de s’en accom­mod­er ? L’expert doit-il se taire quand il sait des vérités qui vont à l’encontre des idées reçues ? Le savant peut-il s’exprimer dans la presse même s’il est expert ?
S’il s’abstient, il ne mérite plus d’être qual­i­fié de savant ; s’il pub­lie, l’expert qu’il est risque sa con­damna­tion pour partialité. 

Tribunal de commerce de Paris
Le tri­bunal de com­merce de Paris.

Le paradoxe de l’expert savant

L’expert doit être hon­nête. Si l’honnête homme doit choisir entre sa qual­ité d’expert et sa qual­ité de sci­en­tifique, il choisit plutôt sa qual­ité de sci­en­tifique. Sa déon­tolo­gie le con­duira alors à accepter sa récu­sa­tion comme expert parce qu’il doit avoir la con­fi­ance des jus­ti­cia­bles. L’expert est celui que le juge con­sulte pour avoir son avis sur un sujet faisant l’objet d’une dis­pute. Or, des sujets nor­male­ment incon­testa­bles parce qu’ils sont des vérités sci­en­tifiques sont aujourd’hui con­tro­ver­sés et c’est à des juges qu’on demande de les tranch­er. Si le juge con­sulte un savant, c’est-à-dire quelqu’un qui dit publique­ment la vérité sci­en­tifique, celui qui la con­teste n’aura pas le sen­ti­ment d’une bonne jus­tice. Des jus­ti­cia­bles con­va­in­cus de chimères par les sophistes mod­ernes ne sauraient accorder leur con­fi­ance à un expert con­nu pour réfuter ces chimères.
Il serait humaine­ment inac­cept­able qu’un sci­en­tifique s’interdît de pub­li­er pour préserv­er son statut d’expert. À faire ain­si, il perdrait sa qual­ité de sci­en­tifique, qui est le fonde­ment de son statut d’expert et il perdrait surtout son hon­nêteté. Sans doute est-ce là ce qui explique qu’aucun mem­bre de l’Institut n’a le statut d’expert. Aucun artiste expert n’est mem­bre de l’Académie des beaux-arts, aucun ingénieur expert n’est mem­bre de l’Académie des sci­ences, aucun lin­guiste expert n’est mem­bre de l’Académie des inscrip­tions et belles-let­tres… Ain­si, aucun des meilleurs de sa spé­cial­ité n’est expert de jus­tice. Seuls de trop rares mem­bres de l’Académie nationale de médecine sont médecins experts. Qu’ils trou­vent ici un coup de cha­peau ami­cal et respectueux. 

Vers un relativisme généralisé

La presse per­met aux Gor­gias d’aujourd’hui de répan­dre dans la cité des allé­ga­tions fan­tai­sistes mais séduisantes, qu’amplifie la rumeur publique. À force d’être répétées, repris­es et enjo­livées, elles pren­nent l’odeur de la vérité, la couleur de la vérité, le goût de la vérité, mais n’en restent pas moins des erreurs.
Au nom de la démoc­ra­tie, cer­tains admet­tent que l’on puisse tout con­tester. Les lois de la chimie ou de la physique ne sont pas démoc­ra­tiques, pour­tant elles s’imposent à tous et ce n’est pas parce qu’une loi de la République dirait que 2 + 2 font 5 que cela empêcherait 2 + 2 de faire 4.
Le principe de pré­cau­tion, dévoyé par nos mod­ernes Gor­gias, n’arrange rien, puisqu’à leurs yeux il suf­fit qu’il y ait doute pour qu’une vérité soit occultée. On se prend à se féliciter que le théorème de Fer­mat ne puisse pas rap­porter d’argent, parce que, sinon, il se trou­verait des cohort­es de sophistes pour dire que sa démon­stra­tion est si com­plexe qu’il y a doute sur sa valid­ité et qu’on doit donc le con­sid­ér­er comme faux. C’est, mutatis mutan­dis, ce qu’ils font avec les équa­tions de Maxwell dans le domaine des ondes électromagnétiques. 

Sophis­tique moderne
Les sophistes mod­ernes com­men­cent par semer le doute avec un savant cock­tail com­posé d’une dose de principe de pré­cau­tion, d’une dose de théorie du com­plot et d’une dose de café du com­merce. « Quand on voit ce qu’on voit et quand on sait ce qu’on sait, on voit bien ce qu’on saurait si on savait ce qu’on ne voit pas. » Ce ne sont d’abord que des brèves de comp­toir. Mais ils font en sorte que l’idée soit reprise et répétée par de plus en plus de monde, au point que c’est celui qui sait la vérité qui finit par se retrou­ver isolé… C’est celui qui sait que 2 + 2 = 4 qui finit par pass­er pour un activiste. 

Une justice paisible exige des experts taiseux

L’expert est au ser­vice de la jus­tice et la jus­tice n’a pas voca­tion à boule­vers­er l’ordre social. Or, dénon­cer la pol­lu­tion du diesel en 2000, c’était per­tur­bant pour l’ordre social. Chang­er l’ordre social est le rôle du pou­voir poli­tique, ce n’est pas le rôle du juge. Parce qu’elle n’a pas voca­tion à boule­vers­er l’ordre social, il est des domaines sci­en­tifiques où la jus­tice n’a pas besoin d’experts qui soient de vrais scientifiques.
Il est des domaines où l’expert doit choisir entre sa sci­ence d’une part, qui a pour corol­laire la pub­li­ca­tion de ses travaux, et sa fonc­tion d’expert d’autre part, qui a pour corol­laire sa con­tri­bu­tion à une réso­lu­tion pais­i­ble des conflits.
On peut déplor­er que des juges soient amenés à juger la chimie de la syn­thèse de l’oxyde d’azote ou la physique des équa­tions de Maxwell. Mais c’est un fait, notre société en est arrivée là.
Il est ain­si des cir­con­stances où l’expert de con­flit, hon­nête et savant par déf­i­ni­tion, doit choisir entre renon­cer à pub­li­er, c’est-à-dire renon­cer à être savant, et renon­cer à exper­tis­er, c’est-à-dire renon­cer à aider la jus­tice de ses lumières. Les experts de jus­tice choi­sis­sent la pre­mière voie ; les immor­tels et autres mem­bres de l’Institut, la sec­onde. Aucun mem­bre de l’Institut n’est expert de jus­tice ; aucun expert de jus­tice n’est mem­bre de l’Institut. Qu’on le déplore ou non, c’est dans l’ordre des choses. 

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