L‘expertise judiciaire en informatique :

Dossier : L'ExpertiseMagazine N°695 Mai 2014
Par Michel VILLARD (70)

Douze à dix-huit mois de travail

Les exper­tis­es ordon­nées par un tri­bunal suite à l’abandon d’un pro­jet de mise en œuvre de sys­tème d’information, que ce soit la réal­i­sa­tion d’un développe­ment spé­ci­fique ou l’intégration d’un progi­ciel, représen­tent de gros enjeux financiers pour les par­ties, au vu des préju­dices con­sé­cu­tifs à l’arrêt du pro­jet, et sont par­ti­c­ulière­ment com­plex­es du fait de la col­lab­o­ra­tion étroite ayant existé entre les par­ties pen­dant le projet.

Leur durée moyenne se situe entre douze et dix-huit mois.

REPÈRES

Expert inscrit sur la liste de la cour d’appel de Paris depuis 1994, l’auteur a été amené à remplir des missions variées qui peuvent être classées en deux grandes catégories.
Dans l’expertise pénale, suivant la mission définie par le juge d’instruction, l’expert recherche sur des scellés (ordinateur, disque dur, smartphone, carte mémoire, etc.) des preuves ou indices d’actes frauduleux (fichiers illicites, comptabilité falsifiée, données qualifiées de secrets industriels, courriels, chats, SMS, photos, vidéos, etc.).
Quant à l’expertise en procédure civile ou administrative, elle fait suite à un conflit entre le client et le fournisseur, par exemple rejet de fourniture, décision d’arrêt d’un projet, etc., quand une partie demande au tribunal la désignation d’un expert.

Primauté au contrat

Con­traire­ment au domaine du bâti­ment, la mise en œuvre d’un sys­tème d’information (SI) ne s’appuie pas sur des régle­men­ta­tions ou des normes par­ti­c­ulières mais essen­tielle­ment sur des dis­po­si­tions con­tractuelles au cas par cas suiv­ant la nature de la prestation.

La mise en œuvre d’un SI ne s’appuie pas sur des réglementations ou des normes particulières

Les prin­ci­paux acteurs du marché sont d’une part les sociétés de ser­vices en ingénierie infor­ma­tique (SSII) et d’autre part les édi­teurs qui assurent la con­cep­tion, le développe­ment et la com­mer­cial­i­sa­tion de progi­ciels et four­nissent des presta­tions d’assistance à la mise en œuvre de leurs progiciels.

Dans le cas d’un pro­jet de logi­ciel spé­ci­fique, le client et le prestataire (SSII) sig­nent un con­trat qui définit les con­di­tions dans lesquelles ils vont col­la­bor­er pour con­cevoir, réalis­er, met­tre en place et démar­rer le logi­ciel dans l’environnement infor­ma­tique du client.

Dans le cas d’un pro­jet d’intégration de progi­ciel, un con­trat sim­i­laire est signé une fois le choix du progi­ciel effec­tué par le client, ain­si qu’un con­trat séparé entre le client et l’éditeur qui définit les con­di­tions de la con­ces­sion au client d’un droit d’utilisation du progiciel.

Établir le référentiel contractuel

L’expert de jus­tice désigné par le tri­bunal reçoit une mis­sion décrite dans la déci­sion. En pre­mier lieu, l’expert doit pren­dre con­nais­sance du référen­tiel con­tractuel et notam­ment du cahi­er des charges du client, reflé­tant l’expression de ses besoins ; de la propo­si­tion tech­nique et com­mer­ciale du prestataire validée par le client, et du plan qual­ité pro­jet (PQP) lorsqu’il existe.

Sou­vent l’expert con­state l’incomplétude ou le manque de pré­ci­sion de ce référen­tiel contractuel.

Reconstruire l’histoire

Le rôle clé du PQP

Le PQP – plan qualité projet – est particulièrement important dans le travail d’expertise. En effet, il définit un découpage du projet en phases et, sur chaque phase, les principales tâches et la répartition des responsabilités par tâches entre le prestataire et le client, ainsi que les modalités de suivi et d’évaluation de la qualité.

En sec­ond lieu, l’ex­pert doit recon­stru­ire le scé­nario du pro­jet : qui a fait quoi et quand ? À cet effet sont notam­ment à sa dis­po­si­tion les comptes ren­dus des instances de pilotage du pro­jet : comités stratégiques, comités de pilotage, comités tech­niques, etc., et les échanges de cour­ri­ers et de cour­riels dans lesquels se trou­vent sou­vent des infor­ma­tions impor­tantes pour l’expertise.

Enfin, en troisième lieu, l’ex­pert analyse les griefs exposés par les par­ties, lesquels sont con­sti­tués par des écarts entre ce qui a été fait et ce qui aurait dû être fait, puis les caus­es de ces écarts et à qui elles sont imputables.

UN EXEMPLE REPRÉSENTATIF DES EXPERTISES

Direction de projet : faire la part des choses

Le prestataire est certes respon­s­able de l’a­vance­ment du pro­jet, mais le client est acteur dans la mesure où l’a­vance­ment dépend d’une part de ses pro­pres ressources et com­pé­tences et d’autre part de cer­tains jalons qui sont de sa respon­s­abil­ité unique.

Le client est réputé averti de la définition de ses besoins

Les griefs de cette phase sont de qua­tre natures : retard de telle ou telle tâche du pro­jet ; dépasse­ment des ressources affec­tées à telle ou telle tâche du pro­jet ; écarts avec la démarche méthodologique du PQP ; enfin, risques (délais, ressources, coûts) qui auraient dû être iden­ti­fiés et men­tion­nés claire­ment dans le reg­istre des risques du projet.

Cha­cun des qua­tre griefs ci-dessus peut être imputable au client ou au prestataire. L’ex­per­tise devra faire la part des choses.

Analyse des besoins : lacunes et imprécisions

La phase d’analyse des besoins est sou­vent à l’o­rig­ine de dif­fi­cultés majeures sur les pro­jets. Elle est fondée sur une col­lab­o­ra­tion étroite entre le prestataire et le client, sous la forme d’ate­liers d’analyse par thèmes, don­nant lieu à des comptes ren­dus rédigés par le prestataire et relus et validés par le client.

Cas d’école

Dans l’exemple présenté ici, les griefs concernent plusieurs phases du projet – analyse des besoins, conception et paramétrage (cas d’un progiciel) ou conception et développement (cas d’un logiciel spécifique), reprise des données, recettes. Ils concernent aussi, et en premier lieu, la direction de projet, qui se déroule en parallèle avec toutes les autres phases.

Le client est réputé aver­ti de la déf­i­ni­tion de ses besoins, avoir la con­nais­sance de ses besoins. Un dossier d’analyse validé par le client con­stitue le nou­veau référen­tiel de l’ex­pres­sion des besoins, qui com­plète le cahi­er des charges contractuel.

En général, au cours de la phase d’analyse, on décou­vre que l’ex­pres­sion des besoins ini­tiale est incom­plète ou impré­cise et doit être détail­lée sur de nom­breux points, voire cor­rigée. De nou­veaux écarts (besoins non cou­verts) sont donc identifiés.

Les griefs retenus dans notre exem­ple sont de qua­tre natures : des écarts n’ont pas été iden­ti­fiés pen­dant la phase d’analyse ; des écarts iden­ti­fiés ne pou­vaient être détec­tés à la lec­ture du cahi­er des charges ini­tial ; le besoin n’est pas resté sta­ble entre le cahi­er des charges et le dossier d’analyse ; la démarche de réso­lu­tion des écarts n’a pas été cor­recte­ment appliquée (recherche de solu­tion de paramé­trage ou de con­duite de change­ment avant d’engager un développe­ment spécifique)

Conception et paramétrage ou développement

Solutions correctrices

Trois types de remèdes sont envisageables pour corriger les écarts dans les projets de mise en œuvre de progiciel : la réalisation de paramétrages complémentaires lorsque celle-ci est possible ; l’acceptation par le client d’adapter ses processus métier et son organisation en fonction des règles de gestion du progiciel [démarche de « conduite de changement organisationnel » (CCO) ou en anglais organisationnal change management (OCM)]; enfin, la réalisation de développements spécifiques.
Dans les projets de logiciels spécifiques, seules les deux dernières solutions sont possibles.

Le prestataire est claire­ment le respon­s­able de cette phase. Tout man­que­ment (erreur tech­nique, indisponi­bil­ité de ressource, défaut de com­pé­tence, retard d’exécution, etc.) lui est donc imputable sauf cas par­ti­c­uli­er, comme, par exem­ple, un jalon de val­i­da­tion non respec­té par le client.

La reprise de données, source de difficultés

La phase de reprise de don­nées est sou­vent à l’origine de dif­fi­cultés majeures sur les pro­jets. Elle est de la respon­s­abil­ité du client, mais requiert une col­lab­o­ra­tion étroite entre prestataire et client. En effet, le client est respon­s­able du net­toy­age des don­nées exis­tantes, de l’extraction des don­nées, de la val­i­da­tion des don­nées con­ver­ties (avant charge­ment) et de la recette de l’intégration des don­nées (après chargement).

Le prestataire est respon­s­able des spé­ci­fi­ca­tions de reprise, de la con­ver­sion des don­nées extraites (avant charge­ment), des pro­grammes d’injection et du charge­ment des données.

Recette : la responsabilité du client

Le client est glob­ale­ment respon­s­able de la recette. Le prestataire a prin­ci­pale­ment en charge les livraisons du progi­ciel ou logi­ciel pour recette et les cor­rec­tions des anomalies.

Multiples griefs

Dans notre exemple, les principaux griefs de la phase reprise de données concernaient à la fois les spécifications de reprises qui ne reprenaient pas les mises à jour des dossiers d’analyses, les défauts dans les données extraites (doublons, valeurs erronées, incohérences, etc.), et les bogues dans les programmes de conversions et de chargements.

Dans notre exem­ple, l’analyse des griefs de la phase recette porte sur les ques­tions suiv­antes : les scé­nar­ios de tests sont-ils con­formes aux dossiers d’analyses ? Les retards ont-ils pour cause le délai de déroule­ment des tests (respon­s­abil­ité du client) ou le délai de cor­rec­tion des anom­alies iden­ti­fiées par le client (respon­s­abil­ité du prestataire)?

Les anom­alies non cor­rigées en fin de recette sont-elles accept­a­bles en regard des con­di­tions d’acceptation de recette définies au PQP, lequel dis­tingue les anom­alies blo­quantes, majeures et mineures ?

Accord amiable

J’ai présen­té un cas représen­tatif des exper­tis­es ordon­nées par un tri­bunal, à la demande d’une par­tie, suite à l’abandon d’un pro­jet de mise en œuvre de sys­tème d’information, que ce soit la réal­i­sa­tion d’un développe­ment spé­ci­fique ou l’intégration d’un progiciel.

Une expertise bien conduite permet de rétablir un dialogue entre les parties

Ces exper­tis­es sont par­ti­c­ulière­ment com­plex­es du fait de la col­lab­o­ra­tion étroite ayant existé entre les par­ties pen­dant le pro­jet et de l’absence de régle­men­ta­tions ou de normes par­ti­c­ulières. L’expert com­mence par une prise de con­nais­sance du référen­tiel con­tractuel et une recon­sti­tu­tion de l’historique du projet.

Ensuite, pour chaque phase du pro­jet, l’expert analyse les griefs exposés par les par­ties, lesquels sont con­sti­tués par des écarts entre ce qui a été fait et ce qui aurait dû être fait, puis les caus­es de ces écarts et à qui elles sont imputa­bles. Certes, l’expert ne reçoit pas pour mis­sion de con­cili­er les parties.

Néan­moins, une exper­tise bien con­duite per­met de rétablir un dia­logue entre les par­ties et de don­ner à cha­cune une vision claire de ses forces et faib­less­es. C’est pourquoi, dans la grande majorité des cas, l’expertise aboutit à un accord ami­able qui met fin au lit­ige, et cela en cours d’expertise ou après le dépôt du rap­port de l’expert.

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