Intérêt général : que peut l‘entreprise ?

Dossier : L’entreprise dans la sociétéMagazine N°690 Décembre 2013
Par Julien DAMON

REPÈRES

REPÈRES
Intérêt général : que peut l’entreprise ? est le titre d’un ouvrage pub­lié par l’Institut Mon­taigne et piloté par Julien Damon. Ce tra­vail s’inscrit dans la voca­tion de l’Institut Mon­taigne qui est de réfléchir et débat­tre sur les enjeux de la société et d’élaborer des propo­si­tions con­crètes, en par­ti­c­uli­er dans les domaines de l’action publique, de la cohé­sion sociale, de la com­péti­tiv­ité et des finances publiques.
Après une pré­face de Claude Bébéar (55) et une intro­duc­tion de Julien Damon, le livre abor­de, sous forme d’entretiens croisés, le rôle de l’entreprise dans dix domaines : pau­vreté, pro­tec­tion sociale, for­ma­tion, diver­sité, inser­tion, ser­vice pub­lic, qual­ité de vie et démoc­ra­tie, san­té et territoires.

Chaque entre­tien débute par le même jeu de ques­tions sur les con­tri­bu­tions de l’entreprise à l’intérêt général, et se pour­suit par un développe­ment thé­ma­tique plus pré­cis. Un con­sen­sus très large se dégage pour recon­naître que l’entreprise con­tribue à l’intérêt général : pro­duc­tion et four­ni­ture de biens et de ser­vices, créa­tion d’emplois, créa­tion de valeur pour les salariés, les action­naires, les four­nisseurs, sous-trai­tants et prestataires, les insti­tu­tions sociales et les col­lec­tiv­ités publiques.

Élargir l’horizon
L’intérêt général est un con­cept typ­ique­ment français. Dans la tra­di­tion juridique et dans les esprits français, l’intérêt général est avant tout incar­né par les pou­voirs publics. C’est loin d’être le cas partout ailleurs dans le monde.

La ques­tion qui se pose est de savoir si ces con­tri­bu­tions directes peu­vent et doivent être com­plétées. Faut-il s’en tenir aux recom­man­da­tions provo­ca­tri­ces de Mil­ton Fried­man, selon qui l’objet unique de l’entreprise est de rémunér­er ses action­naires, ou doit-on élargir le prisme de leur respon­s­abil­ité ? Jusqu’où peut et doit aller l’entreprise en dehors de ses oblig­a­tions légales ?

Libre initiative versus cadre légal

Les entre­tiens font ressor­tir une con­ver­gence de vues sur l’idée que le rôle de l’entreprise ne peut se lim­iter à la créa­tion de richess­es. L’entreprise fait par­tie inté­grante du milieu dans lequel elle vit et dont elle dépend (clients, salariés, action­naires, four­nisseurs, ter­ri­toires, etc.). Elle doit donc s’intéresser à ces autres par­ties prenantes de son environnement.

La ques­tion est de déter­min­er dans quel cadre doit s’inscrire cette action. Les entre­pris­es deman­dent plutôt qu’on leur fasse con­fi­ance et qu’on les laisse s’adapter aux réal­ités aux­quelles elles sont con­fron­tées. D’autres acteurs de la vie sociale préfér­eraient faire con­fi­ance au lég­is­la­teur pour fix­er le cadre de cette action.

Lutter contre la pauvreté

Le débat entre Antoine Frérot (77), P‑DG de Veo­lia Envi­ron­nement, et Nicole Maes­trac­ci, mem­bre du Con­seil con­sti­tu­tion­nel et anci­enne prési­dente de la Fédéra­tion nationale des asso­ci­a­tions d’accueil et de réin­ser­tion sociale, illus­tre bien cette oppo­si­tion. Évo­quant la lutte con­tre la pau­vreté dans les pays en voie de développe­ment, Antoine Frérot souligne la con­tri­bu­tion des grandes entre­pris­es à la résorp­tion mas­sive de cette pau­vreté par l’apport de tech­niques, de ser­vices et de modèles.

Le rôle de l’en­tre­prise ne peut se lim­iter à la créa­tion de richesses

Sans con­tester ce rôle, Nicole Maes­trac­ci souligne que s’il n’y a pas un vrai trans­fert tech­nologique, cette action risque de s’apparenter à de nou­veaux modes de colo­nial­isme. Elle déplore deux revers de la médaille : la mon­tée du chô­mage dans les pays dévelop­pés et les risques avérés de sur­ex­ploita­tion de la main-d’œu­vre dans les pays émer­gents ou en voie de développement.

Mais Antoine Frérot y voit le signe de la grande faib­lesse des régu­la­tions inter­na­tionales, qui sont de la respon­s­abil­ité des États et non pas des entreprises.

Inverser la perspective

La ques­tion de savoir ce que les insti­tu­tions ayant voca­tion à servir l’intérêt général peu­vent pour l’entreprise n’a pas été soulevée sys­té­ma­tique­ment au cours des entre­tiens. Évo­quant la for­ma­tion, Pierre Beretti, P‑DG d’Altedia, pose indi­recte­ment la ques­tion : qu’est-ce que l’Éducation nationale peut pour l’intérêt général ? Au vu des résul­tats de notre sys­tème édu­catif, il pro­pose d’aller regarder ailleurs pour voir ce qui est efficace.

Par ailleurs, la con­tri­bu­tion des entre­pris­es à la for­ma­tion et dans la lutte con­tre le chô­mage mas­sif des jeunes, par l’apprentissage et l’alternance, est soulignée par Antoine Frérot. On peut, plus générale­ment, not­er une sin­gu­lar­ité : il est demandé aux entre­pris­es de servir l’intérêt général bien au-delà de leurs intérêts pro­pres, alors que cette demande n’est pas adressée à d’autres corps constitués.

Priorité à la protection sociale

Le rôle clé de l’entreprise dans la pro­tec­tion sociale sous toutes ses formes ressort comme une con­stante dans les entre­tiens, avec la con­tri­bu­tion de l’entreprise au finance­ment des divers mécan­ismes de pro­tec­tion sociale et à la pro­duc­tion de ser­vices sociaux.

De l’eau pour tous
La moitié des lits d’hôpitaux dans le monde sont occupés par des gens ayant con­som­mé de l’eau non potable. Pour lut­ter con­tre ce fléau, Veo­lia a dévelop­pé, notam­ment au Niger, un mod­èle orig­i­nal qui per­met à toutes les pop­u­la­tions urbaines d’avoir accès à l’eau potable. Dans ce cas, l’entreprise apporte bien plus que des revenus.

Si la pro­tec­tion sociale est le thème du dia­logue entre Thier­ry Mar­tel (82), directeur général de Groupa­ma, et Dominique Libault, directeur général de l’École nationale supérieure de la Sécu­rité sociale, elle est évo­quée dans d’autres débats, par exem­ple à tra­vers la ques­tion des con­trats de tra­vail, celle de la respon­s­abil­ité socié­tale des entre­pris­es, ou celle de la qual­ité de vie.

Thier­ry Mar­tel met en garde con­tre les effets per­vers qu’une pro­tec­tion sociale mal conçue pour­rait induire face à l’enjeu majeur que con­stitue le vieil­lisse­ment : « Les pays et les mod­èles de pro­tec­tion sociale se dis­tingueront net­te­ment en fonc­tion de leurs capac­ités à pren­dre effi­cace­ment en charge ce vieillissement. »

« Social washing »

En ce qui con­cerne la respon­s­abil­ité socié­tale (ou sociale) des entre­pris­es (RSE), les avis sont partagés entre ceux qui en ont une vision un peu angélique et ceux qui craig­nent que les actions menées par les entre­pris­es soient de pure façade. Ils utilisent le terme social wash­ing par référence au green wash­ing en matière environnementale.

Qu’est-ce que l’É­d­u­ca­tion nationale peut pour l’in­térêt général ?

En fait, les actions menées par les entre­pris­es ont du poids et de l’efficacité lorsqu’elles se rat­tachent aux mis­sions ou secteurs d’activité de celles-ci. C’est le cas lorsque Vin­ci fait cam­pagne pour une con­duite sûre sur les routes et autoroutes.

Tra­di­tion­nelle­ment, l’entreprise est cen­sée sat­is­faire ses clients, ses action­naires et son per­son­nel, en respec­tant ses oblig­a­tions sociales et fis­cales. Cette respon­s­abil­ité s’étend de plus en plus : vis-à-vis des four­nisseurs, des sous-trai­tants, des prestataires, des ter­ri­toires. Si le périmètre, en exten­sion, est tou­jours dis­cutable, il faut en la matière éviter les dis­cours extrêmes qui met­tent l’entreprise au pina­cle ou la clouent au pilori.

La créa­tion et le développe­ment d’entreprises per­for­mantes, notam­ment dans le domaine de l’industrie et des ser­vices aux entre­pris­es, sont la con­di­tion sine qua non pour sor­tir de la crise. Il est donc indis­pens­able de réc­on­cili­er les Français avec les entreprises.

La façon la plus effi­cace d’y par­venir passe par une coopéra­tion très étroite entre les entre­pris­es et le sys­tème édu­catif, dans tous les pro­grammes. Dif­fuser l’esprit et le goût d’entreprendre auprès des jeunes est capital.

Le débat reste ouvert sur le cadre dans lequel cette action doit s’inscrire. La loi ne peut pas tout régler et risque de brid­er l’initiative ; l’excès de liber­té donne le champ libre à des patrons voy­ous. Mais tous s’accordent sur la propo­si­tion de Claude Bébéar de « penser aujourd’hui un nou­veau pacte social ».

Pro­pos recueil­lis par
Gilbert Ribes (56) et Hubert Jacquet (64)

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