Conciliation en marchés publics : les CCRA

Dossier : L'ExpertiseMagazine N°695 Mai 2014
Par Georges ROZEN (61)

Une instance collégiale représentative

Les parties suivent l’avis du comité national dans plus de 90% des cas

Les avis émis par les CCRA n’ont pas autorité de la chose jugée : ils ne valent donc que par leur per­ti­nence et l’autorité morale du comité. Cette autorité est portée en pre­mier lieu par son prési­dent, elle est fondée sur une com­po­si­tion col­lé­giale où les organ­i­sa­tions pro­fes­sion­nelles ont leur place et où les divers points de vue sont représen­tés et enfin sur la com­pé­tence et l’expérience du rapporteur.

Il en résulte qu’en pra­tique les par­ties suiv­ent l’avis du comité nation­al dans plus de 90 % des cas. Le tra­vail du rap­por­teur, qui pré­pare les infor­ma­tions néces­saires au comité pour pro­pos­er une solu­tion accept­able par les par­ties, est donc essen­tiel pour son efficacité.

REPÈRES

Les CCRA sont des instances de conciliation dont l’objectif principal est d’éviter aux parties des procès longs et coûteux, aux résultats parfois incertains. Ils ne sont pas des instances d’arbitrage (dont le jugement vaut en droit celui d’un tribunal étatique) ni de médiation (qui, sans chercher à la justifier, aident les parties à trouver ensemble une solution).
Ils ne créent pas de droits et ne donnent que des avis, dans de brefs délais. Au final, les parties restent libres et responsables de la solution qu’elles donnent au litige.

La difficile application du droit

La plu­part du temps, le mémoire sai­sis­sant le comité peut s’interpréter comme une récla­ma­tion du tit­u­laire. Il y met en avant des postes de dépens­es sup­plé­men­taires qui ne seraient pas de sa respon­s­abil­ité, dont il demande l’indemnisation1.

Pénalisation du droit

Une des difficultés rencontrées par les CCRA vient de la pénalisation du droit des marchés publics qui a créé le délit d’avantage injustifié. L’indemnité proposée pour résoudre le litige ne doit donc pas risquer d’être interprétée comme un tel avantage.
De toute façon, la présence des organisations professionnelles au comité peut le conduire à examiner une éventuelle distorsion de concurrence causée par l’indemnité proposée.

La recherche des élé­ments de droit néces­saires à l’instruction de la récla­ma­tion présente des par­tic­u­lar­ités pro­pres à l’action des comités qui n’ont pas à dire le droit, mais à éviter les procé­dures judi­ci­aires. Ain­si, le rap­por­teur doit en pre­mier lieu éclair­er le comité sur les élé­ments majeurs qui pour­raient con­duire une des par­ties à ignor­er son avis et à recourir à un procès.

Une autre dif­fi­culté est liée au fait que si un lit­ige, dans un con­trat privé, con­cerne deux par­ties, dans un marché pub­lic, il y en a en réal­ité trois : l’administration qui a signé le marché, le tit­u­laire et le compt­able pub­lic, qui a en France une respon­s­abil­ité propre.

Ain­si, il peut arriv­er que le lit­ige con­cerne en fait non pas le tit­u­laire du marché et l’administration qui l’a signé, mais celle-ci et le compt­able pub­lic, qui estimerait les paiements pro­posés cri­ti­quables. Ce dernier est de fait sou­vent représen­té au comité.

Faire preuve de modération

Le rap­por­teur doit rester mod­éré dans ses inter­pré­ta­tions juridiques car « les con­ven­tions oblig­ent non seule­ment à ce qui y est exprimé, mais encore à toutes les suites que l’équité, l’usage ou la loi don­nent à l’obligation d’après sa nature » (arti­cle 1135 du Code civ­il, qui va à l’encontre d’une approche pure­ment for­mal­iste du droit des con­trats, inspirée des pra­tiques anglo-saxonnes).

Devoir d’information et de conseil

À l’instar des évolutions perceptibles dans le droit commercial, la violation de l’obligation accessoire d’information et de conseil entraîne la mise en jeu de la responsabilité contractuelle du débiteur de cette obligation.

Toute­fois, s’il doit exam­in­er avec rigueur toutes les sit­u­a­tions non sus­cep­ti­bles d’interprétations par les tri­bunaux, comme, par exem­ple, celles rel­a­tives aux délais de for­clu­sion prévus dans l’exécution des con­trats, il évite en général le juridisme sur ce type de questions.

Quant à l’appréciation de l’équité, le plus sou­vent de bon sens, elle doit tenir compte d’une évo­lu­tion de la com­mande publique vers une plus grande respon­s­abil­i­sa­tion des four­nisseurs dans la déf­i­ni­tion et la sat­is­fac­tion des besoins de la puis­sance publique.

Ain­si, alors qu’un tri­bunal s’attacherait en pri­or­ité à la seule appli­ca­tion du droit, le comité fera preuve de plus ou moins de bien­veil­lance dans l’examen d’une récla­ma­tion selon que les ser­vices ren­dus ou les pro­duits livrés sont ou non satisfaisants.

Instruction de la réclamation

Le rap­por­teur doit instru­ire le dossier avec toute l’objectivité néces­saire en exam­i­nant le point de vue de chaque par­tie, mais il est libre de la méth­ode qu’il emploie pour arriv­er à la bonne infor­ma­tion du comité.

Le rapporteur doit instruire le dossier avec toute l’objectivité nécessaire

Le rap­por­teur ne doit pas s’étonner des efforts qu’il doit con­sen­tir pour com­pren­dre la sit­u­a­tion, car les dossiers présen­tent sou­vent des imper­fec­tions qui peu­vent provenir soit de l’ancienneté des faits, les pro­tag­o­nistes n’étant plus présents ; soit d’un cli­mat con­flictuel ne favorisant pas l’objectivité dans la présen­ta­tion des faits ; soit au con­traire du manque d’intérêt des pro­tag­o­nistes pour l’affaire, traitée par des per­son­nes qui n’ont pas con­nu les faits en direct ; soit enfin parce que la com­pé­tence du tit­u­laire en matière de demande d’indemnité com­plé­men­taire est faible voire nulle, notam­ment pour les PME2.

Les documents contractuels font foi

Les ter­mes du con­trat et les con­di­tions de son élab­o­ra­tion sont à exam­in­er en préal­able puisqu’ils décrivent la com­mune inten­tion des par­ties3.

Un travail fastidieux mais indispensable

L’examen des documents contractuels peut paraître fastidieux car, dans la « vraie vie », les parties au contrat ne l’ont pas toujours lu avec toute l’attention nécessaire et le perçoivent souvent comme une obligation bureaucratique imposée par les services juridiques. Hélas, en cas de litige, il n’y a pas d’autre solution que de s’y reporter.

Ils con­ti­en­nent sou­vent les ger­mes du con­flit : la nature et l’étendue des besoins à sat­is­faire sont impré­cis­es, les risques à sup­port­er et les respon­s­abil­ités récipro­ques du tit­u­laire et de l’administration sont mal défi­nis ou irréal­istes, les claus­es admin­is­tra­tives ignorent leurs con­séquences tech­niques et les claus­es tech­niques leurs con­séquences juridiques.

Le rap­por­teur peut ensuite exam­in­er les cir­con­stances de l’exécution du con­trat qui ont con­duit au lit­ige, les accords ultérieurs écrits ou implicites étab­lis en cours de réal­i­sa­tion, la régu­lar­ité du com­porte­ment et les inten­tions des par­ties, etc.

Vérifier et justifier les dépenses supplémentaires

Le pre­mier point de la récla­ma­tion à regarder, poste par poste, est celui de la réal­ité des dépens­es sup­plé­men­taires indem­nis­ables et de leur rap­port direct et cer­tain avec le marché.

Il s’agit à ce stade de valid­er ou non le principe de leur prise en compte plutôt que leur mon­tant. Une fois validée la recev­abil­ité des dépens­es indem­nis­ables, il faut en véri­fi­er le mon­tant, car il arrive que le tit­u­laire compte deux fois la même dépense (par exem­ple pour l’imputation de frais généraux), ou sures­time sa demande.

Il appar­tient au rap­por­teur de la ramen­er à des chiffres plau­si­bles, con­formes aux pra­tiques de la pro­fes­sion et à l’application du marché.

« Faux litiges »

La pra­tique mon­tre que par­fois les par­ties s’accordent sur un mon­tant glob­al d’indemnités mais hési­tent à sign­er un pro­to­cole trans­ac­tion­nel qui réglerait le lit­ige sans l’intervention du comité, car elles porteraient seules la respon­s­abil­ité de sa jus­ti­fi­ca­tion. Elles sai­sis­sent alors le comité sur ce mon­tant pour val­i­da­tion, avant de présen­ter la chose au compt­able public.

Dans cette sit­u­a­tion qui s’analyse comme une homolo­ga­tion de trans­ac­tion, le rap­por­teur ne doit pas céder à la facil­ité et valid­er sim­ple­ment le mon­tant pro­posé par les deux par­ties. En effet cela empiéterait sur les respon­s­abil­ités du comité et pour­rait con­duire le compt­able pub­lic à ne pas suiv­re l’avis émis sur ces bases.

Rien n’empêche alors le rap­por­teur d’examiner le dossier comme une récla­ma­tion nor­male où, surtout s’agissant d’argent pub­lic, l’avis du comité doit se fonder sur d’autres jus­ti­fi­ca­tions que le seul accord des parties.

Imputation des responsabilités

Si le titulaire a une responsabilité partielle dans l’occurrence de la dépense supplémentaire, il ne peut être indemnisé que d’une part de la dépense.
Pour la calculer, même si en fin de compte l’avis du comité ne comprend qu’un montant global, le rapporteur doit s’astreindre à bien expliquer les bases de son raisonnement pour chaque poste de la réclamation : considérations de droit ou d’équité (que le comité pourra éventuellement apprécier autrement); usages ou « bonnes pratiques » admis dans certains secteurs ou professions, comme, par exemple, dans les marchés d’armement, de communication, ou les marchés de maîtrise d’œuvre de bâtiment et pas dans d’autres ; considérations techniques et économiques.

Il faut faire ressortir les causes premières

Une fois ce tra­vail d’analyse effec­tué, il est utile d’en faire une syn­thèse, afin de bien faire ressor­tir les caus­es pre­mières du lit­ige et leur rela­tion avec la solu­tion envis­agée. L’expérience mon­tre en effet que le partage de la com­préhen­sion du dossier par les mem­bres du comité est un préal­able indis­pens­able à son fonc­tion­nement col­lé­gial, qui est le fonde­ment de son efficacité.

Le fait que le rap­por­teur exam­ine à la fois les aspects juridiques et tech­niques est essen­tiel pour arriv­er à ce partage, surtout dans les délais prévus.

Une approche utile mais menacée

Le dis­posi­tif des CCRA (Comités con­sul­tat­ifs de règle­ment ami­able) impose au rap­por­teur une approche rationnelle des con­flits et de leur solu­tion, qui se déroulent pour­tant sou­vent dans un con­texte passionnel.

Les considérations politiques prévalent sur la démarche scientifique

Elle est d’autant plus moti­vante qu’elle se fait sans nég­liger l’équité, bien plus sub­jec­tive, mais dis­tincte de l’expertise tech­nique et juridique apportée par le rapporteur.

Il n’est pas sûr qu’à terme cette approche sur­vive dans un monde où le court terme de la démoc­ra­tie entre en con­flit avec le long terme de la sci­ence. Les con­sid­éra­tions poli­tiques, médi­a­tiques, d’humeur immé­di­ate de l’opinion pré­va­lent sur la démarche sci­en­tifique qui établit les faits, décou­vre les phénomènes et tente de les expliquer.

Cette recherche rationnelle et neu­tre des caus­es des con­flits et des solu­tions pour les résoudre, tou­jours laborieuse, est sou­vent mal reconnue.

Enfin, bien que cela ne doive pas être son but pre­mier, le tra­vail du rap­por­teur pour­rait con­tribuer à éclair­er, ex post, la déli­cate ques­tion de l’efficacité de la com­mande publique, qui aujourd’hui relève plus sou­vent du fan­tasme que d’une approche objective.

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1. Arti­cle 1142 du Code civ­il : « Toute oblig­a­tion de faire ou de ne pas faire se résout en dom­mages et intérêts, en cas d’inexécution de la part du débiteur. »
2. Remar­que qui ne doit pas être prise comme une cri­tique, la com­pé­tence d’une entre­prise en ce domaine n’est pas tou­jours appré­ciée de ses clients.
3. C’est le cas du mémoire tech­nique dans les lit­iges de BTP.

UNE PRATIQUE EXEMPLAIRE ET EFFICACE

Par Serge Ruel (63), expert judiciaire

En com­plé­ment à l’article de G. Rozen, il m’est apparu souhaitable de présen­ter briève­ment le point de vue d’un prési­dent de CCRA en activ­ité, M. Jacques Léger, con­seiller d’État hon­o­raire, devant lequel je rap­porte fréquem­ment des dossiers sou­vent intel­lectuelle­ment intéres­sants et tou­jours tech­nique­ment instruc­tifs, quels qu’en soient les enjeux, minces ou con­sid­érables. Il m’a autorisé la pub­li­ca­tion des points essen­tiels de la let­tre de mis­sion type qu’il adresse aux rapporteurs :

« Vous trou­verez ci-joint les pièces de la sai­sine ain­si que les obser­va­tions en défense de la par­tie adverse. Ces pièces ont été com­mu­niquées aux par­ties par les soins du secré­tari­at qui leur a pré­cisé vos coor­don­nées pro­fes­sion­nelles (adresse postale et élec­tron­ique, téléphone).

Mon vœu est que toute éventuelle pro­duc­tion sup­plé­men­taire vous soit adressée directe­ment par les par­ties qui assureront entre elles le con­tra­dic­toire de sorte qu’aucune pièce nou­velle ne parvi­enne au secré­tari­at durant l’instruction.

« Je me per­me­ts d’insister sur l’utilité de débuter vos opéra­tions par la tenue d’une réu­nion avec les par­ties, soit sur les lieux du marché, soit dans les locaux du maître d’ouvrage, soit dans vos locaux professionnels.

« L’expérience a en effet démon­tré qu’un échange oral et peu for­mal­isé per­me­t­tait de cir­con­scrire le dif­férend et soit d’amorcer la recherche d’un règle­ment trans­ac­tion­nel, soit d’acter l’impossibilité de dégager une solu­tion amiable.

« Votre mis­sion s’achèvera par l’établissement d’un rap­port exposant les ter­mes du lit­ige, pré­cisant les élé­ments du désac­cord sub­sis­tant et for­mu­lant des propo­si­tions des­tinées à éclair­er le Comité sur l’avis qu’il pour­ra ren­dre en vue d’une pos­si­ble solu­tion amiable.

« S’il ne m’appartient pas de vous don­ner de quel­con­ques direc­tives quant au con­tenu de ce rap­port, je me dois de vous rap­pel­er que la mis­sion du Comité est, aux ter­mes de la loi (CMP, art. 127), de rechercher une solu­tion ami­able et équitable. Son inter­ven­tion ne doit dès lors en aucun cas se con­fon­dre avec un règle­ment con­tentieux. Celui-ci relève de la seule com­pé­tence de la juri­dic­tion admin­is­tra­tive, à laque­lle d’ailleurs les par­ties peu­vent tou­jours, en défini­tive, décider de recourir.

« Votre rap­port sera com­mu­niqué aux par­ties ain­si qu’aux mem­bres du Comité en même temps qu’ils seront con­vo­qués à la séance au cours de laque­lle sera exam­inée l’affaire, soit 15 jours avant cette séance. Vous en présen­terez orale­ment la syn­thèse en intro­duc­tion des débats, aux­quels vous apporterez une con­tri­bu­tion essentielle. »

Une procédure efficace

Sous l’égide de Jacques Léger, le comité de Mar­seille a adop­té en 2012 une procé­dure orig­i­nale, en ver­tu de laque­lle le secré­tari­at du comité n’est des­ti­nataire que du mémoire de sai­sine et des pre­mières obser­va­tions en défense ; la désig­na­tion du rap­por­teur inter­vient après récep­tion du mémoire en défense ; les par­ties sont infor­mées de cette désig­na­tion et invitées à pour­suiv­re l’instruction directe­ment avec le rap­por­teur, de préférence par cour­riel ; le rap­por­teur est invité à pren­dre la direc­tion de l’instruction en récla­mant les pièces néces­saires, en sus­ci­tant des audi­tions (si pos­si­ble, une réu­nion com­mune) et en fix­ant une date de clô­ture de l’instruction ; enfin, le rap­port est com­mu­niqué aux par­ties 15 jours avant la séance de con­cil­i­a­tion sans pos­si­bil­ité pour elles d’y répon­dre par écrit.

Le bilan de cette réforme, par­ti­c­ulière­ment de son dernier point auquel je suis fort attaché, la com­mu­ni­ca­tion du rap­port aux par­ties, lui appa­raît extrême­ment posi­tif : réduc­tion sen­si­ble de la durée de la séance et cli­mat plus prop­ice à la conciliation.

En out­re, il ne sus­cite pas la cri­tique, à laque­lle se livrent volon­tiers – à juste titre – les avo­cats, d’un défaut de con­tra­dic­toire dans le proces­sus, lequel affaib­lit la portée des avis aux yeux des maîtres d’ouvrage les moins enclins à déli­er les cor­dons de leur bourse.

Résultats probants

Mais surtout, Jacques Léger a con­staté aug­men­ta­tion très nette de la pro­por­tion des avis suiv­is par les col­lec­tiv­ités publiques : de 45 % en 2011 à 80 % en 2013. Con­crète­ment, c’est une cinquan­taine de lit­iges, dont cer­tains à fort enjeu (jusqu’à une ving­taine de mil­lions d’euros), qui ont trou­vé leur solu­tion trans­ac­tion­nelle dans le seul ressort de la cour admin­is­tra­tive d’appel de Mar­seille en deux ans sans recours à un juge.

Les mémoires en demande exposent sou­vent que leur « démarche présente l’intérêt d’éviter une procé­dure longue et coû­teuse auprès du tri­bunal admin­is­tratif et de par­venir rapi­de­ment à un règle­ment juste et équitable, l’efficacité du CCIRAL de Mar­seille dans ce domaine n’étant plus à démon­tr­er, ce qui est d’ailleurs recon­nu par les parties ».

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