L'usine Radiall de Pierre GATTAZ

Il faut sauver les entreprises de taille intermédiaire

Dossier : L’entreprise dans la sociétéMagazine N°690 Décembre 2013
Par Pierre GATTAZ

REPÈRES

REPÈRES
Le présent arti­cle est tiré du compte ren­du d’une con­férence don­née récem­ment par Pierre Gat­taz, prési­dent du direc­toire de Radi­all (depuis lors élu prési­dent du Medef) à l’invitation de l’École de Paris du man­age­ment, compte ren­du établi par Pas­cal Lefeb­vre. Après avoir retracé l’histoire de Radi­all, Pierre Gat­taz a répon­du aux ques­tions des par­tic­i­pants. Ses répons­es appor­tent un éclairage sur le rôle des entre­pris­es de taille inter­mé­di­aire (ETI) et des entre­pris­es patrimoniales.

Les affaires de famille sont, en général, beaucoup plus brillantes que les autres, que ce soit en France, aux États-Unis ou ailleurs.
Est-ce le secret de la famille Gattaz ?

Pierre Gat­taz : On compte en France qua­tre mille cinq cents entre­pris­es de taille inter­mé­di­aire (ETI), c’est-à-dire comp­tant plus de 250 et moins de 5 000 salariés, très secrètes, très hum­bles, dont un tiers sont des entre­pris­es famil­iales. Il y a par­mi elles des gens bril­lan­tis­simes, qui s’inscrivent tous dans la durée, ce qui fait la force d’une famille, et qui tous ont, fon­da­men­tale­ment, l’amour de notre pays et de leurs salariés.

Les ETI
C’est une caté­gorie d’entreprises recon­nue depuis 2008, par la loi de mod­erni­sa­tion de l’économie : 250 à 5 000 salariés avec un CA inférieur à 1,5 mil­liard d’euros. Elles cor­re­spon­dent à 23% des emplois, 27% du CA et 61% des entre­pris­es cotées. Elles sont les fleu­rons du made in France : 100 lead­ers mon­di­aux, 33% des expor­ta­tions françaises.
Acteurs du long terme, elles sont peu endet­tées et deux tiers d’entre elles sont des entre­pris­es per­son­nelles ou familiales.

Pour ma part, j’essaie de faire en sorte, en par­ti­c­uli­er par le biais du lean man­age­ment, d’avoir des équipes motivées. Il y a dix ans, elles étaient enfer­mées dans les gestes répéti­tifs de la pro­duc­tion indus­trielle clas­sique. Je leur ai alors dit que ce qu’ils fai­saient, les Chi­nois allaient le faire pour vingt fois moins cher et les robots pour cent fois moins cher, et qu’il nous fal­lait donc agir autrement pour garder leurs emplois en France.

Au bout de deux ans, le lean man­age­ment, avec la for­ma­tion per­ma­nente et la mise en con­fi­ance qu’il implique, a trans­for­mé ces per­son­nes pas­sives en des acteurs cri­tiques très posi­tifs : désor­mais, ils pilo­tent cinq ordi­na­teurs, réalisent des tests optiques ou des assem­blages com­plex­es, etc.

Non seule­ment ils sont beau­coup plus heureux et épanouis, mais ils pour­raient sans dif­fi­culté être employés dans une autre entre­prise. Ce qu’ils auront appris leur sera utile toute leur vie.

L’innovation est-elle le seul vecteur de développement ?

La dif­féren­ci­a­tion par l’innovation est néces­saire mais pas suffisante

P. G. : La dif­féren­ci­a­tion absolue par l’innovation est néces­saire mais pas suff­isante, il faut égale­ment acquérir la maîtrise des proces­sus. Beau­coup de PME (petites et moyennes entre­pris­es, moins de 250 salariés) ou TPE (très petites entre­pris­es, moins de 20 salariés) français­es sont certes très inno­vantes, mais, même avec la meilleure idée du monde, si vous livrez en retard un client impor­tant, faute de maîtris­er vos proces­sus, vous vous décrédi­bilisez durable­ment. C’est ce qu’ambitionne la Mar­que France : être les plus créat­ifs grâce à la recherche, mais par­faite­ment fiables.

Comment travaillez-vous avec la sous-traitance ?

P. G. : Nous gar­dons pour nous les tech­nolo­gies com­plex­es et très dif­féren­ciantes, tel le traite­ment de sur­face qui intè­gre beau­coup de recherche, utilise des matéri­aux très spé­ci­fiques selon des proces­sus qui doivent être maîtrisés au micron près et néces­si­tent des équipements de test très coûteux.

Chas­s­er en meute
J’ai, par exem­ple, deux marchés qui sont les télé­coms et l’aéronautique. Sur le pre­mier, quand tout est par­ti en Chine, mes meilleurs four­nisseurs m’y ont suivi, les moins bons ont ten­té de se recon­ver­tir ou ont disparu.
En revanche, quand une entre­prise pro­pose des pro­duits tech­niques avec une forte vis­i­bil­ité, ce qui est le cas avec l’aéronautique, elle a du temps pour peaufin­er sa stratégie et chas­s­er en meute avec ses fournisseurs.

Nous ne con­fions aux sous-trai­tants que des opéra­tions moins sen­si­bles. Comme nous sommes organ­isés en lean man­age­ment, que nous cher­chons à réduire les stocks et la durée des cycles, nous avons quelques four­nisseurs stratégiques qui parta­gent les mêmes con­vic­tions. Nous leur deman­dons d’avoir tou­jours des réserves de capac­ité pour faire face aux fluc­tu­a­tions du marché sans que nous soyons con­traints de faire des stocks tampons.

Tout cela marche évidem­ment d’autant mieux qu’il y a des com­man­des et que les marchés sont por­teurs : quand j’ai des com­man­des, je peux embauch­er. C’est la clef de tout. Je ne peux faire du social et du socié­tal que si j’ai des com­man­des, point final. C’est là la réal­ité, bru­tale, des entreprises.

LES ENTREPRISES PATRIMONIALES, TRÉSOR EN PÉRIL ?

En France, il n’y a que 10 % de transmissions familiales d’entreprises, alors que ce pourcentage atteint 60 % en Allemagne et 80% en Italie. Comment l’expliquez-vous ?

P. G. : Je serai bru­tal : ce qui est en cause, c’est la fis­cal­ité française. Depuis trente ans, on a fait de la fis­cal­ité poli­tique et coerci­tive. L’impôt de sol­i­dar­ité sur la for­tune (ISF) est un impôt stu­pide : non seule­ment les chefs d’entreprises et leur famille par­tent, mais les cadres supérieurs, voire moyens, com­men­cent à être touchés. Nous sommes fatigués de tels sym­bol­es poli­tiques, nous voulons juste créer de l’emploi.

Ven­dre au lieu de transmettre
Les droits de suc­ces­sion sont con­fis­ca­toires. Face à l’incompréhension des gou­ver­nants, alors que vous vous bat­tez à corps per­du pour essay­er de garder des emplois en France, cer­tains renon­cent et vendent.
Désor­mais, quand elles créent leur entre­prise, les nou­velles généra­tions le font dans la per­spec­tive de la ven­dre au plus vite et non plus de la trans­met­tre. Dès lors, si vous avez une plus-val­ue imposée en France à 60%, elles le font ailleurs.

Jusqu’aux lois Dutreil, en 2005, qui ont réduit les droits de suc­ces­sion, cer­tains action­naires famil­i­aux, imposés sur la part de pat­ri­moine qu’ils déte­naient, payaient au titre de l’ISF beau­coup plus que les div­i­den­des qu’ils rece­vaient annuelle­ment. Cela a amené les entre­pris­es à pouss­er les div­i­den­des qu’elles versent pour que ces per­son­nes puis­sent pay­er. C’est insensé !

La fis­cal­ité devrait accom­pa­g­n­er la reprise des entre­pris­es, non pas inciter à leur vente et à l’évasion. Qu’elle taxe à de tels taux la spécu­la­tion, la rente, le trad­ing haute fréquence, pourquoi pas, mais pas les entre­pris­es. On devrait au con­traire don­ner la médaille de l’ordre nation­al du Mérite à tous ceux qui créent des emplois aujourd’hui.

FINANCE ET AFFECTIO SOCIETATIS

Dans le patronat français, beaucoup font l’exact contraire de ce que vous faites : l’employé devient jetable au gré des courbes de résultats, et l’affectio societatis, à l’échelle mondiale, se fait de plus en plus rare. Comment un actionnaire peut-il sérieusement exiger 15 % de marge bénéficiaire ? Cela participe d’une méconnaissance totale de ce qu’est une entreprise et constitue un moyen radical de la tuer. De tout cela, l’État ne me paraît guère responsable.

La fis­cal­ité devrait accom­pa­g­n­er la reprise des entreprises

P. G. : Il y a douze mille cinq cents ETI en Alle­magne, dont huit mille sont famil­iales, à com­par­er aux qua­tre mille cinq cents ETI français­es, dont un tiers seule­ment est de type pat­ri­mo­ni­al. Dans de telles sociétés, l’affec­tio soci­etatis est générale­ment très forte, ce qui évite qu’à la pre­mière dif­fi­culté, la rela­tion avec les action­naires ne dégénère en con­flit ouvert.

Dès lors qu’une telle entre­prise se vend à un fonds, elle court le risque, à la pre­mière baisse de rentabil­ité, d’être fer­mée par un cen­tre de déci­sion déporté à l’autre bout du monde. La finan­cia­ri­sa­tion de l’économie pousse à des déci­sions insensées.

DÉPENSES PUBLIQUES ET CHARGES PRIVÉES

Le rôle des médias
Je suis choqué de n’entendre par­ler dans les jour­naux télévisés que de Flo­r­ange, Goodyear Amiens Nord ou Fral­ib, car l’industrie ne se résume pas à ces échecs. En Alle­magne, ces sujets sont bien sûr cou­verts, mais on par­le aus­si du dernier champ d’éoliennes instal­lé au Maroc, de la dernière réal­i­sa­tion de Siemens, de l’ascenseur ultra­ra­pi­de instal­lé dans un nou­veau grat­te-ciel, etc.
À côté de la lutte des class­es chez Goodyear Amiens Nord, où la sit­u­a­tion est dra­ma­tique pour les salariés, il faudrait aus­si mon­tr­er Goodyear Amiens Sud, là où le per­son­nel s’est adap­té et a préservé son emploi.

L’État n’est certes pas directe­ment respon­s­able de cela mais, alors que dans nos entre­pris­es, depuis trente ans, nous avons com­primé l’informatique, le con­trôle de ges­tion, la finance, le back-office, etc., les struc­tures de l’État et des col­lec­tiv­ités publiques sont restées pléthoriques. Les 56 % de PIB que représen­tent les dépens­es glob­ales de cette sphère publique, face à 45 % en Alle­magne, pèsent lour­de­ment sur les entre­pris­es. Les dépens­es de san­té et de pro­tec­tion sociale sont très lour­des et con­tin­u­ent d’augmenter.

C’est un prob­lème qui n’a été réglé par aucun gou­verne­ment depuis quar­ante ans. La démo­ti­va­tion de toutes les forces vives de la nation, pro­fes­sions libérales, arti­sans et chefs d’entreprises, est dev­enue très préoccupante.

Tous tien­nent le même dis­cours : coût trop élevé du tra­vail, marché du tra­vail trop con­traint, prob­lèmes de finance­ment, fis­cal­ité asphyxi­ante, etc. Alors que toutes ces per­son­nes pour­raient cha­cune créer ne serait-ce qu’un seul emploi, si elles étaient en con­fi­ance, elles n’osent plus en pren­dre le risque.

AIMER L’INDUSTRIE

Comment peut-on redynamiser notre industrie dans le contexte actuel de désindustrialisation ?

La démo­ti­va­tion de toutes les forces vives de la Nation est dev­enue très préoccupante

P.G. : En vingt ans, j’ai créé qua­tre cents emplois en France. Pour cela, il faut être capa­ble de s’adapter aux moments de crise. J’ai aujourd’hui besoin, sur un site, de réalis­er une trentaine d’embauches pour le spa­tial. Je vais le faire, mais avec une crainte majeure : si, à l’avenir, le spa­tial en vient à tra­vers­er une crise, vais-je pou­voir m’adapter et que vais-je faire de ces salariés ?

Il faut recom­mencer à par­ler cor­recte­ment de l’industrie. Nous venons de pass­er dix années calami­teuses : nous avons per­du sept cent mille emplois dont un tiers dans la sous-trai­tance. Depuis les États généraux pour l’industrie, le Con­seil nation­al pour l’industrie, la Fab­rique de l’industrie de Louis Gal­lois, la Semaine de l’industrie, nous essayons de mon­tr­er des réal­i­sa­tions et des projets.

L’industrie et toutes les entre­pris­es sont aus­si un lieu d’intégration pour des jeunes en dif­fi­culté, sans for­ma­tion. Là où un call cen­ter ne leur offrira aucune chance de pro­gres­sion, ceux qui, dans l’industrie, auront appris à faire un réglage ou un décol­letage, ver­ront leur salaire pro­gress­er de 40 % en qua­tre ou cinq années.

Appli­quer le lean man­age­ment dans l’administration
Quand le prési­dent Hol­lande est venu vis­iter notre usine de Château-Renault, accom­pa­g­né d’Arnaud Mon­te­bourg, je leur ai sug­géré d’appliquer les principes du lean man­age­ment à l’administration.
Les méth­odes con­traig­nantes, tel le non-rem­place­ment sys­té­ma­tique d’un fonc­tion­naire sur deux, ont mon­tré leurs lim­ites. Les ser­vices publics sont rem­plis de gens tal­entueux qui, eux aus­si, sont découragés par la lour­deur de leur envi­ron­nement, mais que l’on ne sol­licite pas pour qu’ils con­tribuent à la réso­lu­tion des prob­lèmes qu’ils subis­sent. Appli­quer les méth­odes du lean man­age­ment pour­rait peut-être con­tribuer à déblo­quer la situation.
Encore faut-il en avoir la volon­té et, à la dif­férence des entre­pris­es, l’État n’est en con­cur­rence avec per­son­ne qui l’y contraigne.

Les métiers indus­triels sont de très beaux métiers qu’il faut faire con­naître. Nous man­quons de soudeurs, de tôliers, de chau­dron­niers, de spé­cial­istes de la micromé­canique, etc.

J’anime des class­es en entre­prise, grâce aux­quelles les élèves sont immergés pen­dant trois jours dans l’usine. Ils y suiv­ent leurs cours habituels mais, toutes les deux heures, ils ren­con­trent un salarié qui leur présente son méti­er in situ, ce dernier étant tou­jours très fier de faire partager sa pas­sion à ces jeunes.

Il faut arrêter de faire de la lutte des class­es quand on par­le de l’industrie, sinon, on aura bien­tôt 15 % de chômeurs.

Pourquoi les Français ne comprennent-ils pas ce problème de compétitivité ?

P. G. : L’exemplarité des patrons est essen­tielle : il faut dire ce que l’on fait mais aus­si faire ce que l’on dit.

Nous avons tous en tête ces para­chutes dorés et ces retraites cha­peaux indé­centes, qui nous ont pro­fondé­ment choqués et qui font la une des médias.

Les métiers indus­triels sont de très beaux métiers qu’il faut faire connaître

Pour quelques cas de non-exem­plar­ité, c’est l’image de tous les chefs d’entreprise qui se dégrade dans l’opinion. Il faut donc être mesuré quant aux salaires des patrons, en par­ti­c­uli­er dans les ETI, alors que l’on observe par­fois des écarts de rémunéra­tion de 1 à 50 dans les grandes entre­pris­es, voire plus, quand le salaire moyen des patrons de PME est de 5 200 euros nets men­su­els, ce qui est très peu.

Il faut aus­si être capa­ble, en temps de crise, de faire des efforts. Dans une entre­prise famil­iale, on dimin­ue ou on sup­prime les div­i­den­des pen­dant un temps, on réduit son salaire le temps de franchir l’obstacle. Cela se pra­tique sans qu’on le sache, ni qu’on en par­le à la télévision.

Dans une entre­prise inter­na­tionale, que recevrait un patron qui ferait 25 % de résul­tat net en ayant sup­primé tous ses emplois en France ? Ce serait un type for­mi­da­ble pour ses action­naires mais, sociale­ment, une cat­a­stro­phe absolue pour le pays.

Ne mérit­erait-il pas plus en ne faisant peut-être que 15 % mais en gar­dant ses usines en France ?

L’aventure de Radiall

L’exposé qui a précédé le jeu des ques­tions-répons­es a per­mis à Pierre Gat­taz d’évoquer l’aventure de Radiall.

Une entre­prise famil­iale, par­tie d’un ate­lier parisien dans les années 1950 et qui est dev­enue aujourd’hui four­nisseur de com­posants d’interconnexion de haute fia­bil­ité pour l’aéronautique, le spa­tial, la Défense, les télé­com­mu­ni­ca­tions et l’industrie. Son chiffre d’affaires con­solidé en 2012 a été de 220 mil­lions d’euros (+ 8,2%), dont 80,5% à l’international, avec un résul­tat net de 13,8 mil­lions d’euros.

Les effec­tifs sont de 2 500 per­son­nes, dont 1300 en France. Ses usines se trou­vent en France, aux États-Unis, au Mex­ique, en Chine et en Inde. Les dépens­es de R&D sont 16,5 mil­lions d’euros (7,5 % du chiffre d’affaires).

Elle est le four­nisseur unique de Boe­ing dans son domaine. Voilà enfin une suc­cess sto­ry à la française, remar­quable dans un con­texte pour le moins morose d’austérité, de désin­dus­tri­al­i­sa­tion et d’exil fiscal.

Pierre Gat­taz, qui a piloté le redresse­ment de Radi­all et son envol vers les très hautes tech­nolo­gies, par­le de son com­bat pour main­tenir son entre­prise en France, mal­gré les mul­ti­ples con­traintes et les lour­deurs du sys­tème français. Et il proclame son amour de l’industrie, de ses métiers et de ses hommes, ain­si que son attache­ment à la France.

Il par­le aus­si du désamour, trop sou­vent injus­ti­fié, que les chefs d’entreprise vivent face à une opin­ion corsetée dans des a pri­ori nour­ris par les excès et les scan­dales de l’économie finan­cière. Rude tâche que de réc­on­cili­er les Français et les entreprises.

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