Évaluer les préjudices

Dossier : L'ExpertiseMagazine N°695 Mai 2014
Par Pierre LOEPER (65)

La recon­nais­sance d’un préju­dice sup­pose, sur le plan juridique, l’existence d’une faute ou – au min­i­mum – d’un fait dom­mage­able, celle d’un dom­mage (causé à la vic­time) et celle d’un lien de causal­ité entre faute (ou fait dom­mage­able) et dommage.

La répa­ra­tion doit remet­tre la vic­time dans une sit­u­a­tion équiv­a­lente, faute de pou­voir être iden­tique, à celle dans laque­lle elle se serait trou­vée en l’absence de faute ou de fait dommageable.

Ain­si, l’allocation d’une somme d’argent pour­ra être réputée com­penser un préju­dice cor­porel, un préju­dice moral, ou encore une perte de revenus (revenus cer­tains ou qua­si cer­tains, on par­le alors de gains man­qués, ou revenus espérés, et on par­le d’une perte de chance).

REPÈRES

La question du comment (comment évaluer les préjudices?) est inséparable de celle du pourquoi (pourquoi faut-il les évaluer ?) et c’est celle-ci qu’il faut logiquement examiner la première.
Pourquoi faut-il évaluer les préjudices, sinon en vue de leur réparation ?

La répa­ra­tion doit, selon la jurispru­dence de la Cour de cas­sa­tion, être inté­grale (tout le préju­dice ? tel qu’il a été subi ? et rien que le préjudice).

Peu importe la plus ou moins grande effi­cience avec laque­lle la vic­time a « géré » son préju­dice. À l’inverse, les juri­dic­tions de l’ordre admin­is­tratif peu­vent réduire l’indemnisation lorsqu’une ges­tion défi­ciente par la vic­time a aggravé le dommage.

Indemnisation amiable ou judiciaire

La réparation doit remettre la victime dans une situation équivalente

La déter­mi­na­tion du préju­dice à indem­nis­er peut être ami­able ou judi­ci­aire. Dans l’un et l’autre cas, il peut être recou­ru, soit à des usages et à des tables (ain­si en est-il d’un cer­tain nom­bre de dom­mages cor­porels), soit à des travaux d’expertise. Lorsque l’indemnisation est ami­able, il est fréquent que chaque par­tie soit assistée d’un expert et que ces experts recherchent les voies d’un accord.

C’est sou­vent lorsque cet accord ne peut être trou­vé que la vic­time se tourne vers le juge (judi­ci­aire ou admin­is­tratif, selon leurs attri­bu­tions de com­pé­tence) et il est alors fréquent que ce juge ordonne une mesure d’instruction con­fiée à un tech­ni­cien, autrement dit une expertise.

Règles communes

Deux ques­tions sont générale­ment à dis­tinguer. D’abord, quelle est, voire quelles sont, la ou les caus­es du dom­mage ? L’expert (sou­vent un expert de spé­cial­ité non finan­cière : expert ingénieur notam­ment) ayant éclairé cette ques­tion de causal­ité, ou d’imputabilité, c’est au juge seul qu’il appar­tient d’en tir­er des con­séquences en ter­mes de respon­s­abil­ité et donc d’imputation de la réparation.

Ensuite, com­ment mesur­er le préju­dice, ou encore quelle somme d’argent peut être con­sid­érée comme remet­tant la vic­time dans la sit­u­a­tion équiv­a­lente évo­quée plus haut ? Cela relève, dès que la sit­u­a­tion est com­plexe, d’un expert financier.

Mais les deux ques­tions sont assez large­ment inter­dépen­dantes et les deux experts doivent tra­vailler ensem­ble, ce qui est générale­ment enrichissant pour l’un comme pour l’autre et est égale­ment de nature à sécuris­er l’expertise. Le plus sou­vent les préju­dices ont deux com­posantes : un préju­dice matériel (perte d’une valeur d’actif : immo­bil­i­sa­tion ou stock) et un préju­dice dit immatériel (perte d’exploitation).

Reconstituer la situation théorique

Premier cas : préjudice de perte de carrière d’un hémophile victime d’une transfusion avec du sang infecté par le VIH. Il s’agissait d’un cadre supérieur qui avait dû abandonner sa carrière (carrière se déroulant en partie à l’étranger) ; il est apparu qu’une part importante de la rémunération dont il aurait été susceptible de bénéficier était constituée d’indemnités non imposables. Dans la mesure où ces indemnités constituaient la contrepartie de coûts, qui n’étaient plus exposés la carrière étant interrompue, elles n’étaient pas à prendre en compte dans le préjudice. Mais quid si une partie d’entre elles pouvait être regardée comme, économiquement, une rémunération complémentaire (directe ou indirecte)?
Second cas : préjudice subi par un exploitant agricole qui avait dû interrompre son activité à la suite d’un accident. Il est apparu que son train de vie (et donc, a priori, ses revenus réels, dont il se trouvait privé) était disproportionné par rapport à ses revenus déclarés. Quel revenu perdu doit-on prendre en compte ?

Préjudice matériel

Con­cer­nant les immo­bil­i­sa­tions (con­struc­tions, équipements, etc.), une des ques­tions qui se posent est celle de la vétusté des biens détru­its. Les con­trats d’assurance la pren­nent générale­ment en compte, via un abat­te­ment par rap­port aux valeurs à neuf.

Pour les juri­dic­tions en revanche, au moins celles de l’ordre judi­ci­aire, la valeur à neuf peut être envis­agée dans la mesure où la vic­time n’a pas demandé à ce que ses instal­la­tions soient détru­ites, et où il n’existe pas de biens d’occasion sur le marché : on ne peut recon­stru­ire qu’à neuf (ou encore si on recon­stru­it ou si on répare une instal­la­tion indus­trielle, c’est en se soumet­tant à des normes de qual­ité, de sécu­rité ou envi­ron­nemen­tales plus sévères que celles affec­tant les biens d’origine).

En revanche, les juri­dic­tions de l’ordre admin­is­tratif admet­tent que soit pris en compte l’enrichissement dont béné­fi­cie involon­taire­ment la victime.

Con­cer­nant les stocks détru­its, il est générale­ment admis que ceux-ci doivent être indem­nisés sur la base de leur coût de revient. Si leur destruc­tion implique une perte de vente, celle-ci sera logique­ment traitée au sein du préju­dice immatériel (la perte d’exploitation).

Perte d’exploitation

Il s’agit là de com­par­er, en ter­mes d’impact financier (en général impact sur le compte de résul­tat de l’entreprise vic­time du sin­istre), la sit­u­a­tion réelle (compte tenu de la faute ou du fait dom­mage­able) avec la sit­u­a­tion théorique, dans laque­lle la faute ou le fait dom­mage­able ne seraient pas survenus.

Le problème est complexe quand il s’agit d’évaluer une perte de chiffre d’affaires et ses conséquences

C’est la recon­sti­tu­tion de cette sit­u­a­tion théorique, dite encore « con­tre­factuelle », qui pose en général prob­lème. La ques­tion sem­ble sim­ple s’agissant des sur­coûts (coûts qui n’auraient pas été engagés); encore faut-il choisir un mode d’évaluation de ceux-ci : coût mar­gin­al (lim­ité aux frais vari­ables) ou coût com­plet (incor­po­rant des frais fixes).

Deux thès­es s’affrontent, celle selon laque­lle les frais fix­es con­stituent les charges quoi qu’il arrive, et celle selon laque­lle les principes de bonne ges­tion veu­lent qu’ils soient rémunérés.

Mais le prob­lème est plus com­plexe quand il s’agit d’évaluer une perte de chiffre d’affaires, c’est-à-dire de com­par­er le chiffre d’affaires réel avec celui qui aurait nor­male­ment dû être réal­isé en l’absence de faute ou de fait dom­mage­able. On ne peut se con­tenter de pro­longer les ten­dances passées, il faut aus­si pren­dre en compte l’évolution des paramètres exogènes sus­cep­ti­bles d’influer sur le niveau d’activité (con­jonc­ture, con­cur­rence, vari­a­tions saison­nières, etc.), ce qui sup­pose de les avoir au préal­able identifiés.

Il s’agit d’un véri­ta­ble tra­vail de prévi­sion. À par­tir de ce chiffre d’affaires per­du, on déter­min­era, à l’aide d’une analyse compt­able, la perte de marge sur coûts vari­ables. En effet, en con­séquence des ventes non réal­isées, des frais vari­ables (frais qui évolu­ent pro­por­tion­nelle­ment à la pro­duc­tion) ont été éludés et il con­vient d’en tenir compte.

La dif­fi­culté essen­tielle réside dans la recon­sti­tu­tion de la sit­u­a­tion théorique. Celle-ci impose à l’expert financier de com­pren­dre et de maîtris­er les con­di­tions d’exercice par la vic­time de son activité.

Une spécialité autonome

L’évaluation des préju­dices met en œuvre à la fois un raison­nement juridique, une démarche économique et des out­ils d’analyse finan­cière et compt­able. Elle néces­site surtout, s’agissant de préju­dices indus­triels, une con­nais­sance suff­isante de l’entreprise, qui passe par un tra­vail d’analyse préalable.

Ajou­tons que la con­fronta­tion des points de vue et la con­tro­verse tech­nique (entre la vic­time, l’auteur de la faute ou du fait dom­mage­able, et leurs assureurs respec­tifs, ou entre les experts lorsqu’ils sont deux) sur l’étendue du préju­dice, ce que le Code de procé­dure civile appelle le respect du principe de la con­tra­dic­tion, con­stituent un indis­pens­able filet de sécu­rité pour l’expert.

Si celui-ci n’est pas un arbi­tre, il n’en doit pas moins accepter d’examiner la ques­tion sous cha­cun des angles envis­age­ables, répon­dre aux objec­tions qui lui sont faites et motiv­er son avis.

Ain­si conçue, l’évaluation des préju­dices con­stitue par ses car­ac­tères spé­ci­fiques une spé­cial­ité autonome, tout en emprun­tant large­ment à d’autres disciplines.

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