Pourquoi un tel succès ?

Dossier : L'ExpertiseMagazine N°695 Mai 2014
Par Gilles BOUYSSOU

L’intelligence humaine se car­ac­térise par des con­struc­tions itéra­tives. Cepen­dant, exam­iné sous cet aspect, le suc­cès, au XXIe siè­cle, de l’expertise, car­ac­térise la man­i­fes­ta­tion d’une attente fon­da­men­tale­ment tou­jours prég­nante : l’importance de l’avis de celui qui sait.

Le succès de l’expertise judiciaire exprime la reconnaissance donnée à la science et à la raison

À cer­tains égards, ce con­stat pour­rait être, au terme d’une con­clu­sion hâtive et super­fi­cielle, con­sid­éré comme rel­e­vant de la litote. Il n’en est rien, tant les enjeux en présence sont con­séquents et com­plex­es. Atten­dre l’avis de celui qui sait est loin d’être une litote, c’est, en effet, l’attente des mag­is­trats mais aus­si celle des jus­ti­cia­bles : bâtis­seurs, indus­triels, col­lec­tiv­ités locales, assureurs, par­ti­c­uliers, etc.

Ain­si, le suc­cès de l’expertise judi­ci­aire devient l’expression de la recon­nais­sance don­née à la sci­ence et à la raison.

La légitime reconnaissance du savoir

Sur le plan juridique, l’expertise est définie en des ter­mes assez réduc­teurs : « Le juge des référés peut, sur sim­ple requête et même en l’absence de déci­sion admin­is­tra­tive préal­able, pre­scrire toute mesure utile d’expertise ou d’instruction » (arti­cle R532‑1 du Code de jus­tice admin­is­tra­tive). « S’il existe un motif légitime de con­serv­er ou d’établir avant tout procès la preuve de faits dont pour­rait dépen­dre la solu­tion d’un lit­ige, les mesures d’instruction légale­ment admis­si­bles peu­vent être ordon­nées à la demande de tout intéressé, sur requête ou en référé » (arti­cle 145 du Code de procé­dure civile). Les enjeux de l’expertise judi­ci­aire vont bien au-delà.

En effet, « homo­logués » dans la très grande majorité des cas par les juri­dic­tions, les rap­ports d’expertise, et par con­séquent, en amont, l’expertise judi­ci­aire prise dans son ensem­ble, con­stituent la cristalli­sa­tion du lit­ige. Par une forme de trans­mu­ta­tion antic­i­patrice, l’expertise devient, pra­tique­ment, l’appréciation des enjeux, le lieu d’appréciation des argu­ments respec­tifs, celui de l’appréciation du lit­ige pris dans son ensem­ble, mais aus­si et surtout celui de son dénouement.

REPÈRES

Selon le dictionnaire de l’Académie, la définition de l’expert est la suivante : « Adjectif, espert, au sens de alerte. Du latin classique expertus, éprouvé, qui a fait ses preuves. »
De ce succinct appel à l’étymologie, le recours à l’expertise et son légitime succès apparaissent, et c’est un salutaire constat, comme l’expression, dans un environnement caractérisé par une inflation législative, et plus généralement, normative, de la reconnaissance de l’importance et de la qualité de l’avis de « celui qui a fait ses preuves ».

Une référence

Parce que l’expertise regroupe ain­si, dès avant les plaidoiries, l’essentiel du lit­ige, le rap­port établi par l’expert devient la référence prise par les assureurs notam­ment, pour engager des pour­par­lers, suiv­is désor­mais assez sou­vent par une trans­ac­tion établie « sur la base du rapport ».

De sorte que, en ces péri­odes d’encombrement des instances judi­ci­aires (et de délais qui en découlent), le rap­port d’expertise, sim­ple « mesure avant dire droit », devient un instru­ment de négo­ci­a­tion entre les par­ties et peut con­tribuer à favoris­er les solu­tions alter­na­tives au procès (trans­ac­tion, médi­a­tion, etc.).

Deux attentes majeures

Plusieurs juristes ou opéra­tionnels amenés à par­ticiper fréquem­ment à des exper­tis­es judi­ci­aires, en demande ou en défense, inter­rogés quant à leurs attentes en matière d’expertise et invités à répon­dre à la ques­tion : « Pou­vez-vous en quelques mots résumer vos attentes en matière d’expertise judi­ci­aire ? », ont, dans tous les cas, qu’il s’agisse de maîtres d’ouvrage, de leurs représen­tants, ou d’entreprises, priv­ilégié deux attentes majeures, la clarté du rap­port dans cha­cun des points de la mis­sion et la néces­sité de délais rap­prochés dans sa livraison.

En trois mots : trouver une solution

Le coût de l’expertise (pour­tant réel) n’apparaît pas au tout pre­mier rang des attentes (sauf pour des par­ti­c­uliers pour lesquels le mon­tant de l’expertise rap­porté aux enjeux est sig­ni­fi­catif, pour ne pas dire par­fois démesuré).

Le pivot du litige

De manière pragmatique, l’expert judiciaire, mais en perçoit-il clairement l’enjeu (certains assurément, d’autres, de toute évidence non), est le pivot qui concourt à la résolution du litige. Il peut être la référence, le point d’ancrage, source de la négociation, comme, à défaut d’accord, celle du juge qui tranchera le litige. En tout état de cause, dans un cas comme dans l’autre il sera le pivot.

Une des juristes d’un syn­dic de référence sur la place a résumé la sit­u­a­tion : « en trois mots : trou­ver une solu­tion ». Ce faisant, au-delà de la recherche de la solu­tion, ce sont des attentes telles que « l’impartialité » ou « l’équité ».

Cette obser­va­tion mérite cepen­dant d’être explic­itée. En effet, au tra­vers de ces deux derniers voca­bles : « impar­tial­ité » ou « équité », il con­vient de retenir que ces pro­fes­sion­nels atten­dent de l’expertise, tant de sa con­duite que de la teneur du rap­port qui en découle, qu’émane de l’expert une forme d’écoute et de compréhension.

Ain­si, même si ces deux attentes n’ont pas exacte­ment la même sig­ni­fi­ca­tion, elles sont toutes deux issues d’une réac­tion ou d’une crainte liée au fait que l’expert, enfer­mé dans une forme d’autisme, adopte une pos­ture qui laisse transparaître que ses posi­tions sont exprimées sans référence faite aux dif­fi­cultés et con­traintes tech­niques spé­ci­fiques de la par­tie considérée.

La crainte d’une injustice

D’où, en quelque sorte et par défaut, la per­cep­tion d’une forme d’injustice. Il m’a été effec­tive­ment don­né de con­stater par­fois, assez rarement, que, dès le pre­mier acced­it et avant même qu’aient été exam­inées les pièces et qu’il ait été procédé au pre­mier con­stat des dom­mages allégués, l’expert avait déjà son appré­ci­a­tion quant à l’origine des dom­mages allégués, les réu­nions ultérieures n’ayant été, en défini­tive, con­sacrées, nonob­stant les argu­ments échangés, qu’à légitimer la reli­gion ini­tiale que l’expert s’était faite à son arrivée sur le site.

L’homme de la situation

C’est du reste pour ces raisons qu’au stade de la désig­na­tion de l’expert, il advient (mais ce n’est pas sys­té­ma­tique) que le juge du référé saisi d’une demande de désig­na­tion d’expert inter­roge les avo­cats présents sur l’expert qui pour­rait être désigné.

L’expert détient la clef de la solution, et cela bien au-delà du seul rapport d’expertise

Survient alors une phase, brève mais cru­ciale, où chaque avo­cat évoque celui qui, selon lui, serait « l’homme de la sit­u­a­tion ». Ce n’est pas, là encore, la sub­jec­tiv­ité par­ti­sane qui guide la propo­si­tion qui sera faite au juge, mais seule­ment et avant tout, le degré de pro­fes­sion­nal­isme, la clarté de l’expert, son sérieux sur le fond, les délais et le coût, tels qu’ils ont pu être mesurés à l’occasion d’expertises antérieures. Cir­cu­lent alors des noms :

Untel est « illis­i­ble » ou « trop long dans la durée de ses mis­sions, il ne dépose jamais », ou encore « serait l’idéal, mais il est tou­jours sollicité ».

Fort heureuse­ment, à l’issue de cet inven­taire, un nom est évo­qué et emporte l’assentiment.

Une exigence de lisibilité

Le rapport d’expertise peut contribuer à favoriser les solutions alternatives au procès

Autre con­sid­éra­tion qui mérite d’être soulignée : ce n’est pas néces­saire­ment la par­faite con­nais­sance tech­nique de l’expert qui était atten­due, mais sa capac­ité à établir un rap­port clair, exploitable et syn­thé­tique. À choisir, il faut priv­ilégi­er l’expert capa­ble de for­malis­er objec­tive­ment et claire­ment une prob­lé­ma­tique tech­nique (quitte à ce qu’il ait quelques lacunes tech­niques) à l’expert tech­nique pointu mais illisible.

Ain­si, on peut percevoir quelques regrets qui ne sont au demeu­rant que le pen­dant des attentes : la durée exces­sive des procé­dures d’expertise, les rap­ports inex­ploita­bles car incom­plets, peu cohérents ou man­quant de clarté.

Ce qui, a con­trario, démon­tre que l’expert, directe­ment, ou avec le con­cours de son sapi­teur, expose une solu­tion claire et cohérente, détient la clef de la solu­tion, et cela bien au-delà du seul rap­port d’expertise.

Une explosion des demandes d’expertise ?

M. J. J., doyen du tri­bunal de com­merce de Paris, expose au con­traire que leur nom­bre dimin­ue. Cepen­dant, en matière de con­struc­tion notam­ment, l’expertise est une étape essentielle.

M. J. J. , doyen du tri­bunal de com­merce de Paris, expose que le nom­bre de deman­des d’expertise diminue.

De sorte que, si « au com­merce » leur nom­bre est en diminu­tion, au civ­il, eu égard aux règles d’attribution de com­pé­tence (par­ti­c­uliers, SCI, assureurs, sociétés mutuelles telles que la SMABTP), le recours à l’expertise judi­ci­aire est en plein essor, et cela de manière durable.

En effet, l’expertise est une phase, certes onéreuse et par­fois longue, mais essen­tielle dans un lit­ige. La baisse actuelle du nom­bre d’expertises au com­merce paraît sus­cep­ti­ble de deux explications.

D’une part, en rai­son des com­pé­tences d’attribution (par­ti­c­uliers, lit­iges immo­biliers) qui échap­pent au juge com­mer­cial ; d’autre part, du fait que les acteurs sus­cep­ti­bles de soumet­tre le règle­ment de leur lit­ige au juge con­sulaire sont, plus que tout autre jus­ti­cia­ble, fam­i­liers des solu­tions alter­na­tives de réso­lu­tion des lit­iges telles que l’arbitrage.

Et les attentes des experts ?

« D’abord, la dili­gence des par­ties et notam­ment dans la dif­fu­sion des pièces con­tractuelles, des dires réca­pit­u­lat­ifs qui ne soient pas la com­pi­la­tion au kilo­mètre des dires antérieurs », déclare l’un d’entre eux.

« La com­mu­ni­ca­tion des pièces dans les délais et la place lais­sée aux tech­ni­ciens pour faire val­oir leurs posi­tions respec­tives », pré­cise un autre. « L’agaçante présence de l’avocat », auraient pu dénon­cer cer­tains, dont l’évidente exas­péra­tion a le mérite de la clarté.

Pavés et réclamations

Prenons l’exemple d’un litige en matière de construction

Si des particuliers sont concernés, ce litige ne pourra que relever de la compétence d’une juridiction civile. En revanche, entre constructeurs, le litige pourra relever, en raison d’une disposition terminale du contrat de soustraitance relative à la résolution des litiges, de la compétence de la Cour d’arbitrage de la construction1.

Un émi­nent expert expose aus­si que l’efficacité de l’expertise souf­frirait de la ten­dance des deman­deurs à remet­tre des « pavés » con­sti­tués de leurs mémoires suc­ces­sifs au maître d’ouvrage, avec toutes leurs scories et dont il manque l’exposé du con­texte de l’affaire et une syn­thèse de la récla­ma­tion, laque­lle trop sou­vent com­prend les mul­ti­ples points de désac­cord avec le maître d’ouvrage (ou le maître d’oeu­vre) sans les avoir hiérar­chisés, sans en avoir dis­joint les moin­dres et sans offrir une ligne direc­trice au lecteur.

L’expert se trou­verait ain­si sou­vent chargé de com­pren­dre un dossier volu­mineux sans mode d’emploi, dans lequel la forêt cache l’arbre, voire le roseau.

De même, il exis­terait des dossiers dont l’objet évi­dent est de faire établir le mémoire de récla­ma­tion par l’expert, dont ce n’est assuré­ment pas le rôle. Ain­si, en des ter­mes pour le moins explicites, la sit­u­a­tion est ain­si résumée : « Cer­taines deman­des, peu crédi­bles, ne visant qu’à amélior­er la marge ; c’était le cas d’un dossier fondé sur les coûts – réels – sup­port­és pour repren­dre les études du maître d’oeuvre ; certes l’entreprise avait-elle dû y con­sacr­er de nota­bles moyens, mais elle y avait trou­vé de larges sources d’économies de réal­i­sa­tion des travaux de son con­trat à prix glob­al for­faitaire et n’avait guère jus­ti­fié le quan­tum de sa demande.

Il est trop fréquent de voir deman­der 100 pour une perte compt­able de 20 par des entre­pris­es qui seraient sat­is­faites de 10, alors qu’un obser­va­teur tant soit peu expéri­men­té flaire vite qu’une récla­ma­tion est un souf­flé prêt à retomber. Le coef­fi­cient de dilata­tion des récla­ma­tions est ain­si fréquem­ment proche de pi, à savoir qu’une demande pointil­liste, mal dotée en jus­ti­fi­ca­tions mais cul­ti­vant les postes redon­dants, n’est sou­vent recev­able qu’à rai­son de 1/pi du mon­tant réclamé. »

Et l’expert de for­malis­er plus encore la sit­u­a­tion en con­clu­ant : « Ce n’est point une lubie de savant Cos­i­nus mais une règle expéri­men­tale, qui a même fait florès dans des notes de l’Inspection générale des Ponts & Chaussées et qui tourne au test de cohérence. Encore qu’un coef­fi­cient de dilata­tion de pi2 ne soit pas excep­tion­nel » et que le record con­nu de l’expert que je cite s’établisse à pi4.

Dégonfler des deux bords

Fort heureuse­ment, nonob­stant « l’instrumentalisation de l’expertise par les par­ties », ce même expert de con­stater qu’il existe de nom­breuses récla­ma­tions « non souf­flées, aisées à recon­naître et inverse­ment des récla­ma­tions en con­tre-feu pour faire pièce aux pré­ten­tions injus­ti­fiées à pénal­ités et réfac­tions de maîtres d’ouvrage affligés du com­plexe du guicheti­er : il appar­tient alors à l’expert de s’attacher à dégon­fler des deux bords ».

Il con­vient de retenir que la mis­sion con­fiée à l’expert ne pose pas de dif­fi­culté (et pour cause, elle peut être amé­nagée), mais qu’en revanche, tant la con­duite, que la durée et le terme de l’expertise – le rap­port –, qu’il s’agisse de la forme ou du fond, con­stituent autant de facettes où les dif­férents acteurs s’observent.

Un rapport clair

Quoi qu’il en soit, dans un envi­ron­nement trou­blé à la fois par l’inflation nor­ma­tive et exac­er­bé par les enjeux économiques, l’allongement des délais judi­ci­aires, la recrude­s­cence des lit­iges débouchent qua­si mécanique­ment sur la mul­ti­pli­ca­tion des recours vers ceux qui ont une con­nais­sance éprouvée.

M. Jean-François Jacob (conseiller du président du CNCEJ) a pu résumer brillamment : « Si l’expertise a été bien menée, avec compétence, maîtrise et sérénité, les parties conscientes de la loyauté des débats, certaines de la qualité de l’éclairage technique apporté par l’expert dans ses réponses, accepteront la démarche de celui-ci et son avis, quitte à le discuter ensuite devant le juge, mais l’expert leur aura fourni la clef de la compréhension » (revue Expert n° 111, décembre 2013, p. 12).

En effet, même si une rela­tion con­tractuelle, qu’elle s’inscrive dans le cadre de l’exécution d’un marché pub­lic ou privé, com­prend l’appréciation de dis­po­si­tions juridiques qui échap­pent à la mis­sion de l’expert, il n’en demeure pas moins que son objet, y com­pris au regard des engage­ments con­tractuels qui en régis­sent les con­tours, demeure technique.

Dès lors, l’appréciation de la bonne exé­cu­tion de l’objet de ladite con­ven­tion (tou­jours plus com­plexe) sup­pose ou induit, en cas de lit­ige, le recours à l’analyse de celui dont les con­nais­sances sont éprou­vées. Encore faut-il que cette dernière soit for­mal­isée de manière claire et lis­i­ble, et dans des délais raisonnables.

À cet égard, il con­vient de soulign­er qu’il advient fréquem­ment qu’en présence d’un rap­port d’expertise clair, tant en ce qui con­cerne l’appréhension de la dif­fi­culté que celle des respon­s­abil­ités, des coûts et des préju­dices qui en ont découlé, le rap­port d’expertise devient la base du socle sur lequel les par­ties négocieront la fin du lit­ige qui les oppo­sait, sans atten­dre l’issue judiciaire.

De beaux jours à venir

De mesure avant dire droit, l’expertise devient mesure dictant la solution

Ain­si, il ressort qu’indiscutablement l’expertise judi­ci­aire a de beaux jours devant elle. En effet, de « mesure avant dire droit », l’expertise devient « mesure dic­tant la solu­tion ». Encore faut-il, pour ce faire, que, de la pure expres­sion d’une analyse tech­nique, l’expert ait été en mesure de la for­malis­er et de la vul­garis­er (mais n’est-ce pas, somme toute, l’objet et le sens de l’expertise?). Dès lors, le rap­port d’expertise, pour qu’il soit en mesure de dicter la solu­tion, devra être « lis­i­ble » et donc « exploitable », par des pro­fanes (financiers, juristes, etc.).

Et si Boileau avait rai­son ? « Ce que l’on conçoit bien s’énonce claire­ment, et les mots pour le dire arrivent aisé­ment. » Mais aus­si : « Soyez sim­ple avec art. »

__________________________________
1. Cour d’arbitrage de la con­struc­tion, 84, rue Charles-Laf­fitte, 92200 Neuilly-sur-Seine.

Poster un commentaire