Organiser le travail productif, de l’Antiquité à nos jours

Dossier : L’entreprise dans la sociétéMagazine N°690 Décembre 2013
Par Alain d'IRIBARNE

Nous nous inter­ro­geons beau­coup sur les organ­i­sa­tions du tra­vail qui seraient les mieux à même de favoris­er les per­for­mances de nos entre­pris­es. Seule une mise en per­spec­tive his­torique longue, à la fois par­a­dig­ma­tique et socié­tale, avec ses temps longs et ses temps courts, per­met de répon­dre à une telle question.

REPÈRES
À tra­vers les siè­cles, voire les mil­lé­naires, on ren­con­tre deux grands types d’organisation du tra­vail qui coex­is­tent et s’hybrident continuellement.
Le type arti­sanal, dom­i­nant dans des organ­i­sa­tions pro­duc­tives de taille petite ou moyenne, asso­cie, autour d’un « patron-maître » et d’une divi­sion du tra­vail organ­isée en « métiers », des out­il­lages le plus sou­vent autonomes.
Le type indus­triel se ren­con­tre dans des organ­i­sa­tions pro­duc­tives de grande taille, s’appuyant sur une divi­sion du tra­vail rel­a­tive­ment poussée, organ­isée en postes de tra­vail placés sous le con­trôle d’une organ­i­sa­tion hiérar­chique déléguée à un tiers et le plus sou­vent asso­ciée à des machines liées.
Ces deux grands types ont tou­jours coex­isté suiv­ant une loi informelle qui lierait l’importance de la divi­sion du tra­vail à l’importance des débouchés et, donc, à l’importance du vol­ume des échanges.

Les dynamiques productives

Les dynamiques des organ­i­sa­tions pro­duc­tives con­stituent une com­posante essen­tielle des dynamiques des sociétés. Comme le mon­tre si bien Bertrand Gille à pro­pos des ingénieurs au Moyen Âge, ces dynamiques met­tent en étroite rela­tion ces sit­u­a­tions qui lient les inven­tions tech­niques avec la représen­ta­tion du monde.

Pro­duire ensem­ble mais aus­si partager les fruits de la pro­duc­tion de richesses

Un élé­ment essen­tiel dans ces dynamiques pro­duc­tives est que l’ensemble des insti­tu­tions qui les sup­por­t­ent mobilise de façon sym­bi­o­tique des rap­ports soci­aux à la fois coopérat­ifs et antag­o­niques, tant indi­vidu­els que collectifs.

Dans ces organ­i­sa­tions pro­duc­tives, lieux de pou­voir mais aus­si lieux de plaisir et de souf­france, il s’agit de pro­duire ensem­ble mais aus­si de partager les fruits de la pro­duc­tion de richesses.

Ce mode d’organisation ne préjuge pas en lui-même des formes con­crètes de divi­sions du tra­vail puisque, par exem­ple, des don­neurs d’ordre dans le cadre d’un tra­vail à façon sont des con­tribu­teurs d’un tra­vail à domi­cile dont on con­naît la péren­nité. De même, il ne préjuge pas des formes d’organisation col­lec­tives qui exis­teront, si ce n’est qu’à tra­vers les con­fréries, guildes, cor­po­ra­tions et autres ordres pro­fes­sion­nels elles ten­dent à opér­er des pra­tiques restric­tives à par­tir de con­trôles sur les lib­ertés d’accès et d’établissement, mais aus­si à met­tre en œuvre des pra­tiques de sol­i­dar­ités collectives.

Corporations et confréries

Ain­si, à pro­pos de l’organisation du tra­vail des métiers de la con­struc­tion au Moyen Âge et au début des temps mod­ernes, il peut être écrit : « Dans cer­taines villes ou régions, il exis­tait des cor­po­ra­tions, générale­ment organ­isées par les autorités civiles pour con­trôler le monde ouvrier.

Toute­fois cor­po­ra­tions et autres groupe­ments d’artisans présen­taient la car­ac­téris­tique com­mune de se dou­bler sou­vent d’une con­frérie (d’où le nom de « frères »), asso­ci­a­tion à but religieux (célébra­tion d’une ou plusieurs mess­es annuelles, par­tic­i­pa­tion aux funérailles), car­i­tatif (assis­tance aux mem­bres malades ou en dif­fi­culté, aux veuves et aux orphe­lins, créa­tion éventuelle d’hospices ou hôpi­taux) et con­vivial (ban­quets égayés de chants).»

Le siège de la corporation des cordonniers (Scuola dei Calegheri) à Venise (Italie) .
Les arti­sans du Moyen Âge se regroupaient en con­fréries. Ici, le siège de la cor­po­ra­tion des cor­don­niers (Scuo­la dei Calegheri) à Venise (Ital­ie) .

La révolution industrielle du Moyen Âge

Seg­menter l’appareil productif
Max Weber, à pro­pos de l’organisation du tra­vail dans l’Antiquité et, tout par­ti­c­ulière­ment dans l’Empire romain, évoque déjà les grands domaines agri­coles. Pour rap­procher cette organ­i­sa­tion pro­duc­tive antique de l’organisation médié­vale, il note, comme car­ac­téris­tique com­mune, l’existence d’une seg­men­ta­tion de l’appareil pro­duc­tif entre une pro­duc­tion arti­sanale qui mobilise des hommes libres, et les grandes pro­priétés gou­vernées par des régis­seurs, qui mobilisent des esclaves sur un mod­èle militaire.

Les péri­odes préin­dus­trielles s’étendent, pour l’Europe, du XVe siè­cle au XVIIIe siè­cle. On les retrou­ve au XIXe siè­cle. Mais la grande rup­ture dans les organ­i­sa­tions pro­duc­tives de notre monde occi­den­tal s’est opérée non pas, comme on le con­sid­ère le plus sou­vent, avec la révo­lu­tion indus­trielle située en Angleterre au XVIIIe siè­cle, mais à la fin du Moyen Âge et au début de la Renais­sance, dans une péri­ode qui asso­cie la dis­pari­tion de la servi­tude à un développe­ment con­comi­tant d’outils « mécanisés ».

Les mineurs étaient des hommes libres, les ouvri­ers du tex­tile de véri­ta­bles prolétaires

C’est ain­si que Jean Gim­pel mon­tre qu’il est per­ti­nent d’évoquer une révo­lu­tion indus­trielle du Moyen Âge, avec une révo­lu­tion du monde du tra­vail causée par un renou­velle­ment des sources d’énergie et par les inven­tions technologiques.

Jean Gim­pel rap­pelle cepen­dant que les trans­for­ma­tions qui se sont opérées dans « la con­di­tion des tra­vailleurs » ne l’ont pas été sans con­trastes. En attes­tent par exem­ple les écarts qui exis­taient entre les droits et priv­ilèges des mineurs et le statut des ouvri­ers de la grande indus­trie médié­vale du tex­tile. Ain­si, écrit-il, « les mineurs étaient des hommes libres, alors que les ouvri­ers du tex­tile des villes indus­trielles de Flan­dre et d’Italie for­maient un véri­ta­ble pro­lé­tari­at asservi à un sys­tème capitaliste ».

Réal­ité et évolution
Il existe un solide décalage entre la réal­ité et la vision très linéaire et séquen­tielle des évo­lu­tions. Par exem­ple, la ten­dance à assim­i­l­er une organ­i­sa­tion pro­duc­tive appuyée sur une divi­sion poussée du tra­vail à l’avènement de l’industrie man­u­fac­turière au XVIIIe siè­cle, suiv­ant le mod­èle de la fameuse fab­rique d’épingles d’Adam Smith, con­fortée par le tay­lorisme au détour du XXe siè­cle et la réalité.
Toute­fois, un tel décalage ne remet pas en cause tout ce qui a pu être écrit sur les organ­i­sa­tions du tra­vail et les con­di­tions ouvrières asso­ciées à l’industrie mod­erne – celle de Dick­ens, de Zola ou du Chap­lin des Temps mod­ernes, pas plus qu’il ne remet en cause ce qui a pu être écrit sur le tra­vail dans les organ­i­sa­tions pro­duc­tives tay­lorisées de l’après-guerre, aus­si bien indus­trielles que tertiaires.
En revanche, il per­met d’entrer avec sub­til­ité dans la manière dont les con­struc­tions socié­tales et les logiques cul­turelles se sont saisies du par­a­digme pro­duc­tif « tay­lo­rien-for­di­en » pour se l’approprier. Il en va ain­si, par exem­ple, de la sin­gu­lar­ité de l’Allemagne en rai­son des struc­tures et des modal­ités de fonc­tion­nement tant de sa for­ma­tion pro­fes­sion­nelle que de ses rela­tions professionnelles.

Une industrialisation de l’artisanat

Cette révo­lu­tion s’est effec­tuée via une « indus­tri­al­i­sa­tion » de l’artisanat au sein duquel est née et s’est dévelop­pée peu à peu la fig­ure emblé­ma­tique du bour­geois qui allait con­stituer la base sociale de la révo­lu­tion indus­trielle ultérieure, met­tant ain­si en évi­dence ces proces­sus longs d’incubation sociale et tech­nique qui prési­dent à l’évolution de toutes les sociétés. En intro­duisant une per­spec­tive de long terme, il est intéres­sant de con­stater une simil­i­tude avec ce qui a existé plusieurs siè­cles plus tard en Amérique cen­trale et dans les États du sud des États-Unis.

BIBLIOGRAPHIE

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  • Alain d’Iribarne, Per­for­mance au tra­vail ; et si tout com­mençait par vos bureaux ? Paris, Italiques, 2012.
  • Alain d’Iribarne, « La @production : vers un mod­èle néoar­ti­sanal de ser­vices sur mesure numérisés », Revue européenne de for­ma­tion pro­fes­sion­nelle, 2005.
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  • Max Weber, Économie et Société dans l’Antiquité, Paris, La Décou­verte, 1998.

Pour Max Weber, l’effondrement de l’Empire romain serait moins dû aux envahisse­ments des « peu­ples bar­bares » qu’à une perte de com­péti­tiv­ité des grands domaines liée à l’assèchement des ressources en esclaves.

La logique de l’honneur

En France, avec ses lignes hiérar­chiques les plus longues de tous les pays indus­tri­al­isés, la « logique de l’honneur » est revendiquée par les ouvri­ers, même les moins qual­i­fiés, comme base de leur « noblesse » professionnelle.

Vers un mod­èle néoar­ti­sanal de ser­vices sur mesure numérisés

Elle inter­vient comme une sorte de con­tre-pou­voir dans ce red­outable classe­ment du noble et du vil des fonc­tions, vision qui déter­mine des rangs autant que des statuts et qui vient si bien entraver les coopéra­tions tant recher­chées par nos man­agers en quête d’efficacité pro­duc­tive. Elle per­met égale­ment de mieux cern­er les con­di­tions de réus­site des proces­sus actuels de décon­struc­tion et recon­struc­tion de ce par­a­digme via ce que nous avons appelé « un mod­èle néoar­ti­sanal de ser­vices sur mesure numérisés », s’appuyant sur des généra­tions nou­velles de tech­nolo­gies de l’information et de la com­mu­ni­ca­tion (tech­nolo­gies qual­i­fiées d’intelligentes) ain­si que sur des entre­pris­es « envi­ron­nemen­tale­ment » et sociale­ment responsables.

Cela pour­rait con­stituer les prémices d’une nou­velle « révo­lu­tion indus­trielle » sus­cep­ti­ble de remet­tre en cause notre civilisation.

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