De la responsabilité sociétale des entreprises à celle de leurs dirigeants

Dossier : L’entreprise dans la sociétéMagazine N°690 Décembre 2013
Par Robert LEBLANC (X76)

On compte aus­si sur les entre­prises pour qu’elles assument un rôle d’éducateur

La rai­son d’être des entre­prises est de four­nir à leurs clients des biens et ser­vices, fruits de savoir-faire qu’elles maî­trisent. Les par­ties pre­nantes ont cha­cune leurs attentes : les action­naires un retour sur inves­tis­se­ment, les col­la­bo­ra­teurs un salaire, les col­lec­ti­vi­tés publiques des ren­trées fis­cales, etc.

Sans pré­tendre dres­ser un inven­taire exhaus­tif des sujets entrant dans le champ des ques­tions socié­tales, on pense à l’emploi, à la for­ma­tion, à l’éducation, aux droits de l’homme, aux res­sources natu­relles, au recy­clage des déchets, à l’innovation tech­no­lo­gique, etc.

REPÈRES
La « res­pon­sa­bi­li­té socié­tale des entre­prises » (RSE), sur­tout des plus grandes, est défi­nie par la Com­mis­sion euro­péenne comme un « concept dans lequel les entre­prises intègrent les pré­oc­cu­pa­tions sociales, envi­ron­ne­men­tales et éco­no­miques dans leurs acti­vi­tés et dans leurs inter­ac­tions avec leurs par­ties pre­nantes sur une base volontaire ».
Le Robert date le mot « socié­tal » de 1979 et le défi­nit comme ce qui est « rela­tif à la socié­té, à ses valeurs, à ses ins­ti­tu­tions », autre­ment dit à tout ce qui touche l’opinion publique, à ce que véhi­cule l’air du temps.
La norme ISO 26 000, adop­tée en 2010, reprend ce concept et le rat­tache prin­ci­pa­le­ment à deux prin­cipes : s’inscrire dans une logique de déve­lop­pe­ment durable en assu­mant les impacts de ses acti­vi­tés sur l’environnement et la socié­té ; en rendre compte en s’appuyant sur des indi­ca­teurs cré­dibles et transparents.

L’emploi d’abord

L’emploi est un pro­blème majeur dans le monde déve­lop­pé, et les prin­ci­paux pour­voyeurs d’emplois qui ne pèsent pas sur les finances publiques sont les entre­prises. On n’est plus seule­ment dans l’attente indi­vi­duelle d’un emploi, mais dans l’attente col­lec­tive d’une capa­ci­té d’embauche des entreprises.

Une ver­tu éducative
La dis­ci­pline néces­saire au bon fonc­tion­ne­ment des entre­prises a une ver­tu édu­ca­tive, avec ses échecs, qui prennent la forme d’abandon de poste par des jeunes qui pré­fèrent les allo­ca­tions au tra­vail. C’est ce qu’on attend d’elles.

Et l’on vou­drait qu’elles assument une res­pon­sa­bi­li­té dans le déve­lop­pe­ment des ter­ri­toires. Compte tenu de l’évolution rapide des métiers, on attend d’elles aus­si non seule­ment qu’elles contri­buent à la for­ma­tion de leur per­son­nel aux métiers qu’ils y exercent, mais aus­si qu’elles intègrent l’idée de l’employabilité et donnent à leurs sala­riés les moyens d’évoluer vers d’autres acti­vi­tés que celles qu’ils exercent à un moment donné.

On compte aus­si sur elles, quand elles embauchent des jeunes, pour qu’elles les socia­bi­lisent, qu’elles leur apprennent la poli­tesse, le res­pect des horaires, bref, qu’elles assument un rôle d’éducateur.

Lutter contre les discriminations

La socié­té assigne des mis­sions d’intégration à l’entreprise, de lutte contre les exclu­sions et les dis­cri­mi­na­tions. En France, l’Assemblée natio­nale impose par la loi des quo­tas de femmes dans les conseils d’administration des entre­prises cotées.

La contri­bu­tion des entre­prises à l’évolution des cultures et à la pré­ser­va­tion de la diver­si­té cultu­relle est aus­si prise en consi­dé­ra­tion dans des mul­ti­na­tio­nales qui savent que c’est une condi­tion de leur développement.

Res­pon­sa­bi­li­té sans frontières
Les exi­gences de la RSE ne connaissent pas les fron­tières des États. Elles pèsent plus ou moins sur l’entreprise selon les pays, et c’est un vrai pro­blème quand il y a concur­rence. Les opi­nions publiques des pays évo­lués sou­haitent le res­pect des droits de l’homme par­tout dans le monde. On ne peut que s’en féli­ci­ter, mais l’application des prin­cipes néces­si­te­rait par­fois une meilleure prise en compte de la com­plexi­té des situa­tions ; par exemple, lut­ter contre le tra­vail des enfants est une grande et belle cause, mais le pros­crire bru­ta­le­ment sans accom­pa­gne­ment, sans garan­tie que les enfants puissent vivre décem­ment, échap­per par exemple à la pros­ti­tu­tion et aller à l’école, peut être contre-productif.
Des études menées par des pré­cur­seurs de la RSE ont mon­tré avec quelle pru­dence il fal­lait trai­ter de tels sujets, sans tran­si­ger sur les prin­cipes, mais en veillant aux condi­tions réelles de leur mise en œuvre.

Respecter l’environnement

En matière d’environnement, les exi­gences sont fortes et des don­nées comme l’empreinte car­bone ou la pos­si­bi­li­té de recy­cler les pro­duits entrent de plus en plus dans les cri­tères d’achat des consommateurs.

On demande aux entre­prises de contri­buer acti­ve­ment au pro­grès par l’offre de nou­veaux pro­duits, la mise en œuvre de nou­velles tech­no­lo­gies et l’évolution des modes de production.

Contribuer à l’innovation

La socié­té attend beau­coup des entre­prises en matière d’innovation

La socié­té attend beau­coup des entre­prises en matière d’innovation. Même si les États contri­buent à la recherche fon­da­men­tale et sou­tiennent l’industrie par leurs pro­grammes mili­taires ou spa­tiaux, l’essentiel des inno­va­tions tech­no­lo­giques qui condi­tionnent le monde dans lequel nous vivons, qu’il s’agisse d’énergie, de trans­port, d’alimentation, d’informatique, de télé­pho­nie, de phar­ma­cie, vient des entreprises.

Le revers de la médaille

Des exi­gences montent par­fois et enva­hissent le débat public, sans base ration­nelle suf­fi­sante et sans que tous ceux qui les endossent en connaissent les enjeux réels.

Un pro­grès incontestable
Il y a encore bien d’autres sujets socié­taux, des congés de pater­ni­té au refus des tests de pro­duits phar­ma­ceu­tiques ou cos­mé­tiques sur ani­maux vivants, en pas­sant par la lutte contre le taba­gisme pas­sif ou la réduc­tion des volumes d’ordures ména­gères préa­la­ble­ment triées, etc.
Si cer­tains sujets paraissent déri­soires par rap­port à d’autres, ou cer­taines exi­gences exces­sives, au total, la prise en compte de la res­pon­sa­bi­li­té socié­tale des entre­prises est le signe d’une évo­lu­tion où cha­cun est plus aver­ti, où tout est inter­con­nec­té et tra­çable, où l’on vou­drait que plus rien ne soit lais­sé au hasard ou aux habi­tudes. Appré­hen­der ouver­te­ment ces res­pon­sa­bi­li­tés qui, au fond, exis­taient est un progrès.

La socié­té peut s’enticher de causes plus ou moins fon­dées et leur don­ner une impor­tance exces­sive, avec des effets pires que ceux qu’on fuit : on s’inquiète beau­coup moins de l’épuisement des métaux rares néces­saires aux bat­te­ries que de celui du pétrole ; on parle peu du recy­clage des bat­te­ries, pour­tant appe­lées à se mul­ti­plier dans les voi­tures hybrides ou tout élec­trique ; les sources d’énergie dites alter­na­tives ne font pas l’objet de pro­cès aus­si struc­tu­rés que les sources établies.

Les consé­quences de cer­tains choix sortent du champ pré­vu ; par exemple, le déve­lop­pe­ment des bio­car­bu­rants en vue d’une sub­sti­tu­tion au moins par­tielle aux car­bu­rants fos­siles vient en réa­li­té buter sur la ques­tion de l’affectation des sols à l’alimentation de la popu­la­tion mondiale.

Une forme d’obscurantisme peut émer­ger du pro­ces­sus pour­tant ver­tueux d’une plus grande vigi­lance de la socié­té par rap­port à ce qu’elle engendre, comme dans le cas des OGM. Qui sait exac­te­ment dans le public ce que sont les OGM ? Qui a une idée des dan­gers qu’on leur prête ? Sans doute pas tous ceux qui s’y déclarent hostiles.

Loi et consumérisme actif

Les exi­gences de la cité s’expriment par dif­fé­rents canaux : Inter­net et les réseaux sociaux, la loi, le consu­mé­risme actif, l’investissement socia­le­ment res­pon­sable, les ONG et sans doute d’autres encore.

La loi est bien dans la tra­di­tion fran­çaise où l’intérêt géné­ral est sou­vent consi­dé­ré comme l’apanage des pou­voirs publics ; on a même consti­tu­tion­na­li­sé le prin­cipe de pré­cau­tion. C’est la forme d’expression la plus abrupte, mais le consu­mé­risme actif, plus pré­sent dans des pays moins enclins à légi­fé­rer, peut être très sévère aus­si quand il conduit au boy­cott de marques au motif qu’elles-mêmes ou leurs sous-trai­tants ne se conforment pas à cer­taines convenances.

Investir socialement

Les entre­prises conscientes de leur res­pon­sa­bi­li­té socié­tale se déve­loppent mieux que les autres

L’investissement socia­le­ment res­pon­sable prend de l’importance pour les entre­prises. Le fait que des inves­tis­seurs ins­ti­tu­tion­nels excluent cer­taines entre­prises de fonds dits éthiques qu’ils gèrent, au motif qu’elles ne res­pectent pas un cer­tain nombre d’exigences sociales ou envi­ron­ne­men­tales, n’est pas ano­din sur les condi­tions de finan­ce­ment et de déve­lop­pe­ment de ces entreprises.

Quand c’est leur métier qui par nature pose pro­blème, comme l’armement ou le tabac, il leur est dif­fi­cile de s’adapter ; mais quand ce sont leurs pra­tiques qui sont en cause, elles ont des efforts à faire pour tenir compte des attentes de la cité que les agences de nota­tion extra­fi­nan­cière suivent de près.

Les inves­tis­seurs ins­ti­tu­tion­nels observent que les contraintes de l’investissement socia­le­ment res­pon­sable qu’ils appliquent à ces fonds spé­ciaux, loin de por­ter atteinte à leur per­for­mance, en favo­risent au contraire le ren­de­ment dans la durée. Les entre­prises conscientes de leur res­pon­sa­bi­li­té socié­tale et orga­ni­sées pour l’assumer se déve­lop­pe­raient donc mieux que les autres, ce qui est très encourageant.

Tant la Com­mis­sion euro­péenne que la norme ISO mettent en avant l’initiative volon­taire des entre­prises. En réa­li­té, les entre­prises n’échappent ni à l’air du temps, ni aux lois qui en découlent. Mais elles peuvent aller plus loin et être ini­tia­trices de pro­grès sur les sujets socié­taux, que ce soit par enga­ge­ment sin­cère de leurs diri­geants ou par sou­ci de leur image.

Réflé­chir ensemble
De nom­breux cercles, par­fois anciens, réunissent des chefs d’entreprises sou­cieux de réflé­chir ensemble aux pro­grès pos­sibles dans l’approche des per­sonnes ou de l’environnement ; les sujets ne sont jamais épui­sés, car le com­por­te­ment des per­sonnes évo­lue, la com­pré­hen­sion des jeunes géné­ra­tions est un défi pour chaque époque et les enjeux de l’environnement évo­luent avec les pro­grès techniques.
Le mani­feste pour la pre­mière embauche a été signé par des cen­taines de chefs d’entreprises qui s’engagent à en res­pec­ter les dif­fé­rentes dis­po­si­tions, de la volon­té de recru­ter des débu­tants à la manière de les accueillir en pas­sant par le refus des faux stages et au contraire l’accueil de jeunes sans connexion pri­vi­lé­giée pour les stages deve­nus obli­ga­toires dans beau­coup de cursus.

La responsabilité des dirigeants

Il ne suf­fit pas d’avancer, encore faut-il, on l’a vu, pou­voir en faire état et le prou­ver. L’exécution et la confor­mi­té sont des sujets clés pour les entre­prises et leurs diri­geants. La res­pon­sa­bi­li­té per­son­nelle des diri­geants est de plus en plus invo­quée pour tout ce qui met en cause leurs entre­prises. En contre­point, ils sont aus­si de plus en plus impli­qués per­son­nel­le­ment dans l’engagement de leurs entre­prises sur les ques­tions sociétales.

Leur rôle posi­tif dans la construc­tion du monde vaut bien qu’on mette en valeur, autant que la « res­pon­sa­bi­li­té socié­tale des entre­prises », la « res­pon­sa­bi­li­té socié­tale des dirigeants. »

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