La société à objet social étendu, un statut innovant

Dossier : L’entreprise dans la sociétéMagazine N°690 Décembre 2013
Par Blanche SEGRESTIN
Par Armand HATCHUEL

En péri­ode de crise économique et sociale, on attend néces­saire­ment beau­coup des entre­pris­es. D’abord qu’elles innovent pour être com­péti­tives, mais aus­si qu’elles con­cilient com­péti­tiv­ité économique avec pro­grès social et respect de l’environnement.

Les entre­pris­es, telles qu’elles sont aujourd’hui définies et gou­vernées, peu­vent-elles relever de tels défis ? Le voudraient-elles qu’elles ne le pour­raient pas for­cé­ment. C’est ce que nous mon­tre la crise actuelle.

REPÈRES
L’ouvrage pro­posé par les auteurs, Refonder l’entreprise, reprend les thès­es du pro­gramme de recherche pluridis­ci­plinaire du Col­lège des Bernardins sur les formes de la pro­priété et les respon­s­abil­ités sociales.
Le regain d’intérêt porté aujourd’hui à l’économie dite « sociale et sol­idaire » ne doit pas faire oubli­er que c’est l’ensemble des entre­pris­es qui pour­ra enclencher une crois­sance pos­i­tive et durable : créer des emplois durables et de qual­ité, dévelop­per des tech­nolo­gies écologiques et génér­er de nou­veaux modes de vie.
Il est urgent de créer d’autres statuts de société et du dirigeant pour sor­tir non seule­ment de la crise finan­cière, mais aus­si de la crise de la R&D et des pro­jets d’innovation.

Une dominance actionnariale

En exam­i­nant les caus­es pro­fondes de cette crise, on s’aperçoit que le cadre juridique ne laisse pas les entre­pris­es totale­ment libres. Non pas parce qu’il pousse à cer­taines options stratégiques, mais parce qu’il a ren­du pos­si­bles une con­cep­tion de l’entreprise et un mod­èle de gou­ver­nance à dom­i­nante action­nar­i­ale avec une focal­i­sa­tion crois­sante et dif­fi­cile à endiguer sur la rentabil­ité à court terme.

Dans ce con­texte, l’innovation, la vision à long terme et la respon­s­abil­ité sociale n’ont pas dis­paru, mais elles ne sont plus prioritaires.

Un défaut de droit

La crise économique actuelle ne se com­prend qu’en prenant la mesure de la pro­fonde trans­for­ma­tion de la gou­ver­nance des entre­pris­es depuis les années 1980.

Le cadre juridique ne laisse pas les entre­pris­es totale­ment libres

Les grandes entre­pris­es, qui représen­tent une forte majorité des investisse­ments mon­di­aux en R&D, ont vu leur man­age­ment de plus en plus soumis au critère de la valeur action­nar­i­ale. Un ensem­ble de dis­posi­tifs d’incitation, de rémunéra­tion et d’évaluation a été mis en place pour encadr­er l’action des dirigeants dans le but « d’aligner », comme le demande la « théorie de l’agence », leurs choix et leurs com­porte­ments sur l’intérêt des actionnaires.

La cor­po­rate gov­er­nance s’est imposée comme une nou­velle norme inter­na­tionale, remod­e­lant tous les critères de ges­tion, jusqu’aux règles compt­a­bles. Cette trans­for­ma­tion est à l’origine de l’étonnante dérive du man­age­ment ban­caire qui a con­duit à la débâ­cle finan­cière de 2008. Elle a aus­si large­ment touché l’ensemble du tis­su indus­triel soumis au marché financier.

Les pro­jets qui visaient le développe­ment d’innovations à long terme ont été les plus atteints, a for­tiori quand ils por­taient sur des objec­tifs autres que la seule rentabil­ité à court terme (par exem­ple, lorsqu’ils visaient le développe­ment de tech­nolo­gies non pol­lu­antes). Une telle trans­for­ma­tion a pu sur­pren­dre : le man­age­ment était tra­di­tion­nelle­ment con­sid­éré comme tra­vail­lant pour le développe­ment à long terme de son entre­prise, au béné­fice d’une large com­mu­nauté d’intérêts. On avait alors une con­cep­tion indus­tri­al­iste et pro­gres­siste de l’entreprise et de son man­age­ment, con­cep­tion qui était du reste com­pat­i­ble avec la faib­lesse rel­a­tive du secteur financier.

Cette con­cep­tion, qui a pré­valu jusqu’aux années 1990, a ensuite cédé. De nou­velles doc­trines économiques ont pris le pas, pour lesquelles les entre­pris­es sont surtout des ensem­bles d’actifs financiers et les dirigeants surtout les « agents » des action­naires. Cette remar­quable régres­sion doc­tri­nale a eu des effets économiques et soci­aux majeurs. Elle n’a été pos­si­ble que parce que l’entreprise n’était nulle­ment pro­tégée en droit.

L’entreprise n’existe pas

L’entreprise comme com­mu­nauté d’actions et comme vecteur de créa­tion col­lec­tive de richess­es n’a aucun fonde­ment légal. En droit, l’entreprise n’existe pas. Seule existe la société com­mer­ciale, c’est-à-dire le con­trat qui unit les dif­férents action­naires aux équipes de dirigeants.

Dans les sociétés anonymes, seuls les action­naires sont en mesure de nom­mer et de con­trôler les dirigeants. S’ils jugent que la stratégie n’est pas con­forme à leurs intérêts, rien ne les empêche de révo­quer les dirigeants. Autrement dit, une entre­prise peut porter des pro­jets de développe­ment ambitieux ; mais ces derniers sont tou­jours con­di­tion­nés par l’acceptation du cer­cle des associés.

Ils sont donc tou­jours men­acés par une éventuelle OPA ou un éventuel change­ment de majorité de con­trôle. Il n’existe en droit des sociétés, qu’il soit français ou améri­cain, aucun moyen de s’opposer à ce que l’intérêt de l’entreprise ne soit pas rabat­tu sur la valeur action­nar­i­ale si les action­naires en déci­dent ainsi.

De même, la pra­tique du droit des sociétés ne per­met pas d’engager les action­naires. Certes, il existe des action­naires engagés : c’est le cas notam­ment des entre­pris­es famil­iales, qui sont con­nues pour être sou­vent investies dans le long terme. Mais l’engagement des action­naires, même s’il peut con­cern­er nom­bre d’entreprises, reste soumis au bon vouloir de ces derniers : en droit, rien ne per­met de le construire.

Or com­ment les action­naires pour­raient-ils être engagés sur le long terme, et a for­tiori sur des objec­tifs soci­aux ou envi­ron­nemen­taux, quand ils ne sont pas même tenus d’être loy­aux envers la société ?

Combler le vide juridique

La dif­fi­culté des entre­pris­es à assumer leurs respon­s­abil­ités sociales (y com­pris fis­cales) ne doit pas sur­pren­dre, même si, dans le même temps, les normes de RSE n’ont cessé de croître (cf. ISO 26 000).

Les pro­jets inno­vants, diver­si­fiés ou en rup­ture, risquent aus­si d’être de plus en plus dif­fi­ciles à con­cevoir, alors qu’ils con­di­tion­nent à terme la com­péti­tiv­ité des entre­pris­es. Les chiffres aux États-Unis sont à cet égard frap­pants. Ils mon­trent que, dans les années précé­dant la crise de 2008, les dirigeants des grandes entre­pris­es, sans doute piégés par des pro­grammes mas­sifs de stock-options, ont davan­tage poussé leurs entre­pris­es à racheter leurs pro­pres actions qu’à inve­stir dans les pro­jets de R&D.

Il faut donc recon­naître les dan­gers de la pau­vreté doc­tri­nale en matière de gou­ver­nance, et réfléchir aux moyens de combler le vide juridique dont souf­fre l’entreprise.

Au-delà du profit

L’entreprise ne doit pas être con­fon­due avec la société com­mer­ciale. L’entreprise mod­erne n’est réductible ni à la société com­mer­ciale, ni à un agent économique cher­chant à max­imiser son profit.

Les pro­jets inno­vants risquent d’être de plus en plus dif­fi­ciles à concevoir

Pour com­pren­dre en quoi elle se dis­tingue de l’activité marchande, il faut se sou­venir qu’elle n’est apparue qu’à la fin du XIXe siè­cle, soit très tar­di­ve­ment par rap­port à l’histoire du cap­i­tal­isme. Elle n’est née que lorsque le développe­ment des sci­ences et des tech­niques a néces­sité d’organiser des rela­tions d’autorité et de tra­vail autrement que par le marché.

Car, pour innover, il faut recourir à des com­pé­tences qui ne sont pas tou­jours disponibles. Il faut alors organ­is­er des appren­tis­sages col­lec­tifs et dévelop­per de nou­veaux métiers, de nou­velles méth­odes, de nou­velles organ­i­sa­tions. C’est ce à quoi s’emploient les ingénieurs, et les nou­veaux dirigeants sou­vent nés de leurs rangs. Ils doivent inven­ter un mode de com­man­de­ment fondé sur la compétence.

La dynamique de créa­tion col­lec­tive est égale­ment liée à un nou­veau rap­port au tra­vail, mar­qué par la sub­or­di­na­tion du con­trat de tra­vail et les mécan­ismes de représen­ta­tion des salariés. Elle favorise la nais­sance d’une nou­velle fig­ure d’autorité, le « chef d’entreprise », qui incar­ne l’espoir d’une « tech­nocratie neu­tre » au ser­vice d’un pro­grès col­lec­tif et de rela­tions sociales pacifiées.

Quatre grands principes

L’entreprise mod­erne se dis­tingue des formes clas­siques d’organisation du cap­i­tal­isme, et notam­ment des anci­ennes com­pag­nies marchan­des, sur au moins qua­tre plans.

L’entreprise se définit par sa mis­sion de créa­tion col­lec­tive. Pour qu’il y ait entre­prise, il ne suf­fit ni d’une embauche ni d’une activ­ité com­mer­ciale lucra­tive ; il faut qu’il y ait le pro­jet de dévelop­per de nou­velles capac­ités d’action.

La société anonyme clas­sique autorise trop de dérives

Les dirigeants d’une entre­prise ne sont pas des « man­dataires soci­aux », au sens du droit des sociétés : ils sont choi­sis pour leur apti­tude à inven­ter un nou­v­el usage des ressources et con­duire un pro­jet d’entreprise. Aus­si leur statut devrait-il être explicite­ment défi­ni comme une « habil­i­ta­tion » (à l’instar d’un cap­i­taine de bateau) par toutes les per­son­nes qui s’engagent dans le pro­jet col­lec­tif et qui, de ce fait, con­fient aux dirigeants leur pro­pre « poten­tiel d’action », c’est-à-dire les capac­ités de développe­ment et de créa­tion dont elles disposent.

Le périmètre de l’entreprise ne se lim­ite évidem­ment pas aux seuls action­naires. Il com­prend aus­si les salariés, mais peut s’étendre au-delà. La fron­tière peut chang­er d’une entre­prise à l’autre, mais un principe nous sem­ble s’imposer. Par­mi l’ensemble des par­ties prenantes (stake­hold­ers) sus­cep­ti­bles d’être affec­tées par des choix de ges­tion, seules celles qui s’engagent dans l’entreprise, c’est-à-dire qui renon­cent à leur autonomie en accep­tant une même autorité de ges­tion, devraient pou­voir par­ticiper à la nom­i­na­tion des dirigeants.

Un principe de sol­i­dar­ité face aux « avaries com­munes » : toutes les par­ties engagées dans l’entreprise peu­vent voir leurs poten­tiels impactés par les choix du man­age­ment. Cer­tains de ces choix, comme les plans soci­aux ou les restruc­tura­tions, pénalisent des salariés au nom du « bien com­mun » qu’est l’entreprise. On devrait, dans ces sit­u­a­tions, s’inspirer de « la règle des avaries com­munes » du com­merce mar­itime comme mod­èle de sol­i­dar­ité dans l’entreprise.

Mais l’ensemble de ces principes passeraient mieux dans les actes s’ils étaient inscrits en droit : la société anonyme clas­sique autorise trop de dérives. Il est devenu indis­pens­able de réfléchir à de nou­velles formes de sociétés.

La règle des avaries communes

Cette règle stip­ule que les dom­mages décidés par le cap­i­taine de navire pour sauver l’expédition doivent être partagés entre tous ceux qui ont intérêt à ce que le bateau soit sauvé. Par analo­gie, la plus-val­ue que réalise un action­naire ne devrait-elle pas en par­tie revenir au col­lec­tif ? De même, un licen­ciement économique ou une baisse col­lec­tive des salaires, dès lors que la prospérité future de l’entreprise en dépend, ne devraient-ils pas être com­pen­sés au-delà des indem­nités légales (par exem­ple par une dis­tri­b­u­tion d’actions) ? Cela devrait don­ner des critères sim­ples d’équité pour con­cevoir de futurs accords de compétitivité.

La Société à objet social étendu

La néces­sité de faire évoluer le droit pour stim­uler l’émergence d’entreprises inno­vantes et respon­s­ables a déjà con­duit à des sociétés orig­i­nales dans plusieurs pays. Aus­si bien en Europe qu’outre-Atlantique ont été adop­tées de nou­velles formes juridiques qui veu­lent réc­on­cili­er activ­ités économiques et pro­jets soci­aux ou environnementaux.

On peut citer la Société à final­ité sociale belge (bien­tôt adop­tée au Lux­em­bourg), la Com­mu­ni­ty inter­est com­pa­ny bri­tan­nique, la Société coopéra­tive d’intérêt col­lec­tif en France ou encore les Ben­e­fit & flex­i­ble pur­pose cor­po­ra­tions américaines.

En France, nous pro­posons une inno­va­tion juridique qui relève du même esprit. L’introduction d’une « Société à objet social éten­du » (SOSE) per­me­t­trait d’élargir l’objet social en inscrivant dans les statuts de l’entreprise que cette dernière se donne des objec­tifs qui, tout en inclu­ant le prof­it, intè­grent d’autres buts, tels que le main­tien de l’emploi, le renon­ce­ment à des tech­niques pol­lu­antes, une gou­ver­nance partagée, etc.

Surtout, un tel statut installerait le dirigeant dans un cadre d’action plus ouvert. Il restau­r­erait son autorité de vision et d’orientation. Il pour­rait servir aux entre­pris­es de l’Économie sociale et sol­idaire (ESS), mais s’adresserait plus générale­ment aux entre­pris­es à but lucratif, dès lors qu’elles se veu­lent respon­s­ables et soucieuses de pro­grès social.

BIBLIOGRAPHIE

  • LAZONICK, W., « The explo­sion of exec­u­tive pay and the ero­sion of Amer­i­can pros­per­i­ty », Entre­pris­es et His­toire, n° 57, 2009, p. 141–164.
  • RAFAEL, A. (rap­por­teur), Per­for­mance et gou­ver­nance de l’entreprise, Paris, Avis du Con­seil économique, social et envi­ron­nemen­tal (CESE), 2013.
  • ROBÉ, J.-P., L’Entreprise et le droit, PUF, coll. « Que sais-je ? », 1999.
  • ROGER, B. (éd.), L’Entreprise, formes de la pro­priété et respon­s­abil­ités sociales, Paris, Lethielleux, 2012.
  • SEGRESTIN, B. et HATCHUEL, A., « Autorité de ges­tion et avaries com­munes : pour un com­plé­ment du droit de l’entreprise ? », Finance Con­trôle Stratégie, vol. 14, 2011, p. 9–36.
  • SEGRESTIN, B. et HATCHUEL, A., Refonder l’entreprise, « La République des idées », Paris, Édi­tions du Seuil, 2012.

En pra­tique, le droit pour­rait créer la pos­si­bil­ité pour une société clas­sique d’opter pour un objet social éten­du, celui-ci désig­nant un ser­vice spé­ci­fique­ment social ou envi­ron­nemen­tal (par exem­ple l’insertion) ou des objec­tifs soci­aux et envi­ron­nemen­taux assignés à une activ­ité économique (par exem­ple le main­tien de l’emploi).

Les statuts devraient alors prévoir une procé­dure d’approbation de l’objet social éten­du ain­si qu’une procé­dure d’évaluation de la ges­tion. Non seule­ment l’objet social engagerait l’ensemble des action­naires, au-delà des seuls dirigeants, mais il deviendrait oppos­able, y com­pris, si les statuts le prévoient, par d’autres par­ties que les seuls actionnaires.

Une vertu pédagogique

Mal­gré sa sim­plic­ité, cette propo­si­tion pour­rait avoir de nom­breux effets posi­tifs, y com­pris pour les action­naires. Elle jet­terait un pont entre le secteur de l’ESS et le secteur des sociétés com­mer­ciales. Elle rendrait à nou­veau pos­si­bles les pro­jets d’entreprise soucieux de con­cili­er durable­ment les con­di­tions de l’innovation et de l’efficacité économique avec les exi­gences sociales et envi­ron­nemen­tales. Enfin, comme tout acte de droit, cette propo­si­tion aurait une ver­tu pédagogique.

Elle rap­pellerait à tous que les formes de l’action économique n’ont rien de naturel et doivent évoluer avec les besoins et les valeurs de la société.

2 Commentaires

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cojonderépondre
8 décembre 2017 à 16 h 09 min

redac­tion de l’ob­jet social d’une soci­ete de commerce

on veut faire dans les fleurs ‚les bijoux,les vetements,chaussures ‚le linge de table;les pro­duits de soins coreen ou indien.….

Louchart Michelrépondre
5 janvier 2018 à 8 h 18 min

société OSE
L’idée est bonne, mais elle doit être éten­due vers la base. Heart­er (voir @Hearter sur face­book) tra­vaille sur un pro­jet de fédéra­tion et val­ori­sa­tion du bénévolat qui va dans le même sens : dévelop­per l’é­conomie socié­tale en s’ap­puyant sur la force économique des bénév­oles — con­som­ma­teurs de pro­duits RSE. Le secteur marc­hand et secteur pub­lic seraient des parte­naires. Si l’idée de coopér­er sur le sujet vous intéresse, vous êtes les bien­venus ! amicalement

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